Les parisiennes / par Mardoche et Desgenais (2024)

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Titre : Les parisiennes / par Mardoche et Desgenais

Auteur : Bérardi, Gaston (1849-1926). Auteur du texte

Auteur : Desgenais, Pierre. Auteur du texte

Éditeur : E. Dentu (Paris)

Date d'édition : 1882

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30880572n

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (VIII-417 p.) ; in-18

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Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6447829p

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-Z LE SENNE-3674

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 17/12/2012

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PARISIENNES

LIBRAIRIE DE E. DENTU, ÉDITEUR

DES MÊMES AUTEURS

LES SEMAINES DE DEUX PARISIENS, avec une préface de M. GASTON BERARDI, un volume grand in-18 jésus. 3 fr. 50

LES

PARISIENNES

PAR

MARDOCHE ET DESGENAIS

PARIS E. DENTU, ÉDITEUR LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES PALAIS-ROYAL, 15, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS

1882 Tons droits réservés.

PRÉFACE

Les Parisiennes ? Eh ! bien, oui! Non point les Parisiennes qui s'en vont trottinant par les rues, le pied petit, la taille mince et jolies à damner un saint s'il s'en trouvait encore de par le monde, — mais les Parisiennes, les Lettres Parisiennes que, chaque semaine, envoient de Paris à Paris, en passant par l'Indépendance belge, des écrivains qui sont peut-être (je trahis là un secret) plus qu'un duo, — un quatuor ou un quintette, — trois ou quatre têtes en deux mêmes bonnets et qui signent tantôt Mardoche et tantôt Desgenais. Deux jolis masques, deux fils de Musset qui ont terriblement battu les che mins, l'estrade et le pavé, depuis leur père.

Les Lettres de Mardoche et Desgenais, les Parisiennes, qui n'ont point la prétention d'être opposées aux Lettres de Louis de Montalte, et qui sont aux immortelles Provinciales de ce pâle et profond Pascal ce que l'insecte appelé éphémère est aux chênes qui vivent des siècles.

EncoFe les Provinciales dureront-elles plus que les chênes! Aucun vent, aucun coup de foudre ne les déracinera jamais.

Et voilà bien à quoi l'on peut comparer les Parisiennes que voici — et avec elles toute une partie de la littérature dite parisienne — à ces éphémères qui vivent un jour et disparaissent, mais qui, du moins, ont passé et bu la vie dans un clair rayon de soleil.

Ne médisons pas de ce qui est éphémère en ce monde, c'est peut-être ce qui est durable. Ninive, à tout prendre, est éphémère, et le refrain de Au Clair de la lune, moins qu'un écrit, une chanson, un fredon, traversera les siècles. Un bon mot a souvent duré plus qu'un palais.

Une chronique — chose essentiellement éphémère — survit parfois à un opéra en cinq actes et à un drame en douze tableaux.

On a trop médit de la Chronique. Macaulay, qui est un maître historien, a écrit tout net dans son Essai sur l'ilistoire : « On admettra bien que l'histoire serait plus

amusante si son étiquette se relâchait. La majesté de l'histoire nous paraît ressembler à la majesté de ce pauvre roi d'Espagne qui mourut martyr de l'étiquette, parce que les grands dignitaires attitrés pour lui venir en aide ne se trouvaient pas là!. »

Ailleurs, il demande à l'historien de ces « détails qui font le charme du roman historique. » Il ne lui déplaît pas que l'on conduise le lecteur, en sortant du parlement où Chatam a parlé, à la taverne où Samuel Johnson cause tout en prenant sa dixième tasse de thé. Eh bien! la Chronique, c'est l'Histoire dégustant sa tasse de café et causant, entre deux gorgées de ce moka que méprisait madame de Sévigné, la grande chroniqueuse, aussi grand historien que Saint-Simon.

Quelles Parisiennes elle eût écrites, la marquise! Ou plutôt quelles Parisiennes elle a laissées! Je demande pardon — au nom de nous tous, pour les bavardages de Mardoche et Cie ou de Desgenais and C° — car, encore un coup, c'est une raison sociale, et c'est tout un groupe de causeurs que ces chroniqueurs — je m'excuse, dis-je, d'avoir cité tant de grands noms à propos de si petites Lettres. Mais les plus petits billets vont à leur adresse et si c'était à la postérité que s'adressaient les Provinciales, ce que visent, les Parisiennes c'est tout simplement l'ac-

tualité ou le lendemain de l'actualité : un sourire en passant, un regard en courant, une lecture en chemin de fer, une après-midi à la campagne, une heure ou deux dans le hamac, et, peut-être aussi, après tout cela, un coin perdu dans la bibliothèque parmi les Mémoires du temps présent qui est déjà le temps passé.

Lettres éphémères, lecture éphémère, lecteurs éphémères. Et, pour nous consoler, un furtif rayon de soleil !

Jacques MARDOCHE & Pierre DESGENAIS.

Paris et Bougival. — 1882.

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LES PARISIENNES

LETTRES DE MARDOCIIE ET DESGENAIS

1

Paris, 7 janvier 1881.

L'an nouveau. — A. Blanqui. - La vérité sur ses funérailles. La Minerve de Phidias. — Les Grecs. — Un panorama.

J'ai remarqué bien souvent que les années nouvelles débutaient par une mort illustre. On dirait qu'elles tiennent à s'affirmer par quelque coup d'éclat. C'est une manière à elles de faire leurs dents. Ledru-Rollin a disparu, il y a quatre ans, avec l'an nouveau. Auguste Blanqui meurt le premier de l'an 1882. Avec lui disparaît encore un exemplaire singulier d'une race qui n'existe plus guère : le conspirateur, le carbonaro, le romantique de la politique d'action. Je ne suis qu'un spectateur, mais je tiens à voir de près toutes choses et j'ai voulu me rendre compte de l'impression réelle faite sur le peuple de Paris par les funérailles de ce vieillard qui fut, comme on le répète depuis six ou sept jours, un martyr, en effet, - et surtout le martyr de sa propre nature, — mais qui, dans le grand et large sens du mot, ne réussit jamais à être populaire, — populaire comme Béranger, par exemple. On nous a •

dit qu'il y avait deux cent mille personnes derrière le convoi de ce vieux combattant de la République armée et soupçonneuse. Au Père-Lachaise, où je suis entré, il n'y avait pas, à bien compter, huit mille personnes et il en était resté à peu près deux mille, et tout au plus, à la porte du cimetière. Je ne parle que de ce que j'ai vu. Boulevard d'Italie, où l'on était allé chercher le- corps, la foule pouvait être innombrable. Au jPère-Lachaise, elle était moins nombreuse qu'aux funérailles de Déjazet ou, dans les allées du cimetière Montparnasse, aux funérailles de Sainte-Beuve.

Je m'étais rendu au Père-Lachaise par ce quartier populaire et pittoresque du canal Saint-Martin. Il faisait un froid vif et les talons sonnaient sur les pavés clairs. En voyant si peu de monde dans ces ruelles je me disais que toute cette population avait couru aux obsèques de Blanqui! Elle était demeurée à l'ouvrage. Rien de plus curieux, au reste, et de plus saisissant que ce quartier où le labeur coudoie la misère. Il semble que les souvenirs de la guerre civile y soient demeurés présents comme les stigmates mêmes. Des boutiques aux volets fermés depuis des années semblent closes depuis la semaine de mai. Il y a encore, le long de la rue des Buttes-Chaumont, dans la muraille, les trous de balles, à hauteur d'homme, des feux de peloton, et on croirait revoir parfois, au coin des bornes, les faces pâles des fusillés.

Sur tous ces murs s'étalent les affiches rouges des candidats aux prochaines élections municipales. Des noms étrangement illustres, des mots ironiquement farouches se détachent de ces placards pourpres : Comité central, François Jourde. Ch. Longuet. Peut-être ceux-là sont-ils des modérés. A mesure que j'approchais du cimetière, je voyais, suivant la même voie, — le long de ce boulevard de la Villette où un dimanche d'août Blanqui, Granger et Eudes avaient attaqué la caserne des pompiers, en 70, — des hommes aux longues barbes grises, vêtus de bourgerons ou de paletots usés, quelque cache-nez de laine autour du cou, marchant en hâte,

un bouquet d'immortelles rouges à la boutonnière ou à la main. Ils ressemblaient à des revenants. Barbus et courbés, avec une sorte de foi naïve dans leurs yeux éraillés par l'âge, ils étaient comme les comparses, les figurants de tous ces mélodrames où Blanqui avait joué jadis le principal rôle. Et, fidèles, ils venaient accompagner jusqu'à sa tombe leur chef d'emploi. Les marbriers et les marchands de fleurs funéraires avaient tous, à leur étalage le long du chemin, des touffes d'immortelles rouges. Au moment où j'arrivais devant le Père-Lachaise, un corbillard pauvre et nu, dépouillé des drapeaux et des couronnes qui l'ornaient tout à l'heure, s'en allait seul, du côté de la ville, portant encore le maigre écusson où se détachait en blanc la lettre B. C'était le corbillard de Blanqui, le corbillard des pauvres. La bière était déjà làbas, dans la fosse, au carrefour Casimir Périer.

Il y avait foule dans les allées montantes qui mènent à ce carrefour. Foule compacte au-dessus de laquelle flottaient des bannières rouges, d'énormes couronnes d'immortelles, de tous les tons de rouge, depuis le carmin jusqu'au pourpre, avec des inscriptions en lettres noires : A Blanqui! Au grand citoyen! Au martyr ! Une sorte de colline assez haute entoure le coin de terre où l'on avait descendu le cercueil. Toute cette hauteur, hérissée de tombes, était envahie par la foule, recueillie ou curieuse, où des boulevardiers, leur stick à la main, coudoyaient des gamins, leurs immortelles à la casquette. A travers les verdures sombres des cyprès, les dentelures des arbres sans feuilles, les notes blanches des marbres et les tons gris pourris des pierres maculées de mousses, ces drapeaux rouges crêpés de deuil, ces couronnes cramoisies, ces touches de noir et de vermillon composaient un tableau bizarre, inoubliable, le long torrent sombre de la foule ayant pour rives ces coteaux de cimetière d'un caractère quasi-antique, solennel et grave. Puis, de ce flot humain, des clameurs sourdes montaient parfois, et des lazzis de gavroches escaladant les monuments : a Va donc,

Gaston, monte sur la tombe. Le mort ne te mangera pas!» Tout à coup, au-dessous de nous (j'avais gravi le petit coteau, et les bannières et les têtes ondulaient à quelques mètres de moi), un grand mouvement se fait dans tout ce monde. On crie : Vive la république! Vive Louise MichelI Une femme qui me paraît grande et maigre et que précède un homme portant un drapeau s'ouvre un passage dans cette masse compacte. J'aperçois un profil aigu, un front vaste plaqué de deux bandeaux noirs, un chapeau noir surmonté d'un paquet de roses rouges. La maigre vision disparaît. Vive la grande citoyenne! C'est Louise Michel.

De l'endroit où je suis, j'entends les discours mais ne vois point la tombe. Les monuments de pierre, tout garnis de curieux, me la dérobent. Par un détour, en contournant le carrefour, j'arrive bien vite devant l'endroit où sont * massés les auditeurs. Il n'est pas bien malaisé de parvenir jusque-là. Autour de la tombe on s'étouffe. A quelques mètres, les allées sont désertes. Le carrefour Casimir Périer n'est pas même rempli tout entier. On se masse et s'entasse autour de la fosse ouverte. Les couronnes et les bannières voilées de deuil s'enlèvent encore, en notes vives, au-dessus des têtes. J'aperçois, debout, près de la tombe, les orateurs qui se succèdent, les bras qui s'agitent, le geste sec et bref accompagnant la voix, — qui paraît grêle dans ce plein air mais qui doit être forte dans une réunion publique, — de Louise Michel évoquant les morts de 71. De temps à autre, de cette foule pressée, sortent des hourras qui ne troubleront guère dans leur sommeil ceux qui dorment sous les cyprès sombres. Au-dessus de cette masse d'hommes et de femmes, dont bien peu pourraient analyser l'œuvre et le caractère de Blanqui, se dresse, comme une antithèse voulue, la statue de Casimir Périer debout, enveloppé dans les plis de son manteau à large collet et étendant au-dessus de ces têtes sa forte main de bronze.

En vérité, je crois même qu'il a fermé le poing ; et ce poing fermé semble dire, de son rude mouvement autori-

taire, à ce flot qui gronde : « Tu n'iras pas plus loin ! »

Poésie, si l'on veut, imagination, rêverie, mais je revois toujours cette main de bronze tandis que, là-bas, autour de la tombe ouverte, des paroles ardentes montent dans cet air froid de janvier : Delenda est calumniaî Vive le drapeau unicolore! Blanqui est mortl Vive la Révolution l Autour de la tombe de Blanqui, tout est clameur. A vingt pas de là, tout est. silence. C'est par le monument funèbre que finissent toutes ces querelles et que sont calmées toutes ces fièvres. De l'autre côté du carrefour Casimir Périer, à quelques mètres du trou où descend Blanqui, les couronnes noires venues d'Alsace et de Lorraine ne sont point encore flétries, accrochées au monument où madame Thiers vient de rejoindre M. Thiers. La poésie morbide, et pourtant constante du cimetière, s'empare de moi peu à peu, et tandis que les discours continuent au bord de la tombe de Blanqui, je vais donner un regard à ces allées vides.

La mort fauche les hommes, génération par génération, et il y a, dans ce Père-Lachaise, ainsi que dans les terrains que nous foulons, quelque chose comme des couches successives d'êtres faisant ensemble de l'humus après avoir ensemble vécu, aimé, souffert. Non loin de M. Thiers, c'est la couche des soldats du premier empire : Kellermann, Macdonald et leurs compagnons. En remontant ces allées du côté de la colline qui donne sur Paris, ce sont les hommes de 1830 : Balzac, Nodier, Casimir Delavigne, Souvestre, ensevelis à deux pas les uns des autres.

Je regarde ces allées longues, ces cyprès qui sont pour nous des arbres de deuil et, en Italie, des arbres de jardins, ces ruisselets gelés aux deux bords du chemin.

Tout à coup, dans un coin nouveau du cimetière, au flanc du coteau, j'arrive à un campo santopeuplé d'êtres humains que j'ai connus. Tout à l'heure, le duc de Valmy ou l'auteur de la Comédie humaine, c'était pour moi de l'histoire, rien de plus. Le sentiment qui me tenait arrêté devant ces tombes était celui de l'admiration; maintenant je fais sur moi-même un brusque retour en apercevant là, devant

moi, le buste de bronze d'Edmond Adam, la statue de bronze de Dorian, le médaillon de marbre de Daniel. Stern.

Tous ceux-là, je lésai connus! Cette main de Dorian, je l'ai serrée et — chose étrange — par le souvenir je revois ce même homme qui m'apparaît ici sous la forme d'une statue, je le revois vivant, et je le revois, le soir du.31 octobre, prisonnier de celui-là qu'on enterre, là-bas, à l'ombre du drapeau rouge.

Je revois Dorian assis sur un canapé, dans son bureau, très calme, souriant ironiquement dans sa barbe blanche, et me disant en haussant doucement les épaules : — Je suis prisonnier! Gardé à vue! Oui, prisonnier de Blanqui !

Prisonnier de Blanqui! Et maintenant, l'un et l'autre, les voilà prisonniers de cette terre qui ne rend pas ceux qu'elle saisit. Ah ! quelle tragédie coupée de bouffonneries que la vie! Toute notre histoire contemporaine git ironiquement, dans un rayon de quelques mètres, autour de la tombe de Blanqui. Clément Thomas etLecomte, unis dans le même monument comme dans le même supplice, LedruRollin, dont le buste hautain se détache entre celui de Thomas Couture et d'Ernest Baroche, tué au Bourget. Tout à l'heure nous avions rencontré, là-haut, non loin de la tombe encore sans monument de Théodore Barrière, le médaillon de marbre, le profil émacié et attristé de Chopin. Voici, à côté du monument de Beulé, le buste de Musset maintenant, et le maigre saule chétif dont l'ombre est par trop légère à ce tombeau.

Fait à noter et qui prouve combien est artiste ce peuple de Paris : la foule qui vient d'assister aux funérailles de Blanqui s'arrête devant toutes ces tombes et n'oublie pas Musset. Elle lit ces noms légers et immortels : Mardoche, Frédéric, Berneretie; elle épèle les vers mélancoliques du poète : Mes chers amis, quand je mourrai, Plantez un saule au cimetière.

N'est-ce pas caractéristique, ce sentiment de l'art, subsis-

tant dans cette foule de gens qui s'arrêtent devant l'image d'un rimeur, là, dans ce cimetière où plus d'un peut-être, parmi.ces gens venus sous les bannières rouges, ont porté des gargousses ou pointé des canons dans les batteries fédérées qui, du haut de la colline, à l'endroit du Père-Lachaise où Rastignac contemple Paris, lançaient, il y aura tantôt dix ans, leurs obus sur la ville?

Les Grecs aussi ont ce culte de l'art, puisque, tout en achetant des fusils, à l'heure où nous sommes, et en fabriquant des cartouches, ils se réjouissent de la découverte d'une nouvelle statue de Phidias et illumineraient presque en l'honneur de Pallas Victorieuse. Vive le marbre en attendant la poudre ! Les Hellènes devraient même s'en tenir à ces manifestations artistiques. Ce sont de braves gens ou des gens braves qui aiment mieux le fusil que l'outil. Ils n'économisent point leur sang, mais ils sont avares de leur sueur, ces Pallikares qui passent fièrement, la cartouchière au côté, leur arme sur l'épaule, promenant à travers leur pays leur foustanelle blanche et les belles chlamydes de leurs ancêtres. Mais on peut taxer de romantisme ces façons d'être comme les manières d'agir de -Blanqui. Plus travailleur, ce petit peuple songerait peutêtre beaucoup moins aux aventures. Il connaîtrait le prix de l'épargne, et ce que coûte la guerre. Sans doute il est très chevaleresque d'aller conquérir de nouvelles frontières sous la mitraille des canons, mais il est beaucoup plus digne d'hommes modernes de travailler pacifiquement et énergiquement au progrès moral. Elle faisait piteuse mine, cette petite Grèce, malgré sa Minerve, à l'Exposition de 1878, et ses produits étaient fort rudimentaires.

On n'expose pas des souvenirs, des légendes, de la gloire.

Tout cela dort dans les livres classiques, et il faut être philhellène acharnée, comme madame Adam pour en rester à Canaris, à l'expédition de Morée et à Càpo d'Istria. Les conditions de l'Europe ont bien changé et la Turquie n'est plus le Cerbère d'autrefois. Au lieu de lui jeter un gâteau, on la traite, au contraire, en galette.

Chacun en veut un morceau. Et la.Grèce aussi. Elle est là,

montrant ses dents. En fait de gâteaux à partager, que ne s'en tient-on à ces gâteaux des rois qu'on découpe encore, même en temps de république, même chez Victor Hugo, la royauté de la fève n'ayant jamais fait de mal à personne!

La fève, c'est, d'ailleurs, tout ce qu'il y a de nouveau à Paris, pour ce début de l'an. Je me trompe : il y a le Panorama Gill. André Gill, le célèbre caricaturiste, s'est associé avec un jeune peintre d'un talent très moderne, M. Carrier-Belleuse, et ils ont groupé, sur la place de la Concorde, toutes les célébrités parisiennes — ou françaises. Ce sont, comme on l'a dit, les contemporains vus du bas de l'obélisque. M. Gambetta passe en voiture et M. About le salue. Mademoiselle Sarah Bernhardt descend de calèche et M. de Girardin lui tend la main. Carolus Duran, à pied, cause avec mademoiselle Croizette à cheval. M. Grévy contemple le buste en plâtre de M. Thiers, et M. de Mac Mahon, qui passe, regarde M. Grévy : trois présidents dans un même coin. Victor Hugo est monté, avec Leconte de Lisle, sur l'omnibus du Panthéon. Coppée court après, et Zola, armé d'un parapluie, veut arrêter les chevaux. Madame Edmond Adam passe en victoria. Mademoiselle Reichemberg trottine sur le pavé. Voici Jules Claretie et Paul Déroulède, causant de l'Alsace. Une noce, composée des comiques de Paris, s'arrête, effarée, devant M. Naquet qui leur crie : lJl'vorce!

Dumas, Sardou, Augier, parlent théâtre dans un coin d'allée; Ferry, Hébrard et Spuller font de la politique un peu plus loin. Rochefort s'en va seul, tête nue, non loin de Vallès en cheveux blancs, comme Lafayette. Un reflet de soleil couchant enveloppe la scène. Cela est très amusant, très parisien et ce sera très vivant.

JACQUES MARDOCHE.

Il

Paris, 15 janvier.

Élections partout. —Peintres, conseillers municipaux, professeurs au Collège de France. — Jack. — Victor Hugo sur la scène. —

Une revue à Asnières — Un financier.

« Je maintiens ma candidature 1 — Votez encore et toujours pour moil — Electeurs, tâchons de nous compter!

-Jla candidature subsiste 1- Ballotté, vainqueur ou vaincu, je reste avec vous 1 » — Telles sont, à peu de chose près, les phrases, imprimées en grosses lettres, qu'on aperçoit sur les affiches nouvelles. Les réunions publiques recommencent et la lutte électorale continue. Mais elle n'a plus l'imprévu et l'odeur de bataille d'il y a huit jours. L'effet est produit. On sait sur quel terrain on marche et voilà les trembleurs rassurés, pour un moment.

On peut donc encore aller au théâtre, donner des bals, inviter ses amis, offrir des soirées dansantes ! Louise Michel n'est pas encore présidente de la république, et même, à dire vrai, l'influence de cette déesse Déraison baisse légèrement. Il y a dans un roman de Gozlan un sculpteur qui ne sculpte pas; Louise Michel est une meurtrière qui ne tue personne. Il y a de ces héroïnes dans le service du docteur Charcot. Cette comète de l'intransigeance est une comète qui s'éteint ou perd de ses cheveux. On a moins parlé d'elle, ces jours derniers, qu'on n'a parlé du Jack, d'Alphonse Daudet, ou de la Princesse de Bagdad, de Dumas. La Chambre rentrant silencieusement - pour ressortir - on pouvait bien, par grand hasard, s'occuper de littérature. J'ai lu un peu partout que le personnage de

la mère de Jack était la création impossible d'un poète souriant devenu tout à coup pessimiste. Ceux qui ont écrit cela ignorent sans doute que le type même de cette Ida est pris sur le vif et que, réellement, l'histoire lamentable de Jack est la vie vécue d'un compagnon de jeunesse d'Alphorfse Daudet, transportée dans le roman et sur le théâtre. Le romancier a vu souffrir et mourir son personnage. Il a coudoyé, il a rencontré cette mère qui, théâtralement, peut sembler féroce et qui, dans la vérité même de l'existence, était peut-être encore plus inconsciente et plus cruelle.

Ah! que ce diable de public est étonnant avec son éternel besoin de personnages sympathiques! On a beau crier au triomphe complet de la réalité stricte, du naturalisme intégral, ce qui plaît à la foule, c'est le mensonge. Il faut lui vernir la vérité comme on lui dorerait la pilule.

Quelqu'un disait naguère à un homme très entendu en matière de drame : — Je vais écrire une histoire cruelle, profonde et vraie !

Je veux faire pleurer !

- Vous avez raison, répondit S ancien. Mais n'oubliez pas de vous munir de mouchoirs. Après avoir mouillé les yeux, il est nécessaire de toujours les essuyer

C'est le triomphe de d'Ennery, l'homme qui a fait se moucher ses contemporains plus que tous les coryzas de vingt hivers. La vérité, l'âpre vérité est cependant étrangement puissante et vous frappe comme en plein cœur.

J'ai, par exemple, vu, l'autre soir, dans un café concert du faubourg Saint-Martin, aux Folies Saint-Martin, où l'on donne, tout comme au Cercle de la Presse, une revue de fin d'année, un spectacle des plus curieux. Un des tableaux de cette revue (qui porte un titre plein de défiance : Ouvrons Tœil !) représente, figurée avec une exactitude absolue, par des personnages groupés en poses plastiques, la toile exposée par M. Gervex au Salon de 1880 : Souvenir de la Nuit du 4.

L'enfant avait reçu deux balles dans la tête.

Par elle-même, la vue de cette scène, d'un réalisme terrible, est déjà fort saisissante, d'autant plus que l'enfant mort est représenté par un enfant véritable, étendu là, tout nu, sur la table, comme un petit cadavre sur la dalle de la dissection. On ne peut s'empêcher de frissonner légèrement en apercevant les maigreurs grelottantes de ce pauvre frêle corps barbouillé de sang au crâne et au ventre. L'illusion est complète. C'est le tableau de Gervex cruellement vivant. C'est la vérité dans toute sa terreur. La foule regarde. Mais, tout à coup, sur la scène étroite, un personnage apparaît qui, sur le programme s'appelle tout simplement l Homme et qui, lorsqu'il ouvre le manteau dont il se couvre à demi le visage, montre au public les traits de Victor Hugo. L'effet est alors décuplé.

Oui, vraiment, c'est Victor Hugo lui-même, et l'acteur, — un certain M. E. Bienfait, que nous avons vu, un moment, jouer à l'Odéon et que nous retrouvons dans un café-concert, — s'est appliqué sur son visage, le visage même du poète, avec la barbe blanche et le grand front légendaire. Victor Hugo se montre ainsi, vêtu de noir, cravaté de blanc, et il révèle, à ce public populaire qui demande bis, la pièce entière du livre II des Châtiments.

Quand je dis la pièce entière, T Hoimne supprime, je ne sais pourquoi, dans la fameuse apostrophe: Vous ne comprenez point, mère, la politique, ces vers qui font longueur sans doute au gré du comédien ou que la censure a peut-être interdits, je l'ignore : Il convient à Napoléon.

Il lui convient d'avoir des chevaux, des valets, De l'argent pour son jeu, sa table, son alcôve, Les chasses ; par la même occasion, il sauve La Famille, l'Eglise et la Société ; Il veut avoir Saint-Cloud, plein de roses l'été, Où viendront l'adorer les préfets et les maires.

Et faisant rimer grand'mères avec valets, l'acteur ajoute, aux applaudissements de la foule :

C'est pour cela qu'il faut que les vieilles grand'mères De leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps, Cousent dans le linceul des enfants de sept ans.

J'ai entendu Frédérick Lemaître réciter cette même pièce, mais elle produisait certes beaucoup moins de terreur que devant le corps nu et ensanglanté de ce petit figurant aux membres grêles. M. Bienfait a dit, au surplus, ces vers avec une énergie sombre qui secoue, et la manière dont il est grimé ajoute à l'émotion. Ah ! comme ce peuple alors sous les drapeaux tricolores qui ornent la salle du concert populaire, applaudit Victor Hugo !

C'est là de l'art aristophanesque, avec cette différence que la satire ici se change en apothéose. Ce n'est point la première fois, d'ailleurs, qu'on introduit un personnage vivant sur le théâtre. On représenta, un soir, dans une revue des Variétés, Jules Janin, mais pour le railler ; Abdel-Kader eût pu aller se lorgner lui-même dans le drame de M. Mocquard : les Massacres de Syrie, comme Garibaldi pourrait se contempler lui-même dans le mélodrame de M. Bordone. Du temps du siège, un comique de café-concert, M. J. Arnaud, chantait, grimé en Napoléon III, avec le grand cordon de la légion d'honneur sur la poitrine, la chanson alors fameuse de M. Paul Burani: le Sire de FichTon-Khan. Quelqu'un - peut-être M. Burani, déjà voué aux revues, -fit même jouer, un soir, et une seule fois, à la Porte-Saint-Martin, je ne sais quel à-propos satirique où l'on voyait, en chair et en os, M. Emile Ollivier, M. Houher et le maréchal Le Bœuf. Si des collectionneurs ont conservé une seule des affiches de cette représentation, ils peuvent se vanter de posséder une pièce rare, comme on dit.

Il y avait des personnalités dans la revue donnée, une fois encore, par le Cercle de la Presse, et où l'on a mis aux enchères un Album de dessins, d'aquarelles, de soldats de Detaille, d'Espagnoles de Vibert, de Persans de Pasini, sous le marteau de commissaire-priseuse de mademoiselle Léonide Leblanc; il y aura des personnalités aussi, point méchantes, doucement railleuses, dans cette revue-

pamphlet qu'on représentera, le mois prochain, sur le petit théâtre d'Asnières, trop petit évidemment, car il ne pourra guère contenir tous les Parisiens accourus pour voir Asnières-Revue.

Asnières est une petite localité artistique toute spéciale.

Asnières est à Paris ce que Pompéï devait être à la Naples antique. C'est un petit Paris sans façon qui a ses coteries et ses orages, mais qui est gai, en somme, et sans pose. La ville d'Asnières remplace coquettement la couronne murale des cités orgueilleuses par une casquette rayée de canotier. Asnières a son grand musicien, qui est M. Robert Planquette ; son grand docteur, qui est M. Bastin ; son journaliste, en vedette, qui est M. Georges Du val ; son poète remarquable, qui est M. Armand Silvestre ; son romancier applaudi, qui est M. Cadol ; son comédien en renom, qui est M. Pierre Berton; sa diva populaire, qui est mademoiselle Thérésa; ses danseuses celèbres, qui sont mademoiselle Beaugrand et mademoiselle Parent ; ses directeurs de théâtre, qui sont M. Dormeuil et M. Renard. Tout ce petit monde, aimable et célèbre, s'est groupé et doit collaborer, de la plume, de la voix ou des jambes à une revue donnée au bénéfice des pauvres, de ces errants et de ces faméliques qu'on rencontre, là-bas, sur la berge, regardant l'eau glacée d'un air étrange, les passants d'un air farouche, et cherchant une espèce d'asile sous l'arche du pont.

Asnières-Revue serait dès longtemps terminée si les douze ou quinze collaborateurs qui la devaient écrire let qui ne l'écriront jamais) avaient tous professé, comme on dit encore, la même opinion. Mais des rédacteurs de Y Evénement projetaient là de faire campagne avec des rédacteurs du Pays ou de la Patrie.

— Raillons M. Laisant! disaient les uns.

— Soit! Mais n'épargnons point M. de Cissey ! répondaient les autres.

— Que dites-vous de ce couplet sur madame de Kaulla ?

— Je préférerais ce rondeau sur mademoiselle Hubertine Aucler !

— Thérésa serait superbe en Candidate de la Protestation f

— Oui, mais nous lui réservons le personnage de l'Amnistl'e!

On ne pouvait collaborer bien longtemps avec des préoccupations aussi dissemblables. Pour bien faire, il eût fallu deux pièces : la revue et la contre-revue, la satire et l'antisatire : Aristophane se coupant en deux quartiers, comme la poire de Pidpaï ou l'enfant présenté à Salomon. Il est plus que probable que la douzaine de collaborateurs se trouvera réduite à deux ou trois, trois ou quatre auteurs, tout au plus ; mais il serait dommage que les Parisiens perdissent cette curiosité, qui peut être agréable, et les pauvres ce profit, qui peut être grand, Asnières-Revue aurait tort d'éviter les personnalités. C'est ce qui allèche aujourd'hui le public. Ce jeu de salon, connu sous le nom de petits papiers, est organisé sur la plus vaste échelle. On publie tout, on réédite tout, on imprime tout.

Madame Jaubert, la sympathique et trottinante petite vieille, élégante encore et agréable, qu'Alfred de Musset appelait « ma marraine, » livre au public ses Souvenirs sur Musset, justement, et Berryer et Lanfrey et Henri Heine.

Les Lettres de Musset feront le succès du volume comme les extraits des pièces de vers intimes ont fait le piquant du livre de M. A.-J. Pons sur Sainte-Beuve et ses inconnues. Je ne compare pas le livre de madame Jaubert à celui de M. Pons. M. Pons est un biographe qui traite son ancien patron comme Pierre le Grand traita, dit-on, madame de Maintenon, vieille, malade et couchée : il prend le drap de lit, le fait sauter et montre à nu son sujet. Cela peut être intéressant. C'est même fort original, si l'on veut, et tout nouveau. Mais M. Pons me paraît un peu dépasser le but en envoyant, comme il vient de le faire, son livre à l'Académie pour demander aux Quarante une couronne.

L'Académie met généralement au concours les éloges de ses anciens membres. L'éloge académique peut être un genre factice, mais du moins il ne saurait prendre pour sous-titre ces mots : De la faiblesse, des verrues et des peu"tesses des grands hommes!

L'Académie avait, elle aussi, des élections à faire, absolu-

ment comme les peintres et les sculpteurs. Elle avait à élire non pas un immortel, mais un professeur au Collège de France pour succéder à M. Paul Albert. Un professeur de littérature française. M. Paul Stapfer, se présentait, M. GustaveMerletposaitsa candidature ; M. Alfred Assollant avait, d'un ton passablement amer, rappelé aux maîtres du Collège de France qu'il avait quelques titres à leur attention. C'est M. Émile Deschanel qu'on a choisi, et c'est en Belgique, en somme, que M. Deschanel s'est habitué à professer et à conférencier. C'est en Belgique, après le coup d'État, qu'il rassembla toutes ces notes et notules qui formèrent de si curieux petits livres dans la minuscule collection Hetzel : le Bien qu'on a dit de l'Amour et le Mal qu'on a dit des Femmes. Je parlais d'Aristophane tout à l'heure. M. Deschanel a publié un volume remarquable sur le grand satirique. C'est, en outre, un normalien sans pédantisme et qui connaît aussi bien les batailles d'Hernam que les premières représentations du Cid ou du Misanthrope.

C'était le suffrage restreint qui fonctionnait là. Pour les artistes, le suffrage universel ouvrait largement ses ailes.

On a voté, et les malheureux peintres avaient à se débattre entre trente ou quarante listes où se heurtaient les noms les plus disparates. On peut voir par le résultat que les suffrages les plus nombreux sont, en art comme en toutes choses, à ceux qui se remuent le plus. Comment expliquer, sans cela, le triomphe de M. Vuillefroy sur M. Van Marcke, celui de M. Mazerolle sur le vieux Robert Fleury et celui de M. Bastien Lepage .sur M. Ribot? Comment expliquer que, parmi ces noms de jeunes, on ne rencontre ni celui de M. Butin, ni celui de M. Clairin, et que le glorieux nom de Jules Dupré soit écrasé par ceux de paysagistes de second ordre, comme M. Busson ? Comment valablement donner la raison du complet oubli de Gustave Moreau et du succès de M. Bin?

C'est que Jules Dupré, — et bien d'autres, Dieu merci, qui lui ressemblent, — se tiennent en dehors de toutes ces associations tapageuses ou ambitieuses, et se soucient fort

peu du Salon, ce caravansérail, pour ne s'occuper que de leur idéal, cette consolation.

On n'a d'ailleurs parlé que de ces scrutins, tous ces jours derniers, et la mort de M. Gellinard, — un des rois de.la Bourse, un des puissants de l'heure présente de par le droit du million, collectionneur de tableaux, faisant du chic à coups de chèques, dominant le marché, rayonnant, le soir, sur la petite Bourse, dans la fourmilière du Crédit lyonnais,—cette mort soudaine, brutale, s'abattant sur un homme qui souriait à la vie et à qui la vie souriait, a tout à coup fait diversion, dans un certain monde où M. Gellinard était fort aimé.

On s'imagine bien,les poètes mourant jeunes encore, mais il semble qu'il y ait quelque ironie de la destinée dans la mort de Turcaret puissant, heureux, important, solide. Ah! c'est qu'avec la mort, hélas ! il est impossible de se faire reporter !

PIERRE DESGENAIS.

III

Paris, 21 janvier.

George Sand, Sarah Bernhardt, Marie Colombier et quibusdam aliis.

On connaît l'histoire, vieille comme les ruelles du vieux Paris, de ce pêcheur à la ligne qui pêchait le goujon tandis qu'on mettait le feu à sa grange. Il y a toujours, au milieu des révolutions lesplus tumultueuses et des orages humains les plus formidables, un pêcheur à la ligne qui continue à pêcher. Ilyen avait un, en févrierl848, à deux pas de la place de la Concorde, tandis que Louis-Philippe s'en allait en fiacre: il y en avait un, à cette même place, aux journées de Juin, près du pont ; il y en avait un au 4 septembre 1870, et peut-être était-ce bien le même. Ce qui est certain, c'est qu'en mai 1871, pendant la semaine lugubre de l'entrée des troupes de Versailles dans Paris et de la bataille dans les rues, au moment où le palais de la Légion d'honneur et la Cour des Comptes brûlaient, tandis qu'une traînée de feu courait le long des quais, dans l'assourdissement formidable du bruit des bombes, des obus, de la fusillade, M. Ludovic Halévy, qui voulait tout voir de près, aperçut, tranquillement assis près de la pile du pont de la Concorde, l'éternel pêcheur à la ligne qui péchait. Halévy n'est pas de ceux qui s'étonnent de beaucoup de choses. Le sangfroid de ce preneur d'ablettes l'étonna pourtant, et il voulut savoir à quoi pensait cet homme, uniquement préoccupé de sa passion au milieu de ce bouleversement social. Il des-

cendit par la rampe du quai et s'approcha du pêcheur à la

ligne. Un bon bourgeois.

— Comment! vous pêchez?

— Mon Dieu, oui !

— Au milieu de cette canonnade?

— Oh ! cela n'empêche pas du tout le goujon de mordre.

Il se moque bien de tout cela, le goujon !

— Mais comment avez-vous le courage.

— Moi ? Je vais vous dire, monsieur. A pareille époque, au mois de mai, les autres années, la pêche, c'est défendu.

Oui, à cause du frai. Cette année, c'est la seule occasion que j'aie de prendre du poisson en temps de frai. J'en profite. Il faut prendre ce qu'il y a de bon en toutes choses.

Moi, je prends le bon de la Commune !

Un philosophe, ce manieur d'hameçons! On doit en effet prendre le bon de toutes les occasions de la vie. Le bon du moment où nous sommes, c'est l'avidité de curiosité et le besoin de révélations, de confidences, de petits portraits, de racontars qui mettent fort en goût l'appétit. Ondit tout, ou à peu près et on le dit à peu près véridiquement. Après madame de Janzé, madame Jaubert conte les bonnes fortunes de Berryer et les mésaventures de rM usset en fiacre.

On va nous servir encore des lettres inédites de Mérimée où nous apprendrons un certain nombre de choses piquantes. C'est le bon de cette maladie de personnalités et de calomnies qui est le mauvais de la curiosité. Mais, au surplus, que reste-t-il d'une calomnie, quoi qu'en dise Beaumarchais? Un homme considérable de l'Angleterre accusa, un jour, dans une gazette dont j'oublie le titre, — et l'article, s'il vous plait, avait trois colonnes, — accusa, dis-je, tout nettement lord Palmerston d'avoir empoisonné le prince Albert. Empoisonné dans un verre d'eau. Quel scandale une telle publication eût produit en France! Là-bas, le lord laissa passer l'article sans même y répondre et, en deux jours, tout fut oublié, tout retomba dans le silence.

S'il y a du bon en toutes choses, où est le bon de cette température ou de cette tempête que nous traversons?

Dieux! le triste temps! Il gèle, il dégèle, il regèle, il vente, il neige, il pleut. C'est un mois de janvier cruel qui

nous fait expier les jours trop cléments de décembre. De pareils temps sont l'enfer des chevaux et des auteurs dramatiques. Les chevaux glissent et les recettes tombent.

Seul, ou à peu près seul, Divorçons! se maintient à des totaux purement vénérables. Mais le vrai théâtre en des temps pareils, est le théâtre au coin du feu, le théâtre en pantoufles. Ontisonne, on se pelotonne, on prend un coupepapier et on lit. On est en train de lire beaucoup la Correspondance de George Sand que son fils, M. Maurice Sand, commence àlivrer au public. Ces lettres, tout àfait remarquables en tant que compositions de style, fonthonneur à l'écrivain.

Maisonn'avait pas besoin, je pense, de la" publications delà Correspondance pour savoir que madame Sand était un grand écrivain. On ne nous donnera vraisemblablement point les lettres passionnées, militantes, les lettres intimes ou les lettres politiques. Et c'est pourtant là que George Sand est la plus admirable des é 'stolièi,es! Qu'elle se promène, gravisse des montagnes, qu'elle décrive des paysages pyrénéens, rien de mieux, cela est fort intéressant quand cela est conté dans un tel style. Mais j'avoue qu'il me plairait fort de connaître, si je puis dire, le dedans de cette âme, les confidences de ce cœur, les cris humains de ce génie. Madame Sand elle-même est tombée, en écrivant Y Histoire de ma vie, dans le défaut qui va être celui de sa Corl'espondance. Elle a parlé de tout ce qui n'intéressait qu'à demi le public. Elle n'a pas dit un mot de ce qui était fait pour le passionner.

On nous renverra, il est vrai, aux Lettres d'un voyageur, à Elle et Lui, comme les amis de Musset renverront à la capricieuse Histoire d'un Merle blanc. La postérité seule connaîtra le fin motde ce qui se répète à demi-mot. Et peutêtre vaut-il mieux n'habituer point la foule à ces déshabillages de renommées. Elle ne tient déjà pas si fort, la foule, à ses admirations pour les grands hommes ! Il n'est point mauvais qu'on la contraigne à la discrétion. Mais alors il est si simple de ne pas écrire de Mémoires et de ne jamais publier de Correspondances!

Il est un journal qu'on ne lit guère couramment et qui

est pourtant fort indiscret et fort curieux. C'est le Journal général de l'imprimerie et de la librairie. Je l'ai ouvert, tout à l'heure, et lu d'un bout à l'autre. Que ne lirait-on par ces temps neigeux? Eh bien! mais il m'a payé de ma peine, ce journal qui donne le catalogue des gravures et lithographies publiées en ces dernières semaines. J'y vois que nos lithographes ont, cette année, édité un certain nombre de questions dont, grâce à la Bibliographie de la France et aux documents fournis par le Ministère de l'Intérieur, la postérité conservera soigneusement les titre? :

— Cherchez t m'tllleur!

— Cherchez M. de Lesseps!

— Désespoir du soldat. Cherchez le fuÚI!

— Cherchez le Jésuite 1 -- Ils sont quatre; oit est l'autre?

- Question de l'article 7. Cherchez l'expulsé!

- Faites galoper le cochon porte-veine !

Tous ces titres, fantaisistes comme ceux des revues de fin d'année, sont enregistrés gravement par la gazette officielle du mouvement intellectuel de la France. Le Journal de la Librairie annoncera sans nul doute, dans son prochain numéro, la mise en vente du placard tapageur que le rédacteur en chef et fondateur de presque tous les journaux pornographiques de ces derniers temps envoie à ceux qui l'ont combattu : — Défi de réponse adressé par M. Emile Blain, rédacteur en chef de L'ÉVÉNEMENT PARISIEN, à MM. Francisque Sarcey et Cic

Ce placard est orné d'un dessin représentant M. Emile Blain, en Amour, nu comme Cupidon, lançant des flèches à des adversaires armés de casse-têtes. Nargue à la police !

Ce M. Blain, qui, je crois, étaitouvrier typographe ou prote quelque part, et même dans un journal bien pensant, m'apparaît là sous les traits d'un gars solide, barbe et cheveux bruns frisés. Il a de l'audace, ce tapageur. Il pose hardiment cette question : — Cherchez le pornographe !

Et il ne trouve de pornographes que chez les honnêtes

gens. C'est bien simple. Le théâtre spécialement lui paraît une école très suivie de pornographie. Les moralistes de la presse sontdespornographes. M. Sarcey, conférencier, n'est qu'un pornographe anti-pornographique. Le placard se recommande des études de Parent-Duchàtelet et d'Ambroise Tardieu et assure que VÉvénement illustré, le Boudoir et les autres journaux qui se sont épanouis depuis un certain temps n'étaientquedes études de mœurs, presque des études médico-légales. M. Blain se réclame aussi de Xana et en prend hautement la défense. Je doute que l'auteur de ce roman en soit flatté.

C'est, d'ailleurs, la curiositédu moment, cette Nana future dont on presse, à l'Ambigu, les répétitions. Pour cette solennité, les fauteuils d'orchestre coûteront vingt francs, prix fort qui sera fortifié. Cette méthode de faire la hausse sur les primeurs n'est pas nouvelle. Lorsque Balzac donna à l'Odéon les Ressources de Quinola, il prit toute la salle à son compte et la débita, loge par loge, fauteuil par fauteuil. Il voyait là une combinaison propre à lui assurer une somme considérable. J'ignore si, financièrement, l'entreprise réussit, mais le drame même, qui est des plus remarquables, n'en alla pas mieux, et Balzac essuya, comme dit le style figuré, une défaite.

Les conditions actuelles du théâtre sont changées. Augmenter le prix des places, c'est titiller la curiosité du public et décupler le nombre de spéculateurs qui se précipitent pour obtenir un strapontin. La foule ne va qu'aux endroits où elle n'est pas certaine de pouvoir entrer. C'est toujours l'attrait du fait défendu.

- On refuse du monde? Tant mieux! je vais aller me faire refuser!

On paye, en pareil cas, des prix fous, de misérables places d'angle, avec des portes dans le dos qu'on renverrait avec fureur à l'auteur s'il avait la bonté de vous les offrir pour rien. On viderait son porte-monnaie pour avoir la volupté de rester debout dans un vent coulis pendant toute une soirée.

Où avais-je lu, à propos, que les répétitions du drame

nouveau avaient, été, un moment, interrompues par une rixe inattendue entre deux comédiennes qui représentent là l'une la femmedu monde et l'autre la fille? Il avait fallu, disait-on, l'intervention directoriale pour arriver à la pacification de cette Vendée minuscule. J'imagine que, pendant la querelle et le tapage et les injures, M. Emile Zola devait tranquillement écouter et se dire : — Comme j'ai raison ! Et que voilà bien le langage habituel des coulisses ! Parlez-moi de ces documents humains pris sur nature !

Est-ce que le juron ferait partie du dictionnaire habituel de ces charmeuses dont les cheveux bruns ou blonds, et les yeux doux, et les sourires troublent un peu les bonnes gens, par delà la traînée lumineuse de la rampe? Depuis qu'elle a quitté Paris pour accompagner mademoiselle Sarah Bernhardt en Amérique, mademoiselle Marie Colombier, qui écrit avec verve et qui a des amis dans la presse, ne laisse point — je l'ai remarqué — partir un courrier pour France sans jeter à la boite une lettre où, rapidement, elle raconte les impressions de voyage de la troupe Sarah, et compte les bouquets et les dollars qu'on a récoltés. Je m'imaginais tout naïvement que la correspondance de mademoiselle Colombier était un service de réclame habilement. organisé et que ces missives étaient quelque peu délibérées, en conseil privé. Il y avait un tel dédain pour ces snobs américains qu'on traitait parfois de sauvages, d'hypocrites, de piétistes, etc., qu'il me semblait retrouver dans ces lettres un écho des colères provoquées chez mademoiselle Bernhardt par les admonestations et les prédications des évêques contre la grande corruptrice française, car c'est ainsi qu'on l'a appelée, là-bas, du haut de la chaire. La chaire ni la chair ne vont décidément pas avec mademoiselle Bernhardt.

Mais, à en juger par le dernier Courrier d'Amérique de mademoiselle Marie Colombier adressé à VEvénement, Sarah n'est évidemment point collaboratrice en ces dépêches.

Il y est tout au long raconté qu'au moment de représenter Adrienne Lecouvreur à Philadelphie, Sarah Bernhardt

s'aperçoit que mademoiselle Colombier, qui joue la duchesse de Bouillon, n'est point là, pas plus que mademois elle Sydnère, chargée du personnage de la duchesse d'Aumont. Elles étaient à New-York. Le train a déraillé!

Impossible de donner Adrienne! Le public crie, réclame, tempête. Il veut son argent. On annonce un changement de spectacle. On jouera Phèdre au lieu d'Advienne Lecouvreur. Et l'on joue Phèdre. Sarah est nerveuse, agitée.

Elle s'évanouit, crache le sang, on l'emporte. A dix heures et demie enfin, mademoiselle Colombier et mademoiselle Sydnère arrivent, sans blessures.

Ici je tiens à citer le document humain qui fera croire à l'auteur de Nana que toutes les comédiennes ont le verbe gras et que le juron est le fond de la langue du théâtre, comme goddam, au dire de Figaro, est le fond même de la langue anglaise : a Lorsque Marie Colombier, revenue saine et sauve, s'est présentée à la porte de la loge de son amie : » — S. n. d. D. ! s'est écriée Sarah. Vous allez me f. le camp, et vite! Vous ne seriez excusable que si vous aviez deux jambes cassées et si vous étiez morte!» Cela dit avec cette fameuse voix d'or dontla tragédienne a sa coquetterie et sa juste fierté, la directrice a ordonné, en outre, qu'on retînt aux artistes retardataires un mois de leurs appointements. Non, décidément Sarah Bernhardt n'est pour rien dans ces Courriers de Philadelphie ou de Baltimore, etces confidences, à vrai dire, me la dépoétisent un peu, moi naïf. Le cambronnisme n'est sublime qu'au milieu de la mitraille anglaise.

Il y a eu, à Paris, des paroles plus éloquentes et des harangues phis consolantes. Puis il a neigé des croix, et l'on avait même offert, par avance, une croix de bois à un des doyens du roman contemporain, M. Michel Masson, qui a failli mourir et qui se rétablit peu à peu, fort heureusement. Son fils a pris soin d'annoncer à tous les journaux la bonne nouvelle. Il eût mieux fait, peut-être, de ne pas réclamer à ce vieillard l'argent que le pauvre homme de lettres avait gagné et de ne pas commencer un triste procès

que la Société des Auteurs Dramatiques a tenu èthonneur de soutenir elle-même et qui a causé bien des soucis à l'auteur des Contes de l'atelier et de Thadeus le Ressuscité.

Eh ! « le ressuscité », c'est un peu lui, ce pauvre Michel Masson dont un journal a raconté, par avance, les obsèques et dont M. Monselet comparait, l'autre jour, le cas au Cas de M. Valdemm" d'Edgar Poë. Ni mort, ni vivant!

Décrire avec attendrissement les obsèques d'un homme qui reprend du bouillon et revient à la vie, c'est du reportage un peu trop précipité ou une facétie un peu bien lugubre.

Et, en vérité, oui, ce pourrait être une facétie : Tant nous avons de plaisanteurs Qui disent choses admyrables!

J. Al.

IV

Paris, 28 janvier.

A propos de Nana. — La fille. — Le roman et la vie. Blanche d'Antigny et Anna Coupeau.

La grande préoccupation de ces jours derniers, pour la majeure partie du public, aura été la pièce nouvelle que l'Ambigu représente demain samedi. Nana, encore Nana et toujours Nana. On s'attend, au théâtre, à un très grand succès. Mademoiselle Massin se défigurera très consciencieusement au dernier tableau et on compte, lorsqu'elle apparaîtra avec son front et ses joues stigmatisés de plaques rouges, sur un effet de terreur aussi violent que lorsque Gil Naza se roulait, à terre en proie à un accès de delirium tremens. Sur cette pente, très attirante d'ailleurs, le théâtre a encore beaucoup de chemin à faire, et nous pourrons secouer, peu à peu, les nerfs du public avec une attaque d'hystérie, présentée dans toute sa réalité, avec période clonique et période démoniaque, ou avec une attaque d'épilepsie, écume comprise, ou avec une attaque de choléra ou, dans l'ordre purement judiciaire, avec une décapitation en scène. Lorsque les Américains représentent un duel, sur les planches, l'homme destiné à recevoir un coup d'épée porte, généralement sous sa chemise, une petite vessie contenant du carmin liquide ou du sang véritable, au besoin, et la crève lorsque la pointe de son adversaire semble lui atteindre la poitrine. C'est le comble de l'illusion dramatique. Je préfère niaisement le Qu'il mourût !

Il n'y a plus à discuter maintenant ces questions, trop

de fois débattues, du naturalisme ou du naturisme, de la vérité intégrale, de ce matérialisme de l'art qui a toujours existé, mais qui semble en effet, primer toutes choses à l'heure où nous sommes. La grosse question est de savoir si un homme a du talent ou s'il n'en a pas,. Or, M.Zola en a beaucoup. Qui le nierait dirait une sottise. Il a des facultés de vision tout à fait puissantes. C'est un descriptif d'une valeur considérable. Sa phrase a tant de relief qu'elle donne -la sensation même des choses, leur couleur, leur forme et, mieux que cela, leur odeur, je le dis là comme un éloge, car on pourrait s'y tromper. Son succès considérable est donc facilement explicable. Serait-il aussi grand, ce succès, si la hardiesse de certains mots n'était venue aiguiser singulièrement l'appétit de la foule et chatouiller ses goûts de scandale? Je suis persuadé que M. Zola lui-même répondrait que non. Il a souffert. Il a su, pendant de longues années, ce que c'était que le silence injuste et le dédain immérité. Il a écrit, avant ses livres populaires, des livres supérieurs qui n'attiraient d'autre attention que celle des connaisseurs. Se sentant fort, il a voulu prendre sa place. Il a violenté la renommée qui, enchantée de rencontrer un mâle, a fini par l'épouser. Voilà son histoire.

Il ne suit pas de là que ce peintre tout à fait supérieur soit, comme il l'écrivait l'autre jour, un moraliste, et je vois que la première gravure de ce roman de Nana, qu'on publie aujourd'hui par livraisons, représente une grosse fille vue de dos se tordant les cheveux, en chemise indiscrète, devant une armoire-à glace. Le dessin est de Gill. Eh bien, cette figure de femme nue, suspendue, en ce moment, à toutes les vitrines des petites librairies en plein vent attire, comme une mèche allumée le fait des papillons, les regards stupéfaits des petites ouvrières, et allume des ardeurs singulières, dans les prunelles des apprentis.

Il y aura des Saint-Honorés et des biscuits glacés en retard, dans les dîners des jours prochains; les petits mitrons, leur corbeille sur la tête, se seront arrêtés, pensifs, et laissant passer les minutes et refroidir les tartes en contemplant Nana dans toute sa. moralité.

Et les ouvrières, rêveuses, rentreront troublées chez le père, en se demandantpourquoi elles n'auraient pas, comme la grosse fille de la gravure, une armoire à glace à biseaux, puisqu'il suffit, pour la gagner, de se revêtir d'un costume qui est, après tout, encore plus naturel que naturaliste.

Il y a autre chose, il est vrai, même dans ce livre — et surtout dans les autres romans de Zola, -oui, autre chose que l'exhibition de cette chair fraîche; mais alors pourquoi choisir précisément, pour l'étaler sur la couverture du livre, cette créature dépeignée dont la chemise transparente n'est point, je pense, le drapeau du naturalisme?

Ah! pourquoi! Pourquoi?. M. Zola n'y est peut-être pour rien. Il y a la vente ! Il y a l'appeau ! Il y a l'appât de ces appàts 1 L'ami de Courbet, Proudhon, eût exigé, au moins, sur cette figure nue, quelque stigmate pareil à une de ces plaques dont mademoiselle Massin va s'agrémenter le visage. Mais P.-J. Proudhon n'entendait rien au débit des livraisons populaires.

Bref, voici Nana représentée. La pièce a été longue à trouver, comme on dit. M.Busnachen désespérait; il allait àMédan, causait avec Zola, dix fois se sentait sur le point de renoncer à l'entreprise. M. Zola, plus calme, allant droit à son but avec le calme des forts, — je lui reconnais toutes ses qualités, — restait patient, certain qu'on parviendrait à achever le drame. Puis est venue la question de l'actrice. Qui pourrait bien jouer Nana? Il s'est présenté deux cents jeunes personnes, plus ou moins jeunes, chez M. Busnach. On y eût rencontré des pseudo-Nana.Mais une Nana, une vraie Nana, la Nana qui fût Vidéal (oh! le mot usé 1) du personnage? Un moment, les auteurs croyaient avoir trouvé. On leur parlait de cette jolie, séduisante, bionda e grassa miss Neilsson dont les Anglais raffolaient et qui venait, à Paris, passer quelques jours d'été. Miss Neilsson but une jatte de lait au bois de Boulogne et s'empoisonna.

Et mademoiselle Montaland? Elle avait précisément incarné une Nana dans une revue du théâtre des Nouveautés.

Elle eût volontiers créé le rôle, mais on la demandait à la

Porte-Saint-Martin, pour jouer, dans l'Arbre de Noël, un personnage comique, la Prascovia que représente mademoiselle Tassilly. Mademoiselle Montaland hésita entre la Porte-Saint-Martin et l'Ambigu. Les auteurs songèrent à mademoiselle Léonide Leblanc, qui ne fut point tentée, car elle peut devenir, quelque jour, une coquette de la Comédie-Française, puis, tout à coup, mademoiselle Massin se présenta. Jolie, gaie, très drôle et blonde. Un peu petite pour Nana. Mais qu'importe I mademoiselle Massin fut engagée, mademoiselle Céline Montaland écrivit à M. Bus- nach sur une carte de visite : « Il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint, » et alla, à l'Odéon, se faire applaudir dans le personnage de la mère de Jack.

Il y avait une belle fille qui eût complètement incarné Nana, et qui futNana, mais elle est morte. Elle est morte, un jour, dans le déballage banal d'un retour de voyage, en revenant d'Égypte,dans une chambre du Grand-Hôtel.C'était Blanche d'Antigny, celle dont on disait, mieux encore que de mademoiselle Schneider jouant la Boulotte deBarbe Bleue : —■ C'est un Rubens !

Un Rubens! C'est précisément le titre que lui donnait, dans ses Portraits Parisiens d'alors, ce fin lettré qui est devenu l'historien de Venise et de Florence et qui, sous le pseudonyme du Marquis de Villemer, s'était fait le portraitiste des femmes de son temps : Duverger, Anna Délions, Jane Essler, Blanche d'Antigny.

M. Charles Yriarte, dans ces pages, si curieuses à relire, traçait ainsi le portrait du Rubens en question : « Un vrai Rubens! Du blanc, du blond, du rose, et deux points bleus humides qui roulent; des cheveux soyeux, couleur de blé mûr et faits pour flotter sur des torrents de chairs laiteuses, des cascades de plis et de jolis bourrelés flamands ennemis du Benting; et cependant, une taille mythologique et des extrémités fines; tout cela, faisant un ensemble lascif et tentateur qui repose des pâles chloroses, des beautés nerveuses et littéraires, et qui rassure les yeux par la force et la santé. La note dominante de cette sym- • phonie en blanc majeur, qui crève de pléthore, c'est la co-

loration, claire et riche, carnation unique qui se raille des fards et méprise le blanc de perle. Ges régals de chairs nacrées, ces débauches de blancheurs fontinvinciblement penser aux éblouissantes Femmes damnées du maître, qui entrelacent leurs torses de neige à la Pinacothèque de Munich.

Décidément c'est un Rubens!

« C'est un Rubens! Un symbole du Matérialisme moderne, la Vénus du siècle. Pas beaucoup de talent, mais quelles chairs! Et si bonne fille! La dernière probablement, car les temps sont durs. Elle aussi, du reste, et c'est sa force. »

Yriarte ajoute que tout Paris, lassé des filles pâles, fit de ce gros Cygne du temps, montrant sa poitrine de neige moulée englobe, unesorte de caractéristique d'une époque, « la Callipyge du siècle des générations spontanées, des vélocipèdes et du Drame de Pantin ». Voilà le portrait sur nature, la photographie instantanée de Blanche d'Antigny, retouchée par un artiste délicat comme un Debucourt. En réalité, c'était une fille de paysans, cette Blanche d'Antigny, née d'une forte race, venue solide et fraîche de.sa province, entrée, tout d'abord, comme demoiselle de magasin, faubourg Montmartre, à la Ville de Paris.

La ville de Paris! Elle devait la dompter hardiment quelques années plus tard !

Dans cet arbre généalogique de la grande famille des Rougon-Macquart qu'il a fait lithographier en tête d'un de ses livres, M. Zola, avant de peindre Nana, nous la caractérise ainsi : — Anna Coupeau, née en 1862. Mélange soudure. Prépondérance morale du père et ressemblance physique de la mère. Hérédité de l'ivrognerie se tournant en hystérie.

État de vice.

Eh bien ! scientifiquement, il est improbable que la fille d'un alcoolique et d'une ivrognesse élevée dans la misère, comme doit l'être et comme l'a été la petite Anna, devienne la belle et forte fille que l'auteur nous présente, étalant ses nudités à peine voilées sur la scène des Variétés. Et puis, comment et par quelles sensations, quel le éducation, quelles aventures, quelles étamines, a pu passer la fille de

Coupeau, aperçue, dans F Assommoir, assise sur un banc à côté d'un vieux, et retrouvée, dans Nana, à ses débuts sur le théâtre? Quelle a été sa vie pendant ses années de formation physique et de déformation morale? Quelle est la genèse sentimentale de cette fille, de la fille? C'était là le plus poignant, et, socialement parlant, le plus intéressant du drame. Le romancier a évité le roman à faire. Le docteur Lasègue disait, l'autre jour, devant nous, qu'il n'avait jamais pu obtenir des filles, passant dans son service à la Préfecture de Police, la vérité sur leurs « débuts dans la vie, » pour rappeler le titre d'un roman de Balzac.

Impossible de démêler la vérité dans leurs mensonges. Eh bien, ce qui échappait au médecin, au savant, c'était au romancier, à l'analyste, de l'amener en pleine lumière!

Quels romans à écrire : la Puberté de la fille et la Vieillesse de la courtisane : — deux pôles !

Et puis Nana n'est pas hystérique, quoi que dise l'arbre généalogique. Elle est folle de son corps, elle a des caprices, des fantaisies, des toquades, comme dirait Gavarni, maisM.Zola n'a pas peint une hystérique en elle. M. Charcot ne la soignerait pas. Le modèle vivant de M. Zola, Blanche d'Antigny non plus n'était pas hystérique. Une folle, encore une fois, et une bonne folle. Un matin, chez Dinochau, le restaurateur du coin de la place Breda, où se réunissaient des artistes, des peintres, des comédiens, dans un entresol au plafond bas, Charles Jacque, Dupray, Carjat, qui se trouvaient là, virent arriver, au bras d'un acteur du Gymnase, M. Godfrin, une belle fille portant une toque de fourrure sur ses cheveux d'un blond de vin de Champagne et s'enveloppant dans une pelisse de renard bleu. Elle s'assit en riant à la table commune, trempa ses jolies lèvres fraîches dans le vin de Dinochau, parla, jasa, illumina toute cette salle de l'éclat gai de ses yeux bleus et, au dessert, alla se faire photographier chez Carjat, donnant le bras à un journaliste qu'elle tutoyait déjà et que, dix minutes auparavant, elle ne connaissait pas. C'était l'ancienne demoiselle de magasin qui revenait de Russie où elle s'était installée. Son protecteur, à Saint-Pétersbourg,

très haut placé dans l'administration de la police, s'était tout à coup avisé de regretter que cette jolie fille, qu'il aimait, n'eût point, sans compter la séduction de ses cheveux blonds, la séduction et le prestige de la comédienne.

'- Tu veux que je joue la comédie ? fit-elle alors. Je vais la jouer! Pas ici, où je suis trop connue. A Paris. Seulement, si je pars, je ne réponds pas de revenir!

Elle partit. Elle avait de la voix. Autrefois, elle chantait gaiement, en grisette amusante, dans les escapades de calicots. Elle arriva à Paris, en drojki conduit par un cocher en blouse de moujick, toute rouge, qui la suivait par derrière tandis qu'elle montait la rue de Breda pour aller à la photographie Carjat. Les directeurs du théâtre du PalaisRoyal l'engagèrent sur sa jolie mine. Elle monta sur la scène sans se douter du danger couru, à la bonne franquette, se mit à rire, regarda le public en face, lui plut et, le lendemain, dans un feuilleton du Constitutionnel, Nestor Roqueplan annonçait aux Parisiens que leur ciel comptait une étoile de plus.

Et quelle étoile! — L'étoile du berger.

Bonne fille, rieuse, gâcheuse, amusante, affolée, ne pensant déjà plus à son Russe, toute à Paris comme Paris était tout à elle, célèbre du jour au lendemain, du soir au matin, apparaissant bientôt, demi-nue, dans une opérette d'Hervé, sous la peau de mouton blanc de Frédégonde, chantant sans voix, jetant gaiement au nez de Chilpéric les diamants et les ceintures qu'il lui avait donnés, allumant dans toute une salle une sorte d'ardeur joviale, tutoyant le public comme elle tutoyait tout le monde et, de son geste de belle fille aux bras blancs et aux grasses épaules, menant prestement une ronde qui n'était ni le cancan spirituel de la Grande-Duchesse, ni lafolie échevelée de Y Œil Crevé.

Oui, vraiment, comme l'écrivait le Marquis de Villemer, ce Rubens fut la Vénus qui caractérisa une époque. Mademoiselle Schneider c'était le croustillant, le moderne, l'ironique, la mousse du Cliquot. Blanche d'Antigny, avec ses « fossettes de gros amour lascif », c'était une sorte de Clodion de chair représentant, sous la lumière électrique et les

lorgnettes braquées, l'apothéose de la Matière. Madame Théo est le petit Saxe coquet dont Blanche d'Antigny fut la statue superbe.

Elle dura peu, d'ailleurs, cette grande fille qui prétendait posséder dans sa collection de faïences la cafetière d'argent de la Du Barry, celle devant qui la maîtresse royale avait dit — la naturaliste — : la France, ton café f. le camp! et qui montrait encadré dans son boudoir, un bref du pape envoyé comme remerciment à une quête faite par Blanche d'Antigny parmi ses amis pour venir en aide au denier de Saint-Pierre : Filiae rnese optimx Bianca d'Antignæ, etc. Elle disparut comme un gros météore. Son feu d'amour ne dura pas plus qu'un feu de paille. Pft! Elle séduisit, chanta, blagua, parut sur la scène à côté de cette étonnante madame Thierret qui, de sa voix de madame Prudhomme indignée, la montrait au public, en disant : « Ah 1 ces filles! ces filles!» Elle revêtit dans un vaudeville oublié, la Mariée de la rue Saint-Denis, la blanche robe de la fiancée; son portrait-carte que j'ai là me la montre, avec la couronne de fleur d'oranger des vierges sur le front, agenouillée devant un prie-Dieu et riant de ses grosses lèvres sensuelles. Elle aima et fut aimée. Elle s'éprit d'une belle passion pour un ténor tout petit, rond comme une boule, qui s'appelait Luce et qu'elle veilla maternellement aux heures d'agonie. Elle gaspilla sa fortune, connut le papier timbré, se moqua des huissiers, des scellés, des saisies, du diable et son train, et mourut, comme je l'ai dit, laissant ses nippes, dentelles, draps, épaves de son luxe, à une petite sœur, je crois, qui, elle, n'avait jamais quitté sa province, Anjou ou Berri, d'où la belle fille était venue, prenant pour pseudonyme le nom de son village d'Antigny !

C'est là le drame vrai. L'Ambigu nous donne le drame inventé, le drame à côté, romanesque, malgré tout le système réaliste de Zola.

— Nousavons fait une idylle, disait naguère M. Busnach, nous avons mis en scène le drame de Nana et de Zizi Hugon.

Dans dix ans, on pourra écrire le drame de Nana et de Satin.

Je n'en doute pas. P. D.

y

Paris, 4 février.

Le Monde et l'auteur du Demi Monde.

Depuis lundi, toutes les conversations mondaines et littéraires ne roulent que sur un sujet unique : la Princesse de Bagdad.

— Que pensez-vous de la Princesse de Bagdad?

— Avez-vous vu la Princesse de Bagdad ?

— Ne trouvez-vous pas que c'est impossible, irritant, impudent comme une gageure?

— Dans quel monde cela se passe-t-il?

— Ne vous a-t-il pas semblé, un moment, être à Charenton ?

Disons, en passant, que Charenton est un pays admirablement fréquenté. J'y ai, tour à tour, vu envoyer les plus grands artistes et les plus admirables écrivains de mon temps. Victor Hugo, qui se plaît parfois à railler les railleurs, dit par coquetterie, en souriant dans sa barbe blanche, lorsqu'on lui conseille ce voyage : -Et pourquoi pas? J'ai été tour à tour appelé fou furieux, bandit, bossu, empoisonneur, imbécile, idiot, et M. Jules Vallès m'a comparé, un jour, à Polichinelle, en affirmant que Polichinelle valait beaucoup mieux que moi!

Il est évident que la Princesse de Bagdad a soulevé des tempêtes. Les gens du monde, particulièrement, se sont, le premier soir, brusquement cabrés et révoltés. J'aime en M. Dumas cette carrure d'allures et cette décision qui le

poussent à braver en face le danger, car l'auteur dramatique court un réel danger en se livrant, pieds et poings liés, à une foule. Ce n'est jamais M. Dumas qui reculerait devant la responsabilité de ses idées et qui mettrait pour aller dans le monde — dans le monde du théâtre — comme M. Zola, une feuille de vigne à ses hardiesses. Il est lui, de pied en cap. Il faut le prendre comme il est, avec ses idées, ses audaces, sa vaillance. Il ne reculera pas d'une semelle. Les atténuations lui font aussi peur, répugnent aussi profondément à ce tempérament viril, que les imprudences à d'autres.

Généralement, ce dompteur d'esprits dompte son public.

Il regarde la bête en face (je demande à mes semblables pardon du mot) et la fascine. Le fauve recule. Il rugit peutêtre, mais c'est encore une manière d'applaudir. Cette fois, Je dompteur a eu affaire à un animal famélique qui voulait tàter de son maître. Le lion a sorti ses griffes, mais la cravache de l'homme les lui fera bientôt rentrer. — Bas les pattes !

Quand je dis lion, je songe, au contraire, à un tout autre quadrupède, non pas du genre chat, mais du genre rongeur. Il me semble toujours voir, entre les mains d'Alexandre Dumas fils, le public sous la forme d'un rat secoué entre les dents d'un robuste pointer anglais. Et ce sont de petits cris épeurés et effarouchés! Qu'importe! La dent dure serre encore et secoue toujours. Voilà bien des comparaisons peut-être inutiles, pour dire que Dumas est un fort, qu'il est brave, qu'il va droit devant lui, sans s'inquiéter des criailleries et des obstacles, et que de tels caractères sont profondément dignes de respect en un temps ou chacun baisse le front sous les Fourches c&udines du goût public ami des flatteries, et des timidités des directeurs, avides des succès d'argent.

Je ne suis pas ici pour parler de l'œuvre dramatique et de ce dénouement superbe, un des plus admirables, à mon sens, qu'on ait mis au théâtre : une mère se retrouvant mère devant la brutalité qui atteint son enfant. On parle tant de naturalisme ; eh bien, en voilà, et du plus humain

et du plus fort! Quel est l'homme qui, poussé parle désir, ivre d'amour, voyant une femme adorée hésiter à le suivre, ne repoussera pas l'enfant qui est l'empêchement vivant? Je sais bien que cela est bestial, mais il y a de la bestialité dans l'amour, surtout dans un certain amour, et je n'y puis rien. Je laisse à de moins moraux que moi le soin de crier à l'immoralité. Quelle est la femme, la femme dont la maternité même sommeille, qui ne se redressera pas, effrayante, prête à étrangler l'amant, si l'amant ose porter la main sur l'enfant? C'est bien ici le cas de répéter le cri désespéré : J'en appelle à toutes les mères!

— Mais, me répondra-t-on, il est pénible de voir, sur un théâtre, brutaliser un enfant.

Voilà bien de mes gens sensibles ! L'auteur n'a voulu là que matérialiser une situation. Il a voulu montrer, par un fait — et, au théâtre, il faut des faits — le sort qui attend l'infortuné petit être entre sa mère et cet étranger qui est l'amant, qui est l'ennemi, qui est un parâtre donné par l'adultère. Or, devant le geste de l'amant, la mère aperçoit, comme à la lueur d'un éclair, tout ce qui, dans l'avenir, menace son fils.

Non, sérieusement, non, dans le plus profond de ma conviction, je ne sais rien de plus injuste — et de plus irritant dans l'injuste — que l'accueil fait, le premier soir, à cette maîtresse-conception. Je suis sorti tout enliévré du théâtre. Au moment où je mettais mon pardessus, un critique, qui a pourtant bien de l'esprit et du talent, me dit en souriant : — Eh bien, qu'est-ce que vous pensez deçà?

— Je pense que c'est une des œuvres les plus fortes d'Alexandre Dumas !

La critique se mit à sourire : — Pourtant, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de n'en pas faire de pareilles!

— Il y a un malheur pour votre conseil, répondis-je assez énervé, c'est que je ne serais pas capable de le faire, ni moi — puis le regardant — ni moi ni d'autres.

Et je le laissai là, stupéfait.

Il y avait, autour de moi, descendant le grand escalier de la Comédie-Française, des jeunes gens, fort élégants, qui se posaient, les uns aux autres, l'éternelle question : — Dans quel monde cela se passe-t-il?

Dans quel monde?

Je me fis bientôt, à moi-même, la même demande, avec le même point d'interrogation. Il faut s'entendre sur ce qu'on appelle le monde. Il a ses us et coutumes, mais qui ne sont point fixes, j'imagine, comme les théorèmes des mathématiques.

Les usages du monde, le convenu et l'inconvenance, le bon ton et le mauvais ton, sont ce qui varie le plus, non seulement avec le temps, mais avec les contrées diverses.

Il en est de cela comme de la morale. C'est toujours lecas de s'écrier : «Vérité en deçà, erreur au delà. » Un mien ami, qui a voyagé un peu, partout en artiste, et qui est devenu, à ce métier, un profond philosophe, me répondait, un jour que je traitais d'inconvenant je ne sais quel livre : — Mon cher, c'est une affaire de latitude. Une maîtresse de maison ferait presque jeter à la porte un convive qui se permettrait de donner, au dessert, un libre cours à ses borborygmes, ou, tout au moins, elle ne le réinviterait jamais et sous aucun prétexte. En Perse, où l'on est fort propre, et où les ablutions corporelles sont peut-être plus fréquentes que chez nos mondains de Paris, on passerait, au contraire, pour le dernier des goujats si, invité à un repas, on ne laissait pas soupçonner par les borborygmes en question qu'on a l'estomac parfaitement rempli. Sinon, on semblerait ne pas avoir bien dîné.

Je sais bien que le monde parisien n'est pas le monde persan. Mais il y aurait à faire, dans le genre de Sterne, avec plus d'amertume que Sterne, avec l'âpreté cruelle d'un Swift, un Voyage sentimental à la recherche du Monde.

Pour moi, je conseillerais, comme Guide Bradshaw ou Joanne la lecture du Droit ou de la Gazette des Tribunaux.

Je la lis tous les matins, cette Ghzette des Tribunaux.

C'est un recueil de documents, les uns humains, les autres inhumains, tous poignants et curieux. J'y vois, l'autre

jour, que des duchesses, des princesses, demeurées en panne dans des hôtelleries de Suisse, expédient des dépêches signées Moucheronne ou Papillonne, — j'oublie le pseudonyme, — disant : — Pas argent. Envoyez vite. Si pas avoir, mettez bijoux au clou!.

Au clou, oui, tout nettement et tout franchement. Dépêches libellées par des princesses authentiques. Est-ce le monde?

Je vois hier, dans cette même Gazette, qu'un prince étranger voyageant avec une jolie fille — une des plus anciennes jolies filles de Paris — et allant à Monaco pour tenter la fortune, le prince emprunte un paquet de billets de banque à un prêteur, lequel exige, avec un sansgêne inouï, la signature de la fille en même temps que la signature du prince. Une vétérane de la garde galante contresignant le firman d'un grand seigneur ! Est-ce le monde ?

L'autre soir, dans un théâtre, un gentilhomme, d'ailleurs très brave et très estimé, très sympathique, comme on dit aujourd'hui, a une altercation avec un journaliste qui se conduit très correctement. Le lendemain, le gentleman écrit au gazetier : « Je vous ai pianoté sur la tête. »

Est-ce le monde?

On a conté, d'après nature, l'histoire,—parfaitement authentique,-d'une grande dame qui, donnant un bal, dans son hôtel, semblait, devant ses invités, redoubler d'attention pour un grand bellàtre charmant qui passait pour un heureux mortel, tandis qu'au-dessus des salons où l'on dansait, l'amant, le véritable amant, attendait la fin de la réception, tranquillement couché dans un lit ducal et lisant son journal, depuis le bulletin jusqu'au cours de la Bourse.

Celui-là était la flamme ; l'autre, qu'on choyait devant le monde, était le chandelier. Aventure digne de Brantôme ou de Béroalde de Verville. Est-ce le monde?

Est-ce le monde, tout ce ramassis d'histoires galantes ou sanglantes qui tantôt font songer aux Cent Nouvelles nouvelles et tantôt aux Mystères de Paris, comme si Eu-

gène Sue n'était pas le plus improbable et le plus noir des romanciers?

Il est facile de venir dire à un homme : — Dans quel monde se déroule votre œuvre?

Il serait plus facile à Dumas de répondre : - Définissez-moi ce que c'estque lemonde. Dites-moi où il commence, où il finit et ce qui le sépare du reste du monde !

Un médecin, terriblement réaliste par profession et attaché au service des mœurs, nous disait naguère : — Pour savoir exactement siles jeunes filles arrêtées sont honnêtes ou ne le sont pas, il suffit de les faire se déshabiller. Si elles ont les genoux sales, elles sont honnêtes; si elles ont les genoux propres, ce sont des filles!

On avouera que ces démarcations paraîtraient singulièrement insolentes à un monde qui admet toutes les sanies, pourvu qu'on n'en parle pas.On a trouvé romanesque l'histoire du million en or vierge, l'aventure de Nourvady, le caractère même de Lionnette, cette Parisienne dont mademoiselle Croizette, avec la splendeur de ses cheveux roussàtres et la blancheur de ses beaux bras de marbre, de ses épaules émergeant de la robe noire, a fait une créature du Titien : Belcolor méprisant Nana. Cette femme sans amour, mariée par hasard, mère par nécessité, et qui serait une courtisane par mégarde, est pourtant, comme eût dit Balzac, * une « étude defemme » de la plus vigoureuse et de la plus cruelle exactitude. C'est une inconsciente, une ennuyée, une de ces mortes vivantes qui naissent sans que leur premier vagissement éveille un cri de joie autour d'elles et meurent sans que leur destinée ait été utile à personne.

Elles peuvent donner le plaisir, elles ne donneront jamais la joie. Mère, Lionnette revient au devoir même de la vie par le sentiment de cette maternité qui brusquement la prend aux entrailles. Sans cela elle passerait futile, inutile, capricieuse, souriante et fatiguée à travers la vie. On n'a pas écouté ce que cette femme dit des femmes. Cela est vrai pourtant comme le diagnostic d'un docteur. Autant j de phrases, autant de coups de bistouri en pleine chair. 1

Mais n'est-il pas singulier de voir un public -qui accepte toutes les audaces de la gaudriole se sentir atteint dans sa pudibonderie lorsqu'on élève le ton avec lui? Qu'un homme, sur la scène, au moment d'entrer dans le boudoir d'une fille, tire sa montre et prie un ami de marquer le temps qui va s'écouler, tout est bon, tout est bien. On s'amuse. Mais qu'une femme, expliquant son caractère de femme, mette à nu son âme qui est un exemplaire des millions d'àmes féminines qui peuplent le monde des âmes et surtout des corps, ah ! cela blesse, cela irrite, cela révolte. « A quoi bon? Où allons-nous? Et puis, vraiment, y

a-t-il des femmes semblables, des statues pétries de cette neige-là, dans le monde? »J'ai déjà dit, que, dans ce microcosme, il y avait de tout. Du plus exquis et du plus vil. Donc, le moraliste est libre de choisir et d'étudier les cas qui le tentent. La Gazette des Tribunaux se charge de mettre des notes explicatives au bas des scènes de son drame.

Quoi qu'il en soit de cette bataille, M. Dumas en sort grandi. Il a osé et il n'a rien atténué de son audace.

Il est des succès qui sont de mésestime. Cette bourrasque, dont la fin sera une victoire, contraint au respect jusqu'aux adversaires.

M. Dumas, encore un coup, n'a pas mis son drapeau dans sa poche ou n'a point hissé son mouchoir au bout de sa canne pour capituler.

Je ne sais où j'ai lu qu'irrité il avait déclaré qu'il ne ferait plus de théâtre, désormais. J'ai entendu dire à Émile Augier, après la représentation de Lions et Renards : « Ce sera ma dernière pièce 1 » Et il a fait Madame Caverlet, un chef-d'œuvre, et les Fourchambau.lt. J'ai entendu M. Sardou s'écrier au lendemain de Daniel Rochat: « Soit! On ne veut plus que je fasse de théâtre, je n'en ferai plus ! »

Et il a écrit Divorçons! dont l'éclat de rire continue, et il écrit à Nice une pièce nouvelle, Odette, pour le Vaudeville.

M. Alexandre Dumas n'a pas pu dire que la Princesse de Bagdad, qui est son œuvre la plus vaillante, serait sa

dernière pièce. Et s'il l'a dit, qu'importe! Nous aurons encore à l'applaudir. Mais je conçois le légitime courroux d'un homme qui ne se sent point compris et qu'on traite comme on ne traiterait pas un faiseur et un farceur. Il est vrai que c'est encore là une des formes de l'hommage. La pitié n'est que pour les faibles. La colère, même insensée, va droit aux forts.

Et, à l'heure où nous sommes, le dompteur et le public sont encore là, face à face, le public étonné, inquiet, dépassé, le dompteur solide, bien planté, souriant et sa cravache à la main.

C'est une date dans l'histoire de notre théâtre. On dira « la bataille de la Princesse de Bagdad ». Et l'œuvre de M. Alexandre Dumas, qui absorbe, comme son auteur, toute l'attention, toutes les conversations, toutes les lectures, — comme il fallait s'y attendre, — sortira de là classée, et à son rang, comme elle le mérite. Les hommes de cette taille n'ont pas à craindre lacolère du public. Ils la bravent. Ils n'auraient à redouter que son mépris. Mais ils ne s'y exposent pas : ils montrent, au contraire, très glorieusement, à la foule, qu'ils n'ont pas peur d'elle, pas du tout.

P. D.

VI

Paris, i2 février.

Plus de divorce ! — Le Droit des femmes et le Droit des enfants. —

La tribune des femmes. — L'Œuvre de mademoiselle Elluini. —

Les marins. — La princesse de la Moskowa. — Le sculpteur Gatteaux.

Eh bien ! c'en est fait ; on ne divorcera pas , du moins cette année. Pleurez, ménages désunis qui aspiriez à une séparation plus complète ! Le mariage est déclaré indissoluble et la question morale a dû céder le pas à la question électorale. Il paraît que la proclamation d'une loi reconnaissant le divorce aurait été une arme, aux élections prochaines, entre les mains des adversaires du gouvernement.

Cet argument ad homines a décidé du sort de la campagne.

L'Absolu a dû battre en retraite devant le Relatif, et nous n'aurons le divorce que si les électeurs envoient à la Chambre prochaine 'des députés chargés d'un mandat impératif où se lira, comme sur l'affiche du Palais-Royal ce cri de guerre (ou d'apaisement) : - Divorçons !

Que de rêves, pourtant, le rejet de la proposition, dont M. Naquetet M. Léon Renault s'étaient faits les défenseurs, a brutalement dissipés 1 Nombre de gens s'habituaient à l'idée qu'avant peu ils termineraient paisiblement leur existence loin d'un foyer plus rempli de cendres que de flammes ! Ils se forgeaient déjà une félicité sans pareille : ô douce solitude ! ô joie de la séparation ! Buridan ne levait pas au ciel — ou aux frises — des mains plus reconnaissantes, lorsque Marguerite de Bourgogne lui coupait ces

fameux liens qui lui entraient en pleine chair. Plus de chaînes ! Plus de carcan ! Plus de corde au cou ! Ainsi songeaient les malheureux qui regardaient la proposition du divorce comme votée d'avance, et qui, l'escomptant avec une facilité trop grande, eussent volontiers chanté, sur le passage de M. Naquet, un cantique d'actions de grâces : Noël ! Noël I Voici le Rédempteur!

Tout est fini. Il n'y a plus qu'à se résigner à faire mauvais ménage ou à se séparer, si ce moyen terme peut suffire. J'avoue que, pour ma part, quelque pitié que j'éprouve pour les mal mariés, c'est surtout aux enfants que je m'intéresse. Divorce ou séparation, ce sont eux, les innocents, qui payent les frais du procès et supportent douloureusement le poids des fautes qu'ils n'ont pas commises.

Dans ces questions sévères du divorce, je voudrais que le suffrage universel fût transformé en un suffrage restreint tout particulier et qu'on fît voter, non les hommes, ni les femmes, mais les enfants. Il se forme, çà et là, plus d'une société du Droit des Femmes, et je viens de lire le programme d'un journal futur qui prend pour devise : Justice aux femmes, et pour titre : la Tribune des femmes. Ah ! si les enfants savaient écrire et s'ils réclamaient, dans les tristes débats des séparations, le Droit des Enfants 1 lis Je font bien, mais en soupirant dans leur coin et en mouillant de larmes, dans leurs petites chambres, les oreillers où ils ne - dorment plus depuis qu'ils songent que papa et maman ne s'aiment pas, vont se quitter, et que c'en sera fini des repas en commun, des soirées au coin du feu, des promenades avec les chers adorés !. Les pleurs de ces petits ont leur éloquence, mais on ne les écoute guère. Un domestique vient, emmène les enfants, et tout est dit. Ils n'ont pas à s'occuper de ces querelles où se joue leur vie et où ils devinent bien, les pauvrets, que leur bonheur va sombrer !

Qui fondera la Tribune des enfants? En attendant, madame ou mademoiselle Eugénie Cheminât, madame Eugénie Pierre, madame André Léo, madame ou mademoiselle

Gertrude Shack*— une Allemande - et madame ou mademoiselle Hélène Blackburn — une Américaine — entrent en guerre contre la loi masculine dans cette Tribune des femmes où elles proclament que les places et les faveurs de l'État sont réservées aux intrigants, que les femmes qui pensent sont hors de concours pour émarger au budget et que les sociétés en décadence, comme la nôtre, ne peuvent se relever que par l'initiative des femmes. Elles comparent, en outre, les hommes, pris de terreur devant les revendications des femmes, aux blancs de Saint-Domingue effrayés par la révolte des noirs.

Eh quoi ! les noirs, ce sont les femmes, et les blancs, ce sont les individus appartenant au sexe laid? J'aime peu la comparaison et elle flattera médiocrement les clientes des rédactrices de la Tribune des femmes. J'en sais qui s'estimeraient heureuses d'être moins énergiquement défendues et de n'être pas comparées un peu brutalement à des nègres.

— Noirs vous-mêmes ! répondraient-elles, fort peu charmées, à ces avocates de leurs droits.

Il n'est pas mauvais, d'ailleurs, que les femmes prennent l'initiative de ces relèvements de la société. Une personne fort connue du public des premières représentations, comédienne sans renom qui remplaçait, dans ses furtives apparitions sur la scène, Je talent par les diamants, vient de concourir à cette noble tâche. Mademoiselle Gabrielle Elluini s'est prise d'une belle pitié — non pour les femmes qui n'émargent pas au budget de l'État, — mais pour les chiens errants et les petits chats jetés dans la rue. L'ancienne actrice a fondé Y Œuvre du Refuge pour les animaux abandonnés. Cela est fort touchant. Cette Œuvre dont mademoiselle Elluini est une présidente d'honneur, est, si je puis dire, une branche de la Société protectrice des animaux. Le refuge est fondé « dans le but de recueil» lir les animaux domestiques abandonnés, afin de les » soustraire aux mauvais traitements dont ils peuvent être » l'objet sur la voie publique, et aux tortures de la faim r> qui résultent souvent de leur état d'abandon. » Ainsi

parle l'article premier des Statuts que je copie sur la circulaire à moi adressée (par qui? ) avec un bulletin de souscription en blanc. Évidemment le but est louable, quoique l'adjectif domestique, —animaux domestiques l- enlève un peu de sa grandeur à J'OEuvre du Refuge. Les chats et les chiens ne sont pas seuls à souffrir des mauvais traitements sur le pavé de Paris. Je demande à mademoiselle Elluini, dont le cœur est grand, qu'elle songe aux hannetons du printemps prochain et qu'elle veille à trouver un refuge pour tous ceux que des gamins, membres-nés de la société destructive des animaux, auront empalés dans un bout de papier. Il faut être logique. Tout souffre en ce monde, et tel animal calomnié, comme le crapaud, mérite d'avoir place au refuge au moins autant que le chien, cet ami de l'homme qui pousse parfois l'amitié jusqu'à la rage.

- Domestique est une restriction fâcheuse. Je ne demande pas, il est vrai, que mademoiselle Elluini trouve un refuge à un tigre, si par grand hasard il s'en rencontrait un sur la voie publique, et veille à ce qu'il soit sou trait aux tortures de la faim ; mais je voudrais bien savoir pourquoi le chat et le chien ont seuls droit au refuge, aux soins du vétérinaire et à la pitié de mademoiselle Gabrielle Elluini, présidente d'honneur? Mais le passereau, le serin, le poisson rouge du portier, le chardonneret de la grisette, le perroquet envolé, le singe échappé, les bengalis ou les diamantés de l'Inde ont droit au refuge, comme le roquet ou l'angora. Il y a là une inégalité dans la justice distributivequi amènera, quelque jour, la fondation d'une gazette nouvelle : la Tribune des animaux dédaignés par mademoiselle Elluini.

Ce Refuge, au surplus, se changera plus d'une fois en amphithéâtre de dissection. Il est tel article du Règlement qui ferait sauver aussi rapidement que le lévrier de Jean de Nivelle, les chats ou les chiens, s'ils savaient lire. Tout animal malade, dit l'article 4, s'il est reconnu incurable, — ou dangereux, —sera supprimé (doux euphémisme !) et sa suppression devra toujours être opérée par les moyens les plus rapides et les moins douloureux.

Voilà qui est attendrissant. On veut procurer une agonie charmante aux réfugiés de l'Œuvre du refuge. On pourra les empoisonner avec une jatte de lait, leur offrir le trépas sous forme de confiture, ou les assommer aux sons d'une musique délicieuse. Le bon Michelet eût été attendri par tant de douceur, et il eût envoyé sa souscription à mademoiselle Gabrielle Elluini, ou à madame Lemarchant, trésorière. En réalité, Je but est excellent et on ne peut que féliciter mademoiselle Elluini de lutter, comme l'exige la Tribune des femmes, contre la décadence de la société.

Mieux vaut, après tout, YŒuvre du refuge que les conférences de Louise Michel, mais la fanatique du drapeau rouge, présidente d'honneur des réunions publiques, répondrait bien vite à la présidente d'honneur de l'Œuvre des animaux abandonnés: — Et les enfants perdus? Et les enfants sur le pavé? Et les petits dont les entrailles crient? Et les malades pauvres et sans médecins? Les tortures de la faim, ils les connaissent aussi, je pense! Que faites-vous pour eux? Je demande pour les pauvres les souscriptions que vousréclamez pour les chiens !

Oui, mais les chiens, les chats, cela attendrit tout de suite. Aimer les animaux, c'est prouver son bon cœur. Et puis l'Œuvre du refuge est chose bien portée. Il ne suffit pas que la charité soit la charité, en ce monde ; il faut encore qu'elle soit à la mode et dans le courant de la mode.

Depuis des semaines, une souscription est ouverte puur de pauvres marins des Sables d'Olonne qui méritent plus que personne au monde la pitié publique. Braves gens que ces marins, vivant avec cinq sous par jour, risquant leur peau à toute heure, pour nourrir des tas d'enfants et enrichir les revendeurs de leur pêche. Matelots sur les dos desquels les redevances tondent àprement la laine: retenues pour la caisse des gens de mer, retenues pour le syndicat des pêcheries, autant de morceaux de pain arrachés à ces miscrables, tous faiseurs d'enfants, dans les galetas où ils sont entassés. Presque chaque bourrasque qui fait de Paris un cloaque, fait de la côte un cimetière. Nous met-

tons nous, Parisiens, le nez à la fenêtre, et nous disons : — Tiens, il pleut ! C'est désagréable pour aller, ce soir, dîner en ville, au restaurant ou à la première des Contes dHoffmann !

Et nous nous consolons bien vite en pensant que les fiacres et les voitures de remise ont été inventés pour obvier à ces énormes malheurs. Mais, là-bas quand le vent souffle, il y a des mères, des filles, des petits qui regardent le ciel noir avec angoisse.

Le patron de la barque reviendra-t-il? Pour gagner les quelques francs qu'il va rapporter, le père ne va-t-il pas donner sa vie? Ulysse Butin a saisi, avec une vigueur superbe, cette impression poignante dans ses dessins, d'une maîtrise mâle.

Eh bien ! ces marins dont la destinée est bien faite pour -émouvoir les âmes sensibles, la souscription qu'on leur réserve marche lentement, péniblement, et lorsqu'il faut de l'argent pour la caisse de l'abbé Roussel, il afflue. Les lits s'ajoutent aux lits. Eux, là-bas, les gars de la côte, couchent, le ventre creux, sur leurs lits de varech. Bah!

des matelots, c'est banal, ils sont nés pour ça! Et puis — que voulez-vous? -l'attendrissement qu'ils font naître n'a pas ce je ne sais quoi d'aristocratique et de bien porté d'un Orphelinat orthodoxe ou d'un Refuge pour les chiens errants.

Mais comme elle m'a entraîné loin, cette question des femmes et des fondations nouvelles ! Je n'ai rien dit de cette mort de la princesse de la Moskowa, qui a assez vécu pour envoyer sa petite-fille, madame Friedmann, à Saint-Lazare, poussée elle-même, avec une sorte d'entêtement, sinistre, à l'écroulement d'un grand nom. On a dit avec juste raison que la princesse de la Moskowa, fille de Jacques Laffitte, était une déséquilibrée. C'est la maladie moderne. Mais la princesse aurait dû comprendre que l'honneur de sa maison perdait aussi l'équilibre et tendre à madame Friedmann quelques rouleaux d'or, en guise de balancier. Elle a poussé trop loin l'amour de l'épingle qui avait fait célèbre le banquier, son père. Sa petite-fille en a pàti. Quelle scène a dû se passer, d'ailleurs, entre la duchesse de Persigny allant

voir sa mère mourante et lui demandant, sans nul doute: — Ma mère, qu'avez-vous fait de ma fille?

Inventez donc des romans! La vie en tient de plus tragiques en réserve. Il est inutile d'imaginer, il suffit de voir et d'observer. Ce drame de l'arrestation de madame Friedmann et de la mort de cette aïeule qui pouvait solder, racheter, déchirer les traites impayées, aux signatures contrefaites, est un des dénoûments les plus saisissants de notre vie moderne. L'affaire du docteur Cabrol, de la mort de Gabrielle Bartout, qu'un avortement tue, est vulgaire à côté de cet effondrement. Procès de coursd'assises, comme on en a vu cent en ce genre, tandis qu'il y a dans l'affaire de la princesse de la Moskowa, dans ce scandale foudroyant, quelque chose de social et comme le glas d'une classe tout entière.

La presse aussi, happant tout cela au passage, marque une phase nouvelle dans notre existence commune, un modus vivendi où plus que jamais l'opinion publique sera toutepuissante, où l'on vivra, mourra, souffrira au grand jour.

Rien de caché, ni la douleur, ni la vertu (s'il en est), ni le vice. Tout en pleine lumière. On nous a raconté par le menu l'agonie de la princesse de la Moskowa. On nous racontera, dans tous ses détails, la nuit de noces d'un souverain ou, qui mieux est, du premier venu, le premier venu étant ou pouvant être, d'ailleurs, le souverain, aujourd'hui.

On aurait bien tort de ne pas se faire journaliste en un temps où tout appartient au journalisme, au reportage, au renseignement, à l'indiscrétion et au bavardage.

A propos, un vieux sculpteur vient de mourir, à quatrevingt-treize ans, Gatteaux, le doyen de l'Académie des beaux-arts. On le croyait mort. C'était un acharné classique, un pompier, comme on dit en songeant aux casques romains. Il a lutté, à l'Institut, contre tout ce qui était jeune, ardent, contre Rude, contre Carpeaux. Il meurt oublié. Les autres sont morts et demeurent illustres. Il y a une justice pour les artistes, s'il n'y en pas pour les femmes, comme dirait mademoiselle Aucler.

J. M.

VII

Paris, 19 février.

M. Ménier et M. Double. - Deux collectionneurs. — Charlemagne et M. Lucien Double. — Le procès de Bordeaux. — La fête de Victor Hugo. — Vieux et nouveaux amis.

Je passais hier, par un de ces après-midi clairs de février qui font songer à des printemps, devant la maison aux ornements un peu voyants, comme on dit, qu'habitait M. Ménier, au bout du parc Monceau, en allant vers l'avenue Hoche. C'est peut-être là le coin le plus délicieux de Paris.

Dès le premier soleil, tout y rayonne : les feuilles vertes semblent vernies, les statues de marbre sourient dans les massifs encore dénudés, les petits ponts de pierre prennent des aspects d'aqueducs de Watteau, au-dessus de la petite rivière où nagent des canards, en se lissant les plumes.

Des deux côtés du parc, près de la grande grille dorée du boulevard Malesherbes, et près de l'autre grille, d'où l'on aperçoit la masse blanche de l'Arc de Triomphe, deux célébrités du journalisme et de la politique ont fait bâtir deux hôtels superbes, l'un beaucoup plus artistique, l'autre beaucoup plus tapageur : M. Cernuschi et M. Ménier. Chez M. Cernuschi, dont deux superbes dragons japonais gardent la porte en ouvrant leurs gueules de bronze, c'est le goût, la recherche, et chez M. Ménier c'est le luxe écrasant et la dorure obtenue à prix d'or. On a d'ailleurs donné de belles fêtes dans ces 'deux logis, et il y a eu profusion de fleurs ici et éblouissement de lumière Jablochkoff là.

Je ne savais pas, en regardant les ailes du castel Ménier, que le maître de ces choses était mort. Ce doit être mourir deux fois que d'être frappé en pleine richesse, au moment

où, après avoir tant travaillé, on n'a plus qu'à respirer à l'aise et à jouir. M. Ménier, après avoir fait fortune avec ce chocolat illustre qui porte et portera longtemps son nom, n'avait pas été satisfait qu'il ne fût élu député. Ce fut un caractère ou plutôt un type de ce temps que cet honnête homme laborieux, épris de liberté et affamé de gloire. Il fonda, pour assurer son avenir politique, des journaux qui lui coûtèrent les yeux de la tête. Il publia de grosses brochures d'économie politique qu'on attribuait à d'autres et qui étaient, je pense, de lui, du premier mot au dernier. Ce bourgeois devenu capitaliste à la sueur de son front recruta, pour ses publications, ses gazettes et ses revues, des publicistes qui étaient en délicatesse avec le capital.

Il faut, paraît-il, qu'il y ait toujours, dans tous les partis, .un chocolatier. L'empire avait le chocolat Devinck, la république eut le chocolat Ménier. On avait, un moment, aux Tuileries, espéré faire du chocolat Ménier un chocolat bonapartiste, et le ruban rouge du propriétaire de l'usine fameuse avait été arrosé impérialement. A cela, M. Ménier pouvait répondre qu'il avait toujours été libéral et même un peu socialiste. Le bourgeois socialiste, c'est une variété à étudier.M. Ménier, comme M. Jourdain, tenait à la renommée.

Il fut, durant un temps, la proie des gazetiers de petit format et de petite tenue qui allaient lui proposer d'écrire sa biographie ou de publier son portrait-charge dans les journaux à caricatures : — Que diriez-vous d'un dessin de Gill qui vous représenterait écrivant vos brochures, tandis qu'au fond se profileraient les hauts tuyaux de votre fabrique?

M. Ménier débattait le prix, et sa figure épanouie de bonhomme loyal, gras avec des favoris, apparaissait dans le Panthéon à deux sous que Gill élève depuis dix ou quinze ans à ses contemporains, grands et petits. S'il eût vécu, je suis persuadé que M. Ménier eût tenu à figurer, avec son portefeuille de député sous le bras (de député seulement) dans le futur Musée de Grévin qu'on bâtira sur l'emplacement du café de Mulhouse.

M. Ménier, avec sa fortune écrasante, fut un moment le désespoir vivant des collectionneurs de documents et délivres révolutionnaires. Il achetait tout ce qu'on lui apportait, et il avait des fureteurs patentés chargés de découvrir les raretés dans les boîtes des bouquinistes ou les boutiques des libraires. C'était une gloutonnerie d'achats. Il fit monter considérablement le prix des livres et des tableaux aussi. Je me rappelle une esquisse de Couder, représentant la fameuse séance où Mirabeau répondit si vertement au marquis de Dreux-Brézé. Il y avait là, se détachant sur un tapis d'un ton bleu de ciel, de petits personnages vêtus de l'habit noir du Tiers État, dont l'attitude et la facture étaient charmantes. Je marchandai le tableau.

- Monsieur, ce n'est pas à vendre. Nous ne le vendrons que lorsque nous l'aurons montré àM. Ménier et M. Ménier attend que nous le lui apportions.

On lui apporta l'esquisse et comme de raison, M. Ménier l'acheta. C'était, en pareille matière, comme de la boulimie.

Avec tout cela, le nom, deux fois honorable de M. Ménier, avait le don d'exciter le sourire du public gouailleur, des boulevardiers. Je ne vois pas trop pourquoi, car, en vérité, je ne sais rien de plus glorieux que l'existence d'un homme qui fait vivre des centaines d'ouvriers et bâtit sa fortune avec ce courage. Mais c'était ce diable de chocolat ! Praliné ou en tablettes, il paraît que le chocolat est comique. Un soir, au théâtre de la Renaissance, du temps d'Hostein qui n'y donnait point d'opérettes, mais des drames, — des drames dans cette bonbonnière! — on jouait une pièce de ce pauvre Alfred Touroude. Cela s'appelait, s'il m'en souvient bien, Jane. Arrive un personnage des plus sympathiques, le héros de la pièce, qui se nomme tout haut: — Vous vous appelez?

— Monsieur, je porte un nom honorable : je m'appelle M. Ménier.

A peine le nom est-il prononcé que la salle se met à rire.

Pourquoi, encore un coup? Les salles de premières sont ainsi. Il leur faut peu de chose pour se divertir.

Le rire, d'ailleurs, se calme, mais pour reprendre bientôt, et avec une intensité nouvelle, lorsque, dans le courant du premier acte, le M. Ménier du drame de Touroude reprenait, avec une persistance qui amenait inévitablement l'hilarité : -Monsieur, quand on est, comme moi, bien connu dans le commerce.

Ou: - Monsieur, tout le monde sait que je suis un négociant honoré.

Et c'était, à chaque phrase, des explosions de gaieté qui finirent par amener des protestations, car avoir tant d'esprit à propos d'un nom cela devenait parfaitementridicule.

Ce pauvre Touroude était désolé. Il voulait changer le nom de son héros.

* — Je l'appellerai Eraste ou Ergaste ou Clitandre! criaitil avec fureur. Sont-ils stupides, ces rieurs!Les auteurs mécontents n'y vont point par quatre chemins. Celui-là eût volontiers crié : imbéciles, à travers un des trous du rideau rouge.

Ainsi, le voilà veuf de son maître, cet hôtel somptueux du parc Monceau qu'enveloppait hier d'un sourire ironique le soleil de février. Un romancier de talent, M. Tony Révillon, en avait donné une description dans un roman, le Besoin d'argent. C'était un peu l'hôtel du parvenu, j'écris le mot dans le sens le plus louangeur. Nous sommes tous plus ou moins des parvenus, à moins que nous ne soyons des ratés, comme on dit.

M. Ménier, quelle que fût sa rage de collectionner, n'eût jamais passé pour un amateur ou un curieux. La curiosité est faite de goût, d'une science particulière, et le collectionneur n'a pas, pour augmenter sa galerie ou garnir ses vitrines, recours à des courtiers ou à des voyageurs de commerce. M. Léopold Double était, en ce sens, le modèle des amateurs et le type choisi du curieux. Il avait son originalité dans ses choix. Il aimait particulièrement l'art français, et, dans l'art français, le XVIIIe siècle, ce. grand siècle des idées libérales et des adorables fanfreluches qu'il

a, plus que tout autre peut-être, travaillé à réhabiliter dans l'opinion des collectionneurs.

Un jour, son fils, M. Lucien Double, a publié un livre, Promenade à travers deux siècles et quatorze salons. Ces deux siècles, bien français, étaient contenus tout entiers dans la collection Léopold Double. Les reporters n'ont eu qu'à copier le catalogue des merveilles entassées là pour montrer tout ce qu'un homme qui a le don, comme on l'a dit, peut acquérir dans une existence de recherches et de curiosité.

En pareil cas, la fortune ne suffit pas ; il faut y joindre Ïes bonnes fortunes, qui ne viennent qu'à ceux qui les méritent.

Au reste, cette étonnante Promenade à travers le boudoir de. la Duthé, les meubles. de Marie-Antoinette, les souvenirs de madame de Pompadour, n'est pas le-seul ouvrage de M. Lucien Double, comme on sait, et l'auteur de * ces études si attachantes sur Brunehaut, le Roi Dagobert ou F Empereur Claude, vient de publier tout justement un livre qui est la curiosité du moment, puisque nous en sommes aux curieux. M. Lucien Double s'est avisé de découvrir que Charlemagne.

Charlemagne, emperor à la barbe florie.

n'était pas un aussi grand homme qu'on a bien voulu nous le dire et que sa renommée, comme celle de Marlborough, tient à une chanson, la Chanson de Roland. Pour lui, l'empereur Karl ne fut qu'un « Austrasien sanguinaire, cruel et débauché! » Il a tué, une fois, un ours, dans les Vosges, et, après ce bel exploit, — qui, de fait, est un exploit, — ses courtisans le saluèrent du nom de Grand.

Voilà sa plus belle victoire. M. Lucien Double, qui tient à la réhabilitation qu'il fit jadis de Brunehaut, pose aux historiens cette question : — Cite-t-on, dans un seul canton de France, un travail utile, une chausséede Charlemagne, tandis qu'on rencontre par douzaines des chaussées de Brunehaut ?

On peut crier au paradoxe, mais il faut reconnaître le talent, et ce livre sur Y Empereur Charlemagne en est plein.

Il y a de la nouveauté, de la couleur, de la vie. Rien n'est plus agréable à lire en étant plus savant. M. Lucien Double continuera sans doute ainsi ses réédifications ou ses nivellements de renommées de l'antiquité et du moyen âge, et il leur pourra donner un jour ce titre, plein d'agrément et de justesse : l'Histoire refaite par un érudit et par un curieux.

J'avoue que des études de ce genre nous arrachent avec bonheur aux hideurs de l'actualité, fort repoussante et scandaleuse lorsqu'elle se présente sous la forme du procès de Bordeaux. Je ne connais rien de plus extraordinaire qu'une semblable affaire. Quelles lésions se peuvent donc produire au cerveau humain que l'homme devienne ainsi, tout à coup, urie bête brute immonde? On semble patauger, en lisant l'acte d'accusation, dans un roman d'Anne Radcliffë que le marquis de Sade se fût amusé à récrire. Cela est à la fois fantastique et sadique. Le dégoût vous prend bientôt à la gorge. Notez que les journaux n'ont certes pu donner in extenso cet acte d'accusation, qui ressemble à un chapitre de Justine. La Gazette des Tribunaux elle-même, ce grand collecteur des sanies humaines, a remplacé bien des passages par des lignes de points, comme lorsque M. de Chateaubriand nous raconte les mauvais procédés d'Ondouré à l'égard de Géluta : « Ondouré dépouille Céluta, dit l'auteur des Natchez, il l'admire, il fait plus. »

Et, comme le nuage d'Homère, la ligne de points vient sauver la situation.

Il faudrait beaucoup de lignes de points dans l'affaire de Bordeaux. Marianne Laborde et l'ex-pharmacien Henriquez ont dépassé la mesure de la dépravation. Ce sont des malades, je pense. On n'est pas sain d'esprit quand on se vautre ainsi dans la débauche. L'érotomanie est caractérisée.

C'est là, on l'avouera, le comble du naturalisme ou de la pornographie dans le sens spécial qu'on donne à ces mots.

On voudrait détourner sa pensée de ces réalités atroces qui semblent indiquer que le bipède humain est fait parfois pour marcher à quatre pattes, comme le chien ou le porc.

La nature l'a sacré roi des animaux. « L' homme est le roi

des animauxl s'écrie le Vireloque de Gavarni. Et qui a dit ça? Lhomme! » On lui a donné un visage pour regarder le ciel, — os sublime dedit, — mais avec quelle rage maladive il se vautre dans la boue pour la lécher! Il faut consulter les médecins voués à l'étude des organes cérébraux pour se faire une idée des dépravations d'esprit et de sens de certains êtres. Et ces vieillards honorés, moraux, légionnaires du ruban rouge, qui se jettent à ces hontes. M. Joseph Prudhomme pris de sadisme !

Oublions cela. Aussi bien, il y a, à Paris, un tout autre sujet de conversation. Il s'est formé un comité de jeunes écrivains, doublé d'un autre comité d'hommes pour la plupart éminents, et cette réunion a résolu'de fêter solennellement l'entrée de Victor Hugo dans sa quatre-vingtième année. En realité, le 26 février, Victor Hugo n'aura que soixante-dix-neuf ans. C'est un peu trop tôt parler de ses quatre-vingts ans. Mais on ne compte guère avec un poète immortel. On lui portera des vers et des bouquets, des sonnets et des fleurs. Une théorie d'enfants ira vers l'hôtel de l'avenue d'Eylau, précédée d'une bannière où se liront ces mots: l'Art d'être grand-père. Jamais écrivain vivant n'aura été aussi fêté et aussi acclamé. Il n'y avait qu'une ville, autour de Voltaire, lorsqu'en 1778, l'auteur d'Irène rentra à Paris. Cette fois, il y aura, de l'Arc de Triomphe à l'avenue d'Eylau, tout un peuple et des délégations de presque chaque ville de France. Il est question d'organiser, pour ce jour-là, des trains à prix réduits, comme au moment des fêtes publiques. De Besançon à Paris, on viendra en train de plaisir.

.Ce sera une belle journée et le temps devra un peu de soleil au poète. Il y aura, pour fêter Victor Hugo, bien des gens qui ne l'ont pas toujours admiré et aimé comme nous.

De la manifestation intime et émouvante du banquet de Bruxelles, lors de l'apparition des Misérables, à cette cérémonie géante, il y a loin.Et lorsque nous saluions, dans sa gloire, le poète proscrit, combien de ceux qui l'acclament * maintenant, lui disputaient le titre d'homme de génie! Tu as vaincu, Galiléenl Tu as contraint tes adversaires d'autre-

fois à s'incliner devant ta gloire ! Tu es le père, comme dit Augier, et ce n'est pas à nous, tes admirateurs de toujours, de notre première jeunesse et de notre vie tout entière, de trouver mauvais qu'on reconnaisse la puissance de ton nom! Mais, au point de vue purement philosophique, — ou, pour parler plus simplement, — à l'humble point de vue du spectateur, il est bien permis de trouver ironique la rencontre, dans ce comité qui glorifie Victor Hugo, de noms qui se trouvaient jadis au bas d'articles où on le raillait. Et comment le raillait-on !

Il était brutal, notre ami Sarcey, lorsque, dans le Nain jaune, il parlait du roman des Misérables, de la Légende des siècles ou des Chansons des rues et des bois. Il trouvait que la situation de l'exilé empêchait les critiques de dire leur avis et il donnait son opinion toute crue. Comme ces articles nous irritaient alors! Il les a effacés depuis, galamment.

Lorsqu'il les publiait, c'était l'heure où, à cause des attaques de Barbey d'Aurevilly contre les Misérables, de jeunes mains d'hugolàtres écrivaient sur les murailles parisiennes : Barbey d'Aurevilly idiot. Peut-être que, si Barbey d'Aurevilly eût fait amende honorable, Je comité d'organisation l'eût choisi pour figurer dans le comité d'honneur, à côté de Nordenskiold, lui — je parle du comité — qui a oublié d'anciens amis du grand poète : Arsène Houssaye, un compagnon de 1840, qui, directeur du Théâtre-Français, voulait jouer du Hugo après décembre; Louis Ulbach, qui a écrit sur Victor Hugo tant de pages émues, durant l'empire et depuis l'empire; Charles Monselet, l'hôte de la place Royale, à qui Hugo disait : « Quand je vous écris: A Monsieur Monselet, quai Voltaire, j'ai toujours envie de mettre sur l'enveloppe : A M. de Voltaire, quai Monselet » ; Auguste de Châtillon, qui fit le portrait dn. poète alors que M. Bonnat était encore enfant. D'autres et d'autres encore, mais qu'importe! Il n'y a qu'un nom dans cette fête, c'est le nom d'Hugo. Les autres, quelque glorieux qu'ils soient, ne compteront pas, ce jour-là du moins.

P. D.

VIII

Paris, 25 février.

Voltaire et Victor Hugo.

Toute la préoccupation du moment serait tournée vers la fêtes de Victor Hugo si la mort du général Ney d'Elchingen n'était venue faire une diversion violemment dramatique. Est-ce un assassinat? Est-ce un suicide ? Quelle cause avait, en ce dernier cas, pour finir, un homme riche, encore jeune, solide et bien vivant? Chaque fois que se pose, de la sorte, un point d'interrogation sans réponse, la curiosité publique s'émeut et l'appétit de drame et de roman qu'a la foule se trouve brusquement sollicité. Et Dieu sait si cet appétit a pu être satisfait, en ces temps derniers! L'affaire de Bordeaux aura été un des procès les plus extraordinaires qu'on ait jamais vus. Mais, puisque certains accusés ont été reconnus coupables, et qu'il est prouvé que l'on peut, moyennant dix ans de réclusion, troubler aussi profondément la conscience humaine, c'est peu de chose en somme, et tout le bruit fait autour d'une telle facétie de maniaques était plus dangereux que l'absolu silence. Le docteur Delmont,—cepère qui ne s'apercevait pasdu dépérissement de ses enfants,—aurait eu mieux à faire que de se plaindre tout haut et de préparer un si stupéfiant avenir à son fils et à sa fille. J'imagine qu'un homme de quelque énergie se serait fait justice entre quatre-z-yeux, comme on dit. Mais toutes ces moralités du plus immoral des procès ont été déjà imprimées et discutées et tout le monde est d'avis que ce chef de famille fera bien de changer de patrie et, au besoin, de changer de nom, cela dans l'in-

térêt futur de ses enfants. Un tel malheurdoit être caché et, après tout, sera bien vite oublié, comme tant d'autres choses,et peut-être même tant de notoriété ne nuira-t-elle point à l'établissement de la fillette. On a remarqué qu'ily avait toujours un cavalier servant qu'excitait tout particulièrement la gloire de la cour d'assises. Victime, omme la jeune mademoiselle Delmont, ou bourrèle, comme madame Marie Lafarge, une demande en mariage a presque toujours suivi l'apparition d'une héroïne de cour .d'assises.

Cette institutrice anglaise, qui eut, en wagon, des mésaventures avec le colonel Backer, devenu pacha au service de la Turquie, ne s'est-elle pas mariée bien vite? La renommée, quelle qu'elle soit, n'a jamais véritablement nui à personne.

Cela est tellement vrai qu'il suffit à un homme ou à une femme de passer en cour d'assises (je sais bien que c'est un parti extrême) pour être, tout aussitôt, regardé comme agréable, pourvu que ses traits ne soient pas absolument horribles. J'ai bien remarqué que la plupart des journalistes ont des indulgences étranges, au point de vue physique, pour les femmes qu'ils regardent juger. Le moindre laideron devient une figure énergique ou une blonde agaçante on une brune piquante, pourvu que deux gendarmes lui servent de cadre. Une accusée qui serait banale dans la rue, qu'on ne regarderait pas, prend brusquement des séductions inattendues par le seul fait de son apparition devant des juges. On lui sait gré de ses moindres sourires, et on enregistre ses mots comme on le faisait jadis pour ceux d'Augustine Brohan. Cela est tellement vrai que j'ai lu, dans une dépêche adressée à un journal, l'autre matin, cette phrase étonnante à propos de Marianne Laborde, écoutant son arrêt de condamnation : — Quanta Marianne, son attitude est excellente !

Excellente/Parfaitement. Et il ne manquerait plus que la piquante méridionale eût pris, devant sa sentence, l'attitude qu'elle pouvait avoir dans ses moments joyeux. Attitude excellente. Il y a là de quoi faire rêver, et jamais les adjectifs n'ont été aussi ironiquement appliqués qu'en ce temps-ci.

Cette « excellente» Marianne Laborde aura trouvé certainement des âmes sensibles pour la plaindre.

Ah ! les héros de cours d'assises!. La foule, encore une fois, a besoin de drame, un effréné besoin de mystère et de rêve. Quand elle n'en trouve point dans la vie réelle, elle en va chercher dans les livres, et c'est bien ce qui fait que l'art du romancier est immortel. Mais cette soif d'événements dramatiques inspire parfois d'étranges inventions à ceux qui l'exploitent et l'entretiennent. Pas plus tard qu'hier, dans l'ombre tombante du crépuscule, j'entendais des crieurs publics jeter, au fond d'une rue noirè, cette annonce, digne de la Tour de Nesle : — Demandez la découverte de dix-sept cadavres coupés en morceaux! Cinq centimes, un sou!

- Voyez les détails de la découverte dé dix-sept cadavres !

Ils étaient trois ou quatre vendeurs qui emplissaient la rue de leurs annonces terrifiantes. Les passants s'arrêtaient étonnés, ou marchaient plus vite, devenus inquiets. Ce n'était là que le débit d'un canard vulgaire, d'une vieille histoire fantastisque imprimée sur un papier grossier. Mais ces appels des crieurs ont dû jeter l'effroi dans plus d'une loge de concierge, et je me demande ce que peut penser de notre bonne ville de Paris un étrangerqui n'est pas au fait des inventions des camelots en placards imprimés et dont ce cri vient tout à coup percer l'oreille, comme une vrille : - Demandez la découverte de dix-sept cadavres coupés en morceaux !

Il y a de quoi rentrer à son hôtel, faire sa malle et quitter Paris tout de suite. Je me demande même pourquoi les gens de police laissent ces annonciers du découpage humain semer ainsi, par les carrefours, l'alarme dans les esprits des bourgeois paisibles qui s'en vont ensuite rêver de ces cadavres en découpant leur oie aux marrons.

Ajoutez à cela le mystère, trop réel celui-là, qui entoure jusqu'à présent la mort du général Ney, et il sera facile d'expliquer que bien des gens prennent encore Paris pour un coupe-gorge. Il ne ressemble pourtant à rien moins qu'à

un tapis-franc. On y reçoit beaucoup, on y danse infiniment, on y joue la comédie de société. M. Pailleron donne chez M. Jules Ferry la primeur d'un proverbe nouveau.

M. Jacques Normandfait jouer un acte inédit chezM. Denayrouze. L'Élysée se transforme en féerie et les toilettes claires y frôlent élégamment les habits noirs plaqués de diamants et les uniformes dorés. C'est la grande poussée des réceptions, avant le repos du carême. Bal de l'Opéra samedi et, le lendemain, après ces réunions officielles chez le président du conseil et chez le président de la république, fête nationale, comme on l'a dit, patriotique fête de Victor Hugo.

Cette fête du 27 février a déjà fait éclore toute une littérature particulière, spécialement consacrée à Victor Hugo et à sa gloire. Tous les poètes minores sont à l'œuvre pour rimer des sonnets ou des odes en l'honneur du grand poète. On récitera presque partout dimanche, sur les théâtres de Paris, une pièce de vers en l'honneur de Victor Hugo.

Aux devantures des librairies populaires le portrait de Victor Hugo pensif, la tête blanche, tel que l'a peint Bonnat ou que l'a photographié Nadar, apparaît. On le voit aussi, entouré des têtes souriantes de ses petits-enfants, Georges et Jeanne, Georges qui est déjà un adolescent et qui prend des leçons d'armes, mademoiselle Jeanne qui est quasi devenue une demoiselle. Partout Hugo.

Lui, toujours lui, partout 1 comme il l'a dit. de Buonaberdi. Des publications d'actualité rééditent ses vers, les scènes illustrées de ses romans ou de ses drames. Les journaux à gravures montrent la maison du poète, son cabinet de travail, son salon. Il y a là comme une moisson unique de documents sur un même sujet, et les collectionneurs devront évidemment réunir tous ces placards, ces journaux, ces dessins épars. C'est la même éclosion qu'autour du cercueil de M. Thiers, avec cette différence que le poète est vivant et solide, fort comme un chêne et qu'il assiste à son apjthéose, qui n'a pas besoin de M. Vibert.

Je ne vois d'autre triomphe semblable, dans notre histoire, que celui de Voltaire arrivant de Ferney à Paris, tout justement au mois de février. « Sa présence, dit la Correspondance Secrète, a fait la plus grande sensation. La cour et la ville se rendent chez M. le marquis de Villette où il loge et s'empressent de lui offrir un hommage que ses talents et sa célébrité méritent. » Le ton du gazetier est un peu froid, mais l'enthousiasme de Paris était plus chaud.

La Correspondance ajoute pourtant : « Tout Paris, et même jusqu'aux princes de l'Église, s'empressent d'aller rendre hommage à celui de la littérature. Il reçoit toutes ces visites en robe de chambre et en bonnet de nuit. D'heure en heure, il sort de son cabinet dans la salle, appuyé sur le bras tantôt de l'un, tantôt de l'autre. On lui nomme les différentes personnes qu'il ne reconnaît point ou qu'il n'a jamais connues. Chacun en reçoit des paroles honnêtes. »

Et non seulement les évêques accourent, mais la reine se mêle de fêter Voltaire, en dépit du roi. « On se proposait, dit encore la Correspondance Secrète, de lui donner le fauteuil au Théâtre-Français, honneur accordé à Corneille et à Racine. La reine voulait qu'il eût une loge tapissée comme la sienne, et à côté de la sienne, afin de pouvoir causer avec lui chaque jour. Mais le roi étant chez son auguste épouse et entendant parler de Voltaire se mit à dire : « Ah ! ah ! M. de Voltaire, il est à Paris, cela est vrai, mais c'est sans ma permission ! — Mais, sire, il n'a jamais été exilé ! Cela se peut, mais je sais ce que je veux dire ! » L'anecdote est datée de Versailles, le 26 février 1778. Elle a, jour pour jour, cent trois ans.

« Le samedi, 30 mars, la Comédie-Française a été honorée de la présence de M. de Voltaire, dit encore la feuille du temps. Il s'était rendu l'après-midi à l'Académie française. La cour du Louvre était remplie de curieux. Les académiciens sortirent au-devant de lui pour le recevoir.

11 fut conduit à la place du directeur que cet officier et l'Académie l'ont prié de recevoir. Ensuite, l'Académie l'a nommé, par acclamation, directeur du trimestre d'avril,

sans tirer au sort suivant l'usage. La séance a été remplie par la lecture de l'éloge de Despréaux. Au moment que M. de Voltaire est sorti de l'Académie, on a accompagné sa voiture en criant : Vive M. de Voltaire! De là il est allé à la Comédie-Française : on s'est porté à son carrosse, et l'empressement qu'on a témoigné pour le voir a failli lui être funeste, car on a manqué de l'étouffer. Il s'est placé dans la loge des Gentilshommes de la chambre. Dès qu'il a paru, une assemblée aussi brillante que nombreuse a manifesté sa joie par des applaudissements et par des acclamations redoublées. Le sieur Brizard, comédien, s'est présenté à sa loge et lui amis sur la tête une couronne de laurier que la modestie de M. de Voltaire lui a fait refuser. On abattu des mains. »

Puis, après avoir conté le couronnement — demeuré fameux par la gravure — du buste de Voltaire devant Voltaire, le gazetier ajoute : « C'est sans contredit le moment le plus glorieux pour les lettres, c'est du moins le triomphe le plus éclatant dont M. de Voltaire ait joui dans sa vie. Jamais l'enthousiasme n'a été porté si loin et n'a été si général. Il n'y aquele sieur Gilbert, auteur satirique auquel on ne peut refuser du talent, qui ait désapprouvé de pareils transports. En sortant du spectacle il s'est écrié qu'il n'y avait plus de mœurs, plus de religion, et qu'enfin tout était perdu. Il est vrai que ce prédicant a manqué d'être assommé par les assistants. »

Voltaire d'ailleurs conservait toute sa présence d'esprit et toute sa causticité, même au milieu de ces ovations, bien faites pour troubler un vieidard. Sait-on commenton l'appelait ? C'est Métra qui lui donne ce nom. On l'appelait Papa grand homme.

Le petit Saint-Ange, un des élèves du Fameux critique, s'avisa donc d'aller voir Papa grand homme. « Il avait, dit la gazette, arrangé un petit compliment, fort gentil, pour lui demander la permission de lui faire sa cour. — Je suis venu aujourd'hui, lui dit-il, voir Homère; demain je viendrai voir Sophocle, après-demain Anacréon, etc., etc.—Ah !

monsieur, dit M. de Voltaire, en interrompant Saint-Ange, je suis bien vieux! Si vous vouliez me rendre à la fois toutes ces visites, vous m'obligeriez beaucoup. »

Avec cela, d'une activité sans égale, le « patriarche de la littérature », comme onl'appelle encore alors. Directeur de l'Académie, il tourmente ses confrères pour faire un

nouveau dictionnaire — le Dictionnaire ! — et pour « appuyer chaque précepte d'un exemple puisé dans les meilleurs auteurs. » On a eu beau lui représenter qu'un pareil ouvrage était l'affaire du temps, il n'a voulu rien entendre et l'on a dû s'assembler cette semaine pour décider si l'on commencerait cette entreprise (mai 1778). Il a bien fallu s'y résoudre. Les lettresontété tirées au sort et chaque académicien travailleur, s'entend, en a pris une. La lettre A est échue à M. de Voltaire. Il a dit : — Je remercie l'Académie au nom de l'alphabet. — Et l'Académie vous remercie au nom des lettres, a répondu M. le chevalier de Chatelux, académicien connu par des productions aimables et estimables. »

Voltaire était plus âgé que Victor Hugo lorsqu'il déployaitcette activité prodigieuse, lançant des traits d'esprit tout en crachant le sang. Son maigre visage au fin sourire n'avait pas la majesté robuste de cette face blanche qui apparaîtra, dimanche, à la fenêtre de l'avenue d'Eylau. On a loué quatre cents francs les fenêtres qui font face à l'hôtel occupé là par Victor Hugo. L'Association Littéraire Internationale, qui avait eu l'idée de faire signer, sur des feuilles volantes, bonnes à être réunies en volumes, des adresses à Victor Hugo, a reçu la valeur de trois énormes volumes reliés que M. Louis Ulbach présentera demain au poète. Il est revenu de ces feuilles, couvertes de signatures, du fond de la Hongrie, d'Amérique. C'est le triomphe d'un souverain de l'esprit humain.

Le poète est un roi, mais un roi populaire

s'écrie un jeune poète, que je crois méridional, M. Jules Bonin, dans un poème hier publié sous ce titre la Vieil-

lesse de Victor Hugo. Un feuillet de plus à ajouter aux pu blications que cette fête fait naître.

La veille, Victor Hugo aura sans doute assisté à la représentation de Lucrèce Borgia , comme Voltaire à la représentation d'Irène. On avait, jeudi, fait chauffer à toute chaleur la grande salle, restée déserte depuis si longtemps, du théâtre de la Gaîté : Hugo devait, en effet, le soir, assister à la répétition générale de son œuvre. Encore une fois, je ne vois de comparable à un tel hommage que celui qu'on rendit, au siècle dernier, à l'auteur du Dictionnaire philosophique et de Candide. Victor Hugo a présidé, un jour, le Centenaire de Voltaire. Cette fête, c'est le Centenaire de Victor Hugo célébré du vivant de Victor Hugo.

Et quant à ceux que blessent ces hommages, on peut leur répondre que, quelle que soit la façon d'honorer les grands hommes, on ne les honore jamais assez.

On les persécute, on les tue, Sauf après un lent examen A leur dresser une statue Pour la gloire du genre humain.

Une telle ovation vous blesse? Moi, je la trouve insuffisante. J'aurais voulu quelque chose de plus solennel encore, je ne sais quoi d'officiel et de superbe. Non, les grands hommes ne sont jamais assez honorés. En voyant Hugo acclamé, je songe à Lamartine vaincu et à Musset dédaigné.

Je songe aux funérailles désertées des poètes morts de souffrance ou de faim. Et quand il y aurait, une fois, un poète que saluerait le monde et que couronnerait un siècle, qui donc oserait dire que c'est trop ?

J. M.

IX

Paris, 5 mars.

La fête d'un poète, la mort d'un ministre et les débris d'une maison.

Dimanche dernier, sur les branches des platanes, il y avait — avenue d'Eylau — des gamins grimpés comme au mât et des moineaux juchés comme au perchoir. Passereaux etgavroches regardaient. Ils regardaient, assis entre deux rameaux du tronc ou sautillant au bout des branchettes. Du temps que les bêtes parlaient et que filait la reine Berthe, on aurait pu demander ses impressions à l'un de ces moineauxparisiens. Ils paraissaient tout joyeux, leurs petites têtes trouées comme de grains de jais ou de café, posant çà et là, lestement, leurs pattes et regardant l'homme à barbe blanche qui laissait souffler dans ses cheveux le vent de février. Et dans mon goût pour l'antithèse, je me laissais aller à fixer les yeux, tour à tour, sur le grand poète au front sibyllin et sur le passereau jaseur. Le moineau souhaitait la fête à l'aigle, comme les petits pinsons de M. Mendès l'avaient fait, un moment auparavant.

Paris est encore sous l'impression de cette fête spontanée et tout à fait étonnante. Il a suffi que le nom de Hugo fût jeté en l'air, si je puis dire, pour qu'il fût attrapé au vol par une foule. Moins l'idée première était officielle, plus le résultat a été stupéfiant.

- Les promoteurs de cette cérémonie, nous disait l'autre jour un homme d'esprit, familier de l'avenue d'Eylau, me font l'effet d'enfants qui, en tournant de leurs petits doigts le robinet d'une fontaine auraient lâché les écluses d'un fleuve.

C'était un fleuve, en effet, qui roulait sous les fenêtres de Victor Hugo, ou — si l'on veut — c'était une mer. Les adversaires du poète ont vainement essayé de le nier ou d'atténuer l'effet d'une semblable manifestation : le fait était là. Il en est du peuple, en ces journées, comme de l'Océan, il peut empêcher de dormir les gens nerveux, mais il est, et son être se traduit par l'énormité de ses vagues.

— Eh bien, disait, le lendemain de cette fête, un homme attaché par ses convictions ou ses souvenirs à la monarchie, nierez-vous encore que la France soit un pays monarchique? Paris a salué Victor Hugo comme il eût salué un roi ! Il faut des monarques aux peuples. Quand il n'en a pas de légitimes, il en porte d'autres sur le pavois!

Soit. Mais c'est tant mieux. De telles royautés sont indiscutables. Ce n'est point, je pense, la toute-puissance qu'on a acclamée en Victor Hugo; cet homme n'a été rien, officiellement. Il a exercé moins de pouvoir effectif qu'un sous-préfet ou un garde champêtre. Pair de France, député ou sénateur, il n'a eu d'autre influence que celle de sa parole et deson nom. Il n'a pas même, sans le demander à un ministre, pu donner ou faire donner un bureau de tabac à un pauvre diable. Ce n'est donc pas les faveurs du pouvoir qu'on saluait en lui, c'est une chose que la démocratie ne demande pas du tout (je l'espère du moins) à rayer par un décret ou un coup d'ongle : la suprématie de l'intelligence. M. de Girardin a même écrit, là-dessus, une page tout à fait remarquable, lorsqu'il constatait, à propos de ce couronnement de Victor Hugo, si je puis ainsi parler, l'avènement des aristocraties démocratiques, celle d'un Hugo, par exemple, et celle d'un Lesseps.

Ceux des journaux qui nient volontiers ce qui leur déplaît ont affecté de ne point chercher le véritable sens de la manifestation de dimanche. J'en sais un qui a tout simplement intitulé son'article Carnaval, avenue d'Eylau. Quelques bannières extraordinaires ont servi à aiguiser la verve des écrivains plaisants. On s'est égayé de la bannière des Amis du Divorce, portée par un homme qui, je crois, était médaillé de Sainte-'Hélène, et de l'oriflamme qui arborait sur

ses plis ce titre : les Vrais Rigolos, et aussi de l'étendard bariolé de toutes les couleurs du spectre solaire et où se lisaient ces mots : A Victor Hugo, les États-Unis d'Europe.

Rien cependant n'était moins ridicule que ce dernier titre.

L'Europe, avec ses armements et sesfabrieations de cartouches, ne semble pas s'acheminer encore vers le règne de la fraternité universelle (royauté qui vaudrait bien celle du génie et que le génie a saluée d'avance), mais elle y viendra, et le rêve généreux d'un poète tel que Victor Hugo paraîtra peut-être à nos descendants la réalité la plus simple. S'il n'était pas si désagréable de vieillir, on demanderait à se traîner ainsi jusqu'au seuil de cette terre promise.

« Nos petits-neveux sont bien heureux, disait Voltaire, il y a cent ans; ils verront de belles choses! » Et le fait est que nous en voyons qui eussent passablement étonné nos vieux grands-pères.

Nous aurons vu disparaître, par exemple, un divertissement qui fut la joie de nos aïeux : le Carnaval. Il n'y a pas eu de jours gras à proprement parler. Quelques Nanas assez grotesques et quelques Basiles assez bizarres etvoilà toutes les mascarades. Elles se réduisent à peu de chose. On avait pourtant fabriqué, pour la circonstance, des masques spéciaux et tout politiques, mais je ne les ai vus qu'à la devanture des marchands. Il y avait des masques maigres et pâles qui représentaient la face énergique et troublante de M. Henri Rochefort; d'autres, gras et souriants, qui semblaient la figure accueillante et mâle de M/Gambetta tout à coup figée. Évidemment quelques « gens d'esprit » ont dû faire cette plaisanterie de se promener, bras dessus bras dessous, l'un avec le masque du président de la Chambre, l'autre avec celui du rédacteur en chef de l'Intransigeant, mais je ne lésai pas rencontrés. La facétie n'est point-'devenue populaire. On la rééditera peut-être pour la mi-carême, qui, grâce aux blanchisseuses, aux chars des lavoirs et aux voitures-annonces, arrive à être, en quelque sorte, l'unique carnaval parisien. Un post-scriptum, un reliquat du carnaval.

Je ne vois pas trop pourquoi, à dire vrai, on s'amuserait

infiniment, même durant les jours gras. Le moment est étrange. Il y a, çàet là, comme une germination de scan-

dales, et la façon dont le jeune Lemaître a dépecé le petit Schoenen, dans un galetas du boulevard dela Villette, est bien faite pour arrêter légèrement les sourires. Politiquement, nous avons la paix, nous assistons au désarmement, plus ou moins sincère, de bien des opposants; moralement, nous sommes passablement fiévreux, inquiets , et tant de procès accablants, de suicides inexpliqués, de disparitions mystérieuses, donnent à la vie moderne une vague odeur de cave, comme on en respire dans les Mystères d'Udolphe. Il paraît décidément que le général Ney s'est tué. Il s'est intrépidement tiré deux coups de pistolet : c'est un suicide.

Soit. Mais pourquoi s'est-il suicidé?

Ce point d'interrogation se retrouve, à peu près, à la fin de toutes les causeries parisiennes. Qu'est-ce encore que l'affaire de la rue Duphot, dont on raconte tant de bizarreries et qui, très probablement, ne se dénouera point devant la justice? Et pourquoi? — Ah! toujours les phrases interrogatives ! Avec le reportage actuel, les moindres faits (ceux-là ne sont pas moindres, paraît-il) se trouvent d'ailleurs subitement grossis et dans des proportions qui désorientent les gens. Il est bien évident que si la femme Leroy échappe à ses juges, l'imagination publique inventera mille et un romans pour expliquer l'ordonnance de non lieu. Les cancans, à coup sûr, compromettront plus d'hommes et de femmes qu'un arrêt même n'en eût pu châtier. La rue Duphot tout entière prendra les aspects d'une Caprée où se vont distraire des Tibères bourgeois, des Tibères en habit noir. Je suppose bien que quelque Mérimée de la République prend en note toutes ces histoires et les expédie par la petite poste à un Panizzi quelconque. De cette façon rien ne sera perdu pour la postérité. La Correspondance de Mérimée était remplie, en effet, m'a-t-on dit, du récit de petits et gros scandales du temps de l'empire, et il a fallu émonder, émonder, mais en laissant, Dieu merci, assez de curiosités et d'étrangetés pour que le public puisse juger de l'état mental et moral d'un régime.

M. Drouyn de Lhuys fut un des plus intelligemment libéraux de ce régime-là. Il vient de disparaître en même temps que M. Adolphe Joanne, dont le nom est aussi populaire en France que celui de Bradshaw en Angleterre.

Le Guide Joanne! C'est une création dans la librairie française que celle de ces livres, reliés à l'anglaise, qu'on emporte avec soi et qui composent, à vrai dire, toute une bibliothèque à la fois littéraire, historique, géographique, pratique. Ce bon Joanne! Il aura été de bien des tournées!

Il nous avait accompagnés et guidés, sous les espèces de l'imprimerie, dans nos premières excursions aux bords du Rhin, en Angleterre, en Italie, à Vienne! Il était le compagnon des petits voyages, des voyages de noce, et bien souvent il a servi, devenant tout à coup une sorte d'éventail, à dissimuler les baisers des nouveaux époux, derrière ses feuillets à deux colonnes.

M. Joanne lui-même était un homme érudit, aimable, littérateur de talent qui a publié pour ses amis des plaquettes non mises en vente et tout à fait agréables. 11 avait aussi fondé, il y a quelques années, le Club alpin français, qui maintenant compte un nombre considérable d'adhérents et plusieurs sections, s'il vous plait, toutes passionnées pour le pic et l'alpen stock. Autrefois, c'était une affaire, pour le Parisien, que de gravir la montagne de Montmartre. Aujourd'hui, dans les réunions annuelles des membres de la section de Paris, des grimpeurs parisiens vous racontent tout au long leurs ascensions en Norwège. Ils iront, comme les Anglais, jusqu'au sommet de l'Himalaya, et l'influence de M. Adolphe Joanne y sera bien pour quelque chose.

Les hommes disparaissent dans ce perpétuel mouvement parisien qui est bel et bien un tourbillon, ou un gouffre.

Mais les maisons aussi s'en vont. La vie fait la mort autour d'elle. Il paraît que l'hôtel du ministère de l'intérieur et celui du ministère de l'agriculture et du commerce étaient trop étroits pour les services. On va démolir autour d'eux.

L'ancienne rue de la Ville-l'Evêque est atteinte par l'un et la rue de Varennes par l'autre. Il y a là, au n° 11 de la rue

Cambacérès, une maison qui porta Je n° 43 de la rue de la Ville-l'Evéque et qui va tomber sous le marteau des démolisseurs. Quelques coups de pioche et tout sera dit. De la poussière, des gravats, puis rien. Et c'est pourtant là qu'a vécu Lamartine ! Ce logis de la rue de la Ville-l'Evêque fut célèbre. Que de jeunes gens y apportèrent en tremblant leurs premiers vers! Que d'heures laborieuses Lamartine y passa, harassé sous le poids de sa dette et couvrant des tas de feuillets de papiers de sa belle écriture cursive, penchée et élégante ! IL vécut là jusqu'au jour où la ville de Paris lui donna cette maison de Passy où il mourut. L'avenue d'Eylau, où Victor Hugo habite, faisait alors partie de Passy et le chalet de l'auteur des Méditations est situé à quelques pas de l'hôtel du poète des Contemplations.

Rue de la Ville-l'Evêque, Lamartine occupait les bâtiments du fond de ce logis, dont le propriétaire actuel est le comte de Laurencin. Et, — quelle ironie! — c'est tout simplement parce qu'un jury d'expropriation s'occupe des indemnités à allouer aux propriétaires des immeubles à démolir que le souvenir de Lamartine et de sa demeure reviennent sous la plume! Souvenir fugitif! Le fantôme d'un fantôme!

M. de Laurencin demandait un million 500,000 francs pour cette maison qu'on abat. Un lui en offrait 500,000.

Le jury lui en a alloué 913,000. C'est un joli chiffre. Et maintenant, à l'œuvre les pioches et les marteaux, et jetez bas ces murs qui abritèrent un poète, ces murs qui, pendant des années, entendirent tant de nobles paroles, de si éloquentes causeries, des vers si harmonieux, plus durables que vos pierres! — Et c'est pourtant tout un chapitre de notre histoire littéraire qui s'en va!

Oui, mais, paraît-il, mademoiselle Sarah Bernhardt nous revient, soyons consolés. Elle nous revient chargée de dollars et toute prête à jouer Frou-Frou à Londres avant de reprendre sa place à Paris. Elle aura été la grande curiosité de l'Amérique. Ce n'est pas la comédienne, l'artiste, la diseuse de vers que les Yankees ont admirée, c'est le phénomène. Son succès, le mot est ici en situation, aura été phé-

noménal. L'Amérique du Sud a d'ailleurs aussi son étoile, détachée du ciel parisien. Je reçois et lis avec un infini plaisir un journal mexicain rédigé à Mexico par un homme du plus grand talent, journaliste hors de pair et poète patriote tout à. fait inspiré, M. Ignacio Manuel Altamirano, dont on imprime en volumes in-8° les Œuvres complètes.

Ce journal, très littéraire et très important, est rempli de l'histoire des succès que remporte au Mexique mademoiselle Paola Marié dans la Fille de Madame Angot et dans Mignon. AuNord, Sarah Bernhardt; au Sud, Paola Marié.

Le chiffre des exportations françaises grossirait si l'on ajoutait les célébrités au total constaté par le ministère du commerce.

On m'a d'ailleurs conté un mot très étonnant de mademoiselle Sarah Bernhardt, après une représentation donnée à l'Alcazar de Marseille. Elle a dû le répéter, plus d'une fois, en Amérique. L'Alcazar est une salle beaucoup trop vaste pour sa voix exquise. On ne l'entendait pas, on faisait du bruit. Elle jouait Frou-Frou. Elle était nerveuse.

Frou-Frou morte, elle se rhabille et apercevant son imprésario, M. Duquesnel : - Maintenant, dit-elle, savez-vous ce que je vais faire?

- Non.

- Je vais prier Dieu qu'il brûle cette ville !

Foi de Desgenais !

P. D.

X

Paris, 11 mars.

Un incendie. — Les Aquarellistes.

Au feu! au feu !.Quand ce cri retentit, tout ce qu'il y a de terreurs latentes dans les foules s'éveille aussitôt. On court en hâte, on s'interroge. Si l'on est loin du logis, on se demande, tout pâle, si la sinistre lueur rouge, aperçue au loin n'est pas le reflet de la flamme qui réduit notre maison en cendres! On presse le pas, on songe à tout ce qu'on a laissé de cher dans ces murailles menacées. Égoïsme d'abord, sentiment de crainte personnelle, puis dévouement soudain, besoin de secourir les autres, pitié succédant à la terreur. C'est en de telles occasions que les sceptiques, comme Desgenais ou moi, se raccommodent avec l'humanité.

Il y a de pauvres diables, en ce monde, qui sont toujours tout prêts à risquer leur vie pour les autres. Ce sont ces admirables pompiers qui peuvent, à toute heure, être éveillés dans leur sommeil et commandés pour aller au feu, eux aussi, un feu où les explosions du gaz et les écroulements des plafonds sont aussi meurtriers que le plomb et n'ont pas, hélas! pour la foule, ce rayonnement de gloire que la guerre donne à l'homme qui tue son semblable. Je plaindrais ceux qui auraient pu lire le récit de l'incendie du Printemps sans être émus profondément jusqu'aux larmes, par l'attitude et la conduite de ces admirables pompiers de Paris, montant à l'assaut des flammes, passant, fourmis humaines, à travers les parois embrasées, sur des poutres à demi croulantes.

— Qui vient avec moi? dit le caporal en se jetant daJs le brasier.

Etquatre hommes se précipitent avec lui. Quatre hommes et un caporal! Et personne ne songe à rire.

Il y en aura un qui, tout.à l'heure, se brisera les jambes en sautant à terre, un autre qu'on retrouvera, à demi brûlé, sous les décombres et à qui son colonel promettra la croix, — la croix, pauvre diable! — Oui, une croix mortuaire au cimetière, là-bas ! Et sur cette croix, son nom : Haval'dl Et, après ces soldats qui sortent de la fournaise, les cheveux et les moustaches brûlés, noirs de fumée, les mains déchirées, ou qui restent dans les gravats des éboulements, il y en a d'autres pour braver la mort, il y en a encore, il y en a toujours. Ils ont la fièvre du devoir comme d'autres ont la 1 uxure du crime. Ils sauvent comme d'autres égorgent.

Et, en les voyant, noirs et fourmillants, dans cet incendie, les braves gens, de grands sanglots, des cris de terreur, des supplications sortaient de la foule, qui regardait, là, béante, effarée, et toutes les pitiés montaient vers ces héros emportés par tous les dévouements.

S'il faut des drames à Paris, il n'en trouvera pas beau- coup de ce poignant intérêt. Tant de gens, à la fois, mis brutalement sur le pavé ! Quelle ruine en si peu d'heures!

Un coin de Paris effacé du plan de Paris. Hier, une maison haute, pimpante, peinturlurée, dorée, éclatante : « Au Printemps, tout est frais et joli comme le titre! » disaient les prospectus, dans leur style pommadé comme les annonces de César Birotteau. Aujourd'hui, des murailles noires, hautes et déchiquetées. Un trou sombre d'où monte encore de lafumée. Des dorures encore visibles sur des pans de murs écroulés. Des inscriptions ironiques surces ruines aux charbons éteints : Couronnes de mariage! La foule regarde à travers la clôture de planches, et il y a dans l'avidité féminine qui pousse toutes lescurieuses de tous les mondes à aller voir les restes du Printemps, quelque chose du sentiment que nous éprouverions, nous autres hommes, à aller, je suppose, contempler, navrés, les ruines d'unLouvre ou d'une Bibliothèque nationale.

C'est un peu leur Louvre, à elles. Tant de richesses en poussière! Tant de coquetteries embrasées, disparues!

envolées! Tous ces tapis, toutes ces étoffes, ces vêtements, ces tentures, ces japonaiseries, ces rideaux de Karamanie, ces collerettes, ces ombrelles, ces pouffs, ces broderies, ces housses, —tout un catalogue de renouvellement de saison, brutalement consommé ! Les femmes en sont d'autant plus émues qu'elles tendent d'étoffes idéales les maisons de campagne où l'on ira dans trois mois et qu'elles imaginent les délicieuses toilettes qu'on se pouvait composer avec toutes les élégances entassées là et qui viennent de flamber comme une allumette — mieux que certaines allumettes.

Quand je songe pourtant que ce magasin du Printemps fut en grande pompe (je demande pardon du mot qui paraît aujourd'hui d'une ironie macabre) béni par l'archevêque de Paris, lorsqu'on en fit l'ouverture! L'eau bénite ni l'eau des réservoirs n'ont empêché l'établissement de brûler. C'est une catastrophe épouvantable. Mais ce sentiment de pitié et de solidarité humaine dont je parlais tout à l'heure s'est bien vite emparé de la foule, et les souscriptions vont vite qu'on organise en faveur des vicLimes d'un tel malheur, afin de donner des secours aux parents de ceux qui sont morts et aussi de permettre d'attendre à ceux qui survivent.

C'est tout un monde, un microcosme, qu'un magasin de nouveautés d'une importance pareille. Les fameux caravansérails d'Orientne donnent point l'idée de l'entassemeht d'étoffes, de bibelots, de raretés, de linge, de tentures qu'on rencontre au Bon Marché ou au Louvre et qu'on rencontrait au Printemps. Ces vastes syndicats de marchandises, si je puis dire, ces agglomérats d'articles divers sont aux vieux magasins de nos pères ce qu'est le train express au légendaire coucou peint en jaune. Un paquebot transatlantique comparé à la barque d'un pêcheur n'est pas plus colossal que ces Docks comparés aux boutiques d'un autre temps.

J'imagine Balzac étudiant ces établissements géants après avoir fixé le souvenir de la Maison du chat qui pelote. Il sera effaré. Il perdra la tête peut-être, cette tête puissante qui ne s'étonnait de rien. Ou plutôt, non, il sera heureux

de tout ce bruit, de ce mouvement, de cette couleur, de cette foule roulant, comme un fleuve humain, à travers les galeries de ces magasins gigantesques. Epris de la force, il célébrera cette toute-puissance de l'argent, cet écrasement du petit commerce par le gros, cet étouffement du boutiquier par le millionnaire, cette noyade de la pièce de cent sous dans l'océan des millions.

Plus nous irons, et plus toutes choses seront grandes ou plutôt seront énormes. Le feu consumera lestement dix millions en cinq heures, deux millions par heure. Les emprunts qui se calculaient par millions, il y a quinze ans, se compteront par milliards. Le milliard devient l'unité comme jadis le million. Les pièces de théâtre réaliseront vingt-cinq mille francs de recettes en une journée, douze mille cinq cents le matin et autant le soir, comme Michel S trogoff, ou disparaîtront de l'affiche piteusement, si elles ne peuvent pas même donner cinq cents francs de droits à leur auteur dans une soirée. Nous allons au grossissement, à l'énorme, à la pléthore, à l'apoplexie. La société moderne aura pour anévrismes des explosions de gaz qui renverseront tout un quartier. Puis, à peine le quartier renversé, on le rebâtira en un clin d'oeil. Est-ce qu'on s'aperçoit maintenant des incendies de la Commune?

A force de vivre vite et, encore une fois, dans l'Enorme — pour ne pas dire dans le faux — on en viendra à ne plus vivre du tout. Cette existence haletante, éperonnée, surchauffée, à toute vapeur, a ses grandes — ou plutôt ses grosses — joies , mais elle a nécessairement ses catastrophes stupéfiantes. L'incendie du Printemps en est une.

Elle a d'ailleurs fortement ému les Parisiens et l'autre soir, en sortant des théâtres, on s'est offert, comme épilogue à la représentation des Voltigeurs de la 32e que la Renaissance venait de reprendre, ou du Parisien que M. Brasseur venait de jouer, la vue, très navrante, de ces ruines encore rougies, çà et là, de flammes mal éteintes, de poutres embrasées qui laissaient tomber, dans la nuit, comme des débris de fusées, leurs charbons incandescents; et, devant cette carcasse d'un magasin hier luxueux, plus d'un qui venait de

rire au théâtre, hochait la tête, tandis que des crieurs, aux voix enrouées, répétaient, dans l'ombre, parmi la foule : — Demandez les nouveaux détails de l'incendie àu Prin-temps! Les noms et prénoms des victimes 1 Et, à ce mot: les victimes, un léger petit frisson passait sur l'épiderme satiné des Parisiennes qui se demandaient s'il n'y avait pas là, dans ces débris entassés, quelque victime ignorée encore.

Au loin, à travers les planches , les casques jaunes des pompiers reluisaient, encore pailletés par la flamme rouge.

Des jets d'eau montaient vers les chambres dévorées où des lueurs grossissaient parfois, comme les haleines chaudes de l'incendie, et ceux qui ont vu ce spectacle triste ne l'oublieront pas.

Puis, chacun s'éloignait (ô Parisiens de Paris!) mêlant le nom de mademoiselle Granier à celui de M. Jaluzot, et des propos se croisaient, ironiquement interrompus : — Quel malheur!. A la veille de la belle saison !

- C'est vrai!. Le printemps commence dans dix jours, le 21 mars !

— Le Printemps?. L'autre printemps!

— Et la Renaissance ne pouvait pasdonner depiècenouvelle ! Les Voltigeurs sont une bonne reprise pour la saison!

Mais, en dépit de tout, la pitié, une pitié absolue, généreuse, active, un entraînement de pitié emporte la population parisienne et, autant qu'un pareil malheur peut être réparé, qu'on n'en doute pas, il le sera.

Tout s'efface, d'ailleurs, devant cette actualité sinistre.

Il n'est point de préoccupation qui puisse émouvoir autant qu'un tel drame. La vie pourtant continue — chose fort naturelle — et tout aussi souriante, pour quelques-uns. Le Carême n'arrête pas les danses. Il y aurait, d'ailleurs, à se demander quelles sont les danses maigres et les danses qui ne le sont point. On me répondra que cela dépend absolument des danseuses, ce qui est un peu vrai. Mais on ne s'imagine pas combien les cas de conscience sont ingénieusement étudiés parfois. Je connais une dévote, fort jolie d'ailleurs, qui disait très sérieusement hier :

— J'irai volontiers visiter l'exposition des aquarellistes.

— Pourquoi? lui répondit en riant un de ses amis. Parce que l'aquarelle est maigre et que la peinture « à l'huile » est du gras?

— Vous n'êtes pas sérieux! répondit la dévote.

C'était pourtant plus exact qu'elle ne voulait bien l'avouer. Mais que l'aquarelle soit ou non un régal de carême, l'exposition des aquarellistes est un vif succès. Il y a là des nouveaux venus, comme M. Duez et M. J.-L. Brown, qui sont fêtés et acclamés, et M. Heilbuth vient d'y remporter une victoire véritable. C'est, d'ailleurs, le plus Parisien des artistes et le plus moderne des peintres que cet amoureux deBougival. Il luifaut le boulevard et lesbords de la Seine, quoiqu'il ait fait, à Londres, des chefs-d'œuvre. Sir Richard Wallace possède les plus précieux. M. Heilbuth se décide, me dit-on, à exposer au Salon : une barque qui file, une femme qui rame et un cygne blanc qui nage dans le sillon de la barque. C'est exquis. Son succès au Salon sera comme la conclusion naturelle de ce véritable triomphe remporté chez les aquarellistes, et tant pis pour les modernistes si Heilbuth se met à exposer ! Lui, qui ne se contente pas de l'impression, mais qui la pousse jusqu'au bout, très libre dans sa facture, mais très résolu dans le soin qu'il y met, les laissera tous fort loin, distancés, car il n'a pas seulement la virtuosité, il a le charme, et le charme est tout-puissant en toutes choses.

— Qu'y a-t-il aux Aquarellistes? demandions-nous, l'autre jour, avant d'y entrer, à Ludovic Halévy qui en sortait.

— Ce qu'il y a? Il y a Heilbuth!

J'y ajouterais J.-L. Brown.

On va, dès à présent, s'occuper infiniment, et presque exclusivement, des peintres. Les visites aux ateliers ont commencé. Je sais des artistes qui envoient à leurs amis et connaissances, à la critique, aux étrangers, des lettres d'invitation imprimées ou des cartes, comme pour un bal : « M. Choufleury restera à son atelier tel jour et montrera les tableaux qu'il destine au Salon. »

Quel intérêt ont de telles visites pour les peintres? Aucun. S'ils veulent des compliments, ils en récoltent. On se pâme sur leur exposition dans l'intérieur de l'atelier, quitte à s'en moquer en descendant l'escalier. Il n'y a pas là, il ne peut y avoir de franchise dans l'avis demandé et donné.

On ne peut que répéter à l'artiste : « C'est bien ! Ah! c'est très bien! Ah 1" vous aurez un excellent Salon! » Mais ces banalités ne prouvent rien. L'artiste qui les reçoit à bout portant les accepte comme argent comptant; mais, hélas !

une fois aux Champs-Elysées, le public et la critique lui retiennent souvent l'escompte!

Je ne concevrais pas un auteur dramatiqpe réunissant chez lui une assemblée d'amis — ou d'indifférents — et les invitant à donner leur avis sur la prochaine pièce de lui qu'on va jouer. On l'applaudirait certainement à tout rompre, ne fût-ce que pour lui payer sa tasse de thé.

Sucre pour sucre, messeigneurs! Mais la pièce n'en pourrait pas moins tomber à plat, d'une façon navrante. Ces éloges de complaisance ne riment à rien. Ajoutez que l'écrivain qui se livrerait à cette cérémonie passerait, je crois, pour un peu ridicule.

Alors, pourquoi l'artiste demande-t-il ce que l'homme de lettres ne réclame pas? — Un public! Il l'aura au Salon.

— La vérité sur son œuvre? Il faudrait être terriblement brutal pour la lui dire chez lui, à la veilled'une exposition.

Un ami seul, un ami de toujours, pourrait avoir le courage de conseiller, je suppose, à un peintre de ne pas envoyer telle ou telle œuvre au Salon. Mais ce ne sont pas les amis que les peintres reçoivent dans leurs ateliers, ce sont des amateurs, des dames, des amis de leurs amis! Et tout cela vient, regarde, lorgne, ju?e, complimente, admire, se pâme et va chez un autre peintre, regarder, lorgner, juger, complimenter, admirer et se pâmer, cela pendant des journées!

Ajoutez que le peintre étant terriblement fréquent aujourd'hui, comme disait Gautier, tout Parisien un peu répandu connaît bien au moins cent cinquante peintres : mettons cent pour faire un chiffre rond. A huit visites par

jour, cela fait donc quatorze jours au moins, quatorze ou quinze, complètement employés à monter des escaliers, sonner à des sonnettes, regarder des toits, respirerdel'huile (en carême!) et répéter : — Ah ! c'est bien ! Ah! c'est très bien! Il y a là une couleur, un éclat! Et ce fond! Ah! ce fond! c'est lumineux, c'est superbe! La touche est grasse! (toujours en carême!) Ah ! c'est superbe !

Tout cela, pour que l'artiste, neuf fois sur dix, devant ces phrases ponctuées de points d'exclamation, se dise à part soi : — Il est très gentil, ce monsieur. Mais je le trouve un peu froid pour ma peinture !

Et voilà pourquoi, très probablement, cette année, je me contenterai d'aller, comme un bon bourgeois que je deviens de plus en plus, en vieillissant, voir les tableaux nouveaux au Salon, le jour de l'Ouverture, et pourquoi, avec unevolupté profonde, je laisserai les belles mondaines courir les ateliers et regarder, lorgner, juger, complimenter, admirer et se pâmer, impressionnistes chezManet, académiques chez Cabanel et tachistes ou nihilistes chez Tartinard ou chez Gâtebrosse !

J. M.

XI

Paris, 18 mars.

Souvenirs du 18 Mars. — Lithographies inédites de Gill.

Il y a dix ans, à l'heure où j'écris, Paris se réveillait comme d'habitude sans se douter que, le soir même, il serait au pouvoir d'une puissance nouvelle, bizarre et mal définie qui s'appelait le Comité central. Dix ans ! Comme le temps passe vite ! Il me semble que c. était hier. Ce 18 mars était un samedi, s'il m'en souvient bien. Durant toute la journée bien des Parisiens vécurent leur existence accoutuméesans se douter que, le matin, dans les brumes de l'aurore, il y avait eu, sur la colline de Montmartre, une débandade de l'armée, et que, le soir, après bien des heures de fièvre chaude, on avait fusillé deux généraux, dans un jardinet, sur la hauteur.

Les rues de Paris avaient cependant, durant tout ce "jotttypris un aspect assez étrange. On y voyait errer des soldats en armes, des artilleurs tout équipés, leur quart de fer-blanc battant sur le fourreau de leur sabre et, l'air égaré, errant çà et là, parlant volontiers, racontant des histoires de canons enlevés ou plutôt abandonnés, auxquelles on ne croyait guère. On en avait tant vu, hélas !

depuis des mois, de ces soldats isolés, pérorant sur des retraites fantastiques! Des fuyards, disaient les bons bourgeois, avec mépris. Il y avait cependant de braves gens parmi ces vaincus..

Des journaux imprimés en placards, sur une seule feuille, comme la France Nouvelle, criée place de la Bourse, don-

naient bien, il est vrai, des détails sommaires sur une échauffourée qui avait eu lieu, paraît-il, au lever du jour, des artilleurs ayant dû enlever les canons du Comité central braqués sur Paris, du haut de Montmartre, et n'ayant pu y réussir. Mais on n'attachait pas grande importance à la nouvelle : ce qui était manqué aujourd'hui serait exécuté demain, voilà tout. On trouvait cependant M. Thiers maladroit. On accusait le général Vinoy ; on accusait un peu tout le monde. Il y a de ces heures troubles dans la vie des nations, et les rudes coups que venait de recevoir la France étaient bien faits pour lui enlever - non seulement de son sang — mais de son sang-froid.

Le soir il y eut une stupeur terrible sur le boulevard Montmartre et le boulevard Italien, lorsqu'on y apprit (ce que bien des gens ne voulaient pas croire encore) qu'on avait fusillé, là-haut, deux généraux. Qui cela? Un soldat inconnu, le général Lecomte, et Clément Thomas. Pour celui-là, se disait-on, c'est par les balles de juin qu'il avait été tué. Il existe peu de documents graphiques très exacts sur ces événements tragiques. Quelques privilégiés seuls possèdent les cinq premières lithographies qu'André Gill exécuta alors, d'après nature, et qui devaient former la première livraison d'une publication spéciale sur la Com- mune. Elles n'ont jamais été mises dans le commerce.

Ces cinq dessins, d'une originalité vivante, représentent soit des coins de Montmartre, à cette date du 18 mars, soit des portraits des personnages qui se disposaient alors à jouer un rôle et qui avaient commencé. Les dessins de Gill en disent plus long que bien des documents écrits, et ce ne sont pas des caricatures. Au contraire. Ils pourraient s'appeler : Hommes et choses vues. Et quelles choses !

Les hommes d'abord. Gill a fait le portrait de Bergcret- « Bergeret lui-même, » comme on ne cessera jamais de le nommer. Et à qui la faute ? Bergeret est assis, la tête tournée de trois quarts, le pouce de la main droite dans la poche de son gilet. Il est vêtu d'un paletot bourgeois, à collet de velours et porte à son pantalon la large bande rouge du garde national. Sur sa tête maigre, un képi à visière droite,

avec sept galons — ou plutôt des galons et deux petites bandes de drap semées des trois étoiles du généralat. Làdessous une figure maigre, ennuyée, des paupières lourdes sur des yeux fatigués, deux grosses touffes de cheveux sortant du dessous du képi sur des oreilles décollées du visage, une moustache à la lèvre, une barbiche au menton : l'air d'uncordonnier de chasseurs à pied, très mélancolique.

Le dessin est signé: And. Gal, 22 mars, place Vendôme.

L'autre portrait est celui d'un membre plus obscur du Comité Central, Castioni, que Gill a dessiné de profil au moment où, harassé de fatigue, Castioni, gros homme robuste, aux cheveux drus, à la barbe épaisse, s'endort pourtant, écrasé, tout en déjeunant. Le voilà attablé devant le potage qu'il vient de finir, tenant encore entre ses doigts une bouchée de pain qu'il n'a pu, brisé, porter à ses dents.

Et il dort, sa serviette, sur ses genoux, ses mains sur sa serviette, son cou gras sortant du collet de sa vareuse de garde national. Pas un galon. L'uniforme du simple soldat. Castioni a dû agir tandis que Bergeret a voulu briller. Signature de ce dessin (un chef-d'œuvre) : And.

Gill, 26 mars 71.

Maintenant voici les anonymes, les soldats, les fédérés qui se feront tuer pour que le képi de Bergeret ait des galons et des étoiles. Bien campé sur la butte, appuyé sur son fusil à tabatière, une sentinelle veille, dans l'aube fraîche de mars. Pour uniforme, une blouse blanche, ou peut.----êf.r-eJa veste rouge du garibaldien, tordue à la ceinture par le ceinturon qui supporte le fourreau à baïonnette et la cartouchière de cuir. Rude gars aux épaules larges, enfonçant ses souliers guêtrés dans la terre des buttes comme s'il s'y cramponnait pour la défendre. A l'horizon, une autre sentinelle, au bas d'une muraille nettement découpée, avec quelques hérissements de broussailles qui sont des arbres. La silhouett(noire:de la sentinelle perdue dans le lointain se découpe sur une rangée de roues confusément entrevues : des roues de canons, ces canons que les artilleurs voudront enlever et qui, un jour, tireront sur Paris, de là-haut.

Paris ! Gill nous le montre, avec l'entassement de ses maisons, — plaine de moellons étalée sous la colline, — et d'où émergent les clochers et les cheminées hautes. Le voici, dans une autre lithographie saisissante : un canon allongeant sa gueule de bronze entre les parois d'une brèche de pavés et, derrière cette barricade, une autre sentinelle en pantalon blanc veillant sur la pièce d'artillerie dont l'écouvillon se dresse au milieu des pierres. Ce canon est placé à l'angle d'un mur où s'accroche un bec de gaz et, en longeant ce mur blanc couronné d'arbres qui feuillissent déjà, on arriverait, je crois, au mur contre lequel ont été collés les généraux Thomas et Lecomte.

Mais ce mur même, Gill l'a dessiné, d'après nature, et rien n'est plus sinistre, plus frappant et plus dramatique que la lithographie, désormais historique, qu'un tel spectacle lui a inspirée. Le voici, ce mur de jardin, très peu élevé, comme des murs de vergers. Des troncs d'arbres fruitiers grimpent encore en s'y cramponnant aux trous des pierres ou des briques. Il y a deux hommes couchés, face contre terre, au pied de ce mur effrité de balles.

L'un, le premier, vêtu d'un pardessus gris et d'un pantalon noir, est Clément Thomas. Il est tombé sur le ventre, sa tête blanche posée de côté, sur la joue droite. Il y a du sang autour de lui et, dans ce sang, des éclats de plâtre, des fragments de pierres, des morceaux de plàtras que les balles des fusilleurs ont fait sauter de la muraille. Le chapeau de Clément Thomas est resté là, près de sa main droite, à l'endroit où il a roulé. Plus loin, à quelques pas - trois troncs d'arbres fixés au mur les séparent — est le général Lecomte. Clément Thomas est tombé les bras au corps, les jambes allongées, comme raidies; lui est tombé face contre le sol, les pieds écartés et les bras en avant, des deux côtés du visage. Les deux cadavres gisent là, seuls, abandonnés, en attendant qu'on les transporte dans cette petite salle mortuaire où les verra Edouard Lockroy, la nuit, leurs faces pàles évoquant l'image fraternellement funèbre des comtes d'Egmont et de Horn, dans le tableau fameux de Gallait. Et un paysage

noirâtre, à la fois ironique et sinistre, encadre cette scène de deuil et de meurtre. Du verger voisin de grands arbres aux jeunes pousses projettent, par-dessus le mur troué de balles, l'ombre de leurs branches. Au loin, des espèces de saules, aux troncs noirs, dressent dans l'air leurs branchettes sèches, toutes droites comme le hérissement des chevelures de gens terrifiés. Solitude complète: rien que ces deux cadavres gisants dans les flaques rouges et le gâchis des gravats. Les fédérés n'ont pas bien visé : la crête du mur à des éraflures sinistres. La main de plus d'un a tremblé.

Ce dessin d'un caractère farouche, est cependant le seul document, comme on dit aujourd'hui, qui subsiste d'une telle scène. Il a la valeur tragique d'une déposition sincère.

Il est daté de Montmartre et du jour même. A présent, le mur troué de coups de feu de la rue des Rosiers n'existe plus. On l'a abattu. M. A. Picart, l'entrepreneur le plus alerte de toutes ces démolitions qui emportent tant de souvenirs historiques, et l'homme le plus aimable et le plus obligeant, a reçu de madame Scribe, en mémoire de cette démolition, la collection des Œuvres de Scribe.

C'est à madame Scribe, en effet, c'était à l'auteur de la Camaraderie, qui avait, dans Bertrand et Raton mis en scène une révolution moins sanglante, qu'appartenait cette maison de la rue des Rosiers. Un jour, à cette même place, un jour de mai, la foule avait poursuivi, en ---hurlant - comme elle hurlait, au 18 mars,.derrière Clément Thomas prisonnier — un homme pâle qu'on allait fusiller, à la place même où les deux généraux avaient été assassinés. C'était Varlin, le relieur, qui expiait—le malheureux ! —le crime d'autres hommes et n'avait jamais trempé sa main dans le sang. Il allait tomber, à l'endroit même où Clément Thomas était tombé, en évoquant, au moment de mourir, la même image consolante, celle de la République que l'homme de 1848 et celui de 1871 avaient également rêvée. L'ouvrier et le soldat devaient arroser de leur sang la même motte de terre. Et, encore une fois, c'était la même foule peut-être, c'étaient les mêmes voix, les

mêmes voisins, les mêmes mégères prises d'un accès deménadisme, comme dit Thomas Carlyle, qui criaient: A mort 1

tue 1 tue lIe jour du 18 mars et le jour du mois de mai.

Ah ! respect profond de la vie humaine, saintes pitiés, dévouements à ceux qu'on menace, où étiez-vous? Il y a de la bête fauve dans l'homme à certaines heures. Quelqu'un qui a vu Montmartre au 18 mars, un poète, un poète du peuple, — il habite là, — m'a dit, un jour, avec effroi : - Je me croyais chez les sauvages! Femmes, enfants, tout le monde poussait des cris ! Lespierres mêmes criaient et je me bouchais les oreilles, secoué par un affreux détraquement nerveux, hystérique, pris de peur, de la peur de crier, oui, de crier, moi qui avais l'horreur du meurtre, comme toute cette horde criait !

Dix ans ! Cet accès de tétanos a passé, ce me semble, et il faudrait savoir au juste ce que sont les socialistes de Paris qui affichent, la nuit, de petits placards verts, grands comme les deux mains (j'ai vu celui qu'on a détaché d'une muraille de la rue Vavin), où ils envoient leurs félicitations aux nihilistes russes pour avoir assassiné le Czar. S'il n'y avait pas quelque manœuvre dans cet affichage nocturne, ily aurait un symptôme de folié. Mais à quoi bon attacher de l'importance à ces actes de maniaques, seulement dangereux lorsqu'ils changent la colle de leurs affiches en dynamite pour leurs bombes? Ils auront beau fêter, comme un jour de gloire, l'anniversaire funèbre du 18 mars, im-.

primer en caractères rouges les journaux destinés à perpétuer cette date qui a coûté tant d'argent à l'Etat et tant de sang au peuple, au peuple tué sous la vareuse du fédéré ou la capote du soldat, au peuple qui, dans les rangs des bataillons de Paris ou des régiments de l'armée de Versailles, payait de sa vie les galons d'or de ces généraux improvisés qui n'improvisaient pas la victoire ; ils auront beau agiter, aux yeux des prolétaires, le drapeau rouge de la revanche, les petits savent que cette pourpre a été trempée dans leurs veines et qu'à cette rouge couleur il faut, à la fin, substituer le drapeau de deuil, le drapeau noir des veuves et des orphelins.

Au reste, à dire vrai, —avec cette facilité (f oubli que nous avons en France, — qui donc, si ce n'est les organisateurs des banquets annoncés pour ce soir, — qui se rappelle qu'il y a dix ans. aujourd'hui, jour pour jour, une révolution commençait? Thomas -et Lecomte reposent, làbas, non loin de Blanqui. J'ai là encore une lithographie, publiée au moment de l'affaire de Lunéville, chez Aubert, passage Véro-Dodat, et représentant Thomas sous-officier de Lunéville. Ce doit être une page détachée de l'ancien Charivari, celui de Philipon. Jeune, une petite moustache sur la lèvre, une mouche au menton, un léger collier de barbe autour des joues, le collet de son uniforme le serrant au cou strictement, tel est, sur ce portrait, l'homme que nous avons connu la barbe blanche, passant à cheval au front des bataillons pendant le siège et qui devait tomber, en pardessus gris, dans un jardinet de Montmartre, tête nue et tenant son chapeau à la main comme s'il saluait la:mort.

M. Picart, qui sait ce que c'est que les balles et qui, au siège de Soissons, les a bravées souvent, m'a conté que ses ouvriers, employés à la démolition de la rue des Rosiers, ont débité à des curieux, à des Anglais surtout, — les éternels Anglais collectionneurs dont se sont amusées toutes les comédies d'autrefois, — les morceaux du mur contre lequel avaient été fusillés Clément Thomas et Lecomte. Mais, comme après tout, ils ne pouvaient en trouver toujours, et que les demandes de fragments étaient de plus e-nprusrréquentes à mesure que la démolition avançait, les ouvriers eurent l'idée toute pratique de fabriquer euxmêmes des morceaux de muraille troués de balles. Ils tiraient contre le mur des coups de revolver, et, après l'avoir abattu à coups de pioche, ils descendaient-à la cave ces fragments stigmatisés de plomb, de telle sorte que, la muraille sanglante ayant dès longtemps disparu, les démolisseurs avaient encore l'amabilité de consoler les collectionneurs désespérés.

— Ah ! quel dommage ! J'aurais tant voulu conserver un fragment de cette muraille !

— Eh bien, monsieur, si vous ne le dites pas, je crois que nous pourrions vous en trouver encore un, — le dernier!

- Et où est-il?

— A la cave!

— Ah ! je né sais pas ce que je donnerais pour l'avoir !

L'ouvrier descendait à la cave, rapportait le morceau de mur troué de balles et le remettait à l'amateur, qui, sans doute, payait bien et s'en allait en glissant son doigt dans le trou rond et en se disant, avec un petit frisson qui lui faisait plaisir : - Peut-être est-ce une balle qui a travesé le corps du général!

Elle n'avait longé que le canon du revolver des démolisseurs.

Les ouvriers de M. Picart (l'entrepreneur ne l'a appris que depuis) se sont fait, de la sorte, avec la curiosité du public, de jolis pourboires. Et c'est pourtant ainsi que finissent bien souvent toutes les tragédies humaines ! Après le drame, la comédie. On repeint à Blois la tache de sang du duc de Guise, à Holyrood la tache de sang de Rizzio, et l'on vend, au plus juste prix, les reliques authentiques que les possesseurs lèguent pieusement à leurs héritiers et qu'on révère, de générations en générations.

Il n'y a que la foi qui sauve. Elle n'a pourtant point sauvé le général Lecomte, qui fut un bon soldat et crut à la défense nationale, et Clément Thomas, qui fut un honnête homme et crut au respect de la loi et de la disciplinè.

P. 1).

XH

Paris, 25 mars.

La manie de la noblesse et des Italiens. — A propos d'Hector Berlioz.

La noblesse, Dangeau, n'est pas une chimère Quand, sous l'étroite loi d'une vertu sévère, Un homme issu d'un sang fécond en demi-dieux Sait suivre, comme toi, les pas de ses aïeux!

C'est Boileau qui parle. On connait ces vers, plus fameux que remarquables. Ils me revenaient en mémoire, tout à l'heure, en lisant dans Y Indépendance l'annonce précédée d'une fleur de lis, d'un livre spécial, les Archives de la Noblesse. « Cent mille dossiers de Chartes et Généalogies.

Recherches généalogiques. Consultations. Additions de noms. » Il paraît qu'à ces excellentes Archives de laNoblesse, M. Laroche-Joubert, député de la Charente, voulait tout bonnement substituer l'Almanach des cinq cent mille adresses.

Eût été noble qui l'eût voulu. Il ne se fût agi, si le projet de loi de M. Laroche-Joubert eût été voté, que de mettre le prix à un titre quelconque. Le tarif était établi. Un prix faity comme pour les petits pâtés. Il en coûtait, au premier venu, vingt mille francs pour être duc et quatre ou cinq mille francs pour être baron. M. Jourdain et Georges Dandin n'avaient qu'à verser une redevance à l'État, ils étaient, tout aussitôt, titrés à l'égal de M. de la Souche ou de M. de Sottanville.

La Chambre n'a pas pris en considération, c'est-à-dire qu'elle n'a pas pris au sérieux, le projetde loide M. Laroche-

Joubert qui, étant déjà fabricant de papier, si je ne me trompe, tenait peut-être à devenir, en outre, fabricant de parchemin. La Chambre a eu tort. Pourquoi ne ferait-on point profiter les plus pauvres de la vanité des plus riches?

Que M. Durand ou M. Dubois se fasse appeler M. du Bois ou M. du Rand, cela ne nuit à personne, je pense, sauf à Durand et Dubois, et, si pour avoir le droit d'usurper un titre de comte tout bourgeois gentilhomme dégrève d'une rente annuelle les impositions que payent les autres particuliers, le budget, à la fin, y trouvera profit. Il resterait toujours aux nobles authentiques la ressource de mépriser cette noblesse en chrysocale et d'opposer Y Armoriai authentique à l'Almanach Bottin, désormais grossi de marquis improvisés, champignons de fortune, comme dit SaintSimon, en parlant de ceux qui « n'ont point de grandspères. »

Des grands-pères pourtant, tout le monde en a, etProudhon, qui parlait aussi de sa race, race solide de travailleurs bisontins, s'écriait fièrement, à son heure : — J'ai quatre-vingts quartiers de paysannerie!

Ce n'est pas Proudhon qui eût voulu ajouter un titre quelconque à son nom, mais il eût peut-être voté, par ironie, le projet de M. Laroche-Joubert, projet qui, d'ailletirs, étaittout simplement une manière de démocratiser la façon dont la royauté octroyait jadis les titres nobiliaires. C'est en payant finance, en effet, que plus d'un noble est devenu noble, il y a deux ou trois cents ans, absolument comme M. LarocheJoubert voulait qu'on pût le devenir à partir de 1881. Un titre, a-t-on dit, était pour le prince une monnaie d'Etat, quelque chose à la fois comme une décoration et comme un pourboire. Le noble, étant dispensé de l'impôt, capitalisait d'un seul coup ses redevances en versant une grosse somme, une fois donnée, au trésor royal. Hier il était vilain et fort vilain, taxé comme tel. Le lendemain, plus d'impôt: il s'était affranchi de cette rente; il était devenu gentilhomme. Sa noblesse était bien à lui. Il Pavait payée. Eh bien ! que demandait M. Laroche-Joubert? Tout simplement ce qu'avaient pratiqué les Valois, par exemple, souverains

bons marchands, avec leur sang de banquiers florentins dans les veines.

Il arrivait d'ailleurs qu'après avoir empoché le prix total de rachat des taxes annuelles et conféré un titre nobiliaire moyennant finance, les rois reprenaient leur parole, sans rendre l'argent, révoquaient d'un trait de plume un titre de noblesse ou répondaient tout simplement aux roturiers anoblis : — Vous avez payé pour acquérir noblesse ! Payez encore pour la conserver 1 Et de là, de ce heurt de noblesses diverses, noblesse de race, noblesse d'argent, noblesse de robe,-quesais-je?-naquit, grâce à l'inquiétude des premiers nobles, désolés d'être confondus avec les nouveaux, cette science bizarre, compliquée et curieuse du droit nobiliaire, du blason, des généalogies, basé sur un ridicule et sur une brutalité : la vanité et le privilège. On ne peut, du reste, se faire une idée de tout ce que comporte d'authenticités nécessaires le simple fait, par exemple, de pouvoir monter dans les carrosses du roi. Il fallait que toutes les signatures de d'Hozier et toutes les herbes de la Saint-Jean eussent passé sur les parchemins.

Dans un très remarquable article de M. Edmond Rousse sur le Droit nobiliaire français, je vois qu'on a compté jusqu'à vingt espèces de noblesses diverses : Noblesse de race, noblesse d'inféodation, noblesse par lettres, etc. Les émigrésan t, sous Louis XVIII, à la Chambre des pairs, des comtes et des barons de l'empire disaient : « Noblesse du canon! Cela s'en va en fumée, comme c'est venu! » Le plus féodal des écrivains de génie, Saint-Simon, avait déjà parlé de ces traitants bombardés nobles en un jour. Il eût fallu ajouter à ces diverses sortes de noblesse la noblesse par annuités dont M. Laroche-Joubert voulait doter le pays.

Le malheur est que, pour le gros de la nation, noblesse signifie encore, même quatre-vingt-douze ans après 89, privilège et oppression. Ce pays-ci estégalitaire. Le ridicule qui se fût attaché à la noblesse nouvelle, à la noblesse selon le député de la Charente, n'eût pas fait oublier l'injustice

qu'une telle mode eût consacrée. Et puis il eût été ironique qu'on pût dire : « A chacun selon son caprice ou sa vanité! » lorsque le mot d'ordre des temps nouveaux est : « A chacun selon son talent, son honnêteté et ses œuvres! »

Et pourtant, encore un coup, je regrette le rejet de la proposition Laroche-Joubert. C'était une jolie loi de comédie. Il y avait là, pour les satiriques du théâtre contemporain, une veine nouvelle à exploiter. On sortait un peu de l'adultère et du divorce. On arrivait à de l'inédit. Au surplus, un écrivain des plus mordants, un peu oublié de la génération nouvelle, Léon Gozlan s'était amusé jadis dans un des romans les plus originaux de ce temps-ci, Aristide Froissart, à imaginer un bohème qui ouvrait précisément, à Paris, une agence spéciale, un bureau de titres nobiliaires, comme il existe des banques de titres financiers. Moyennant une somme fixée, il prouvait tout net, au premier venu, qu'il descendait directement de Charlemagne. Et qui nous prouve que nous ne descendons pas de Charlemagne?

Le plus comique, dans le roman de Gozlan, c'est que le premier individu qui s'adressait, pour avoir des titres de noblesse, au fabricant de généalogies, c'était le père de ce débitant de blasons.

— Papa!

- M-on fils!

— Vous!

— Toi!.

— Comment, malheureux, c'est tui qui te livres au commerce coupable des faux titres de noblesse?

— Comment, papa, c'est vous qui venez me demander de vous confectionner des armoiries?

La scène, au théâtre, ne manquerait pas de drôlerie..

M. Prudhomme, dont la prud'homie ou la prud'hommerie n'est que la caricature et la déviation du bon sens, conclurait de tous ces appétits de noblesse et de titres que la véritable noblesse est celle du génie. C'est un peu ce que nous disions nous-même tout à l'heure.

Le génie est d'ailleurs en grande hausse aujourd'hui. On

ne lui ménage ni les ovations ni les statues. J'ai plus d'une fois noté les symptômes de cette bronzomanie qui porte nos contemporains à feuilleter les dictionnaires biographiques, afin de savoir à quels grands hommes méconnus on pourrait bien dresser un piédestal. Chaque cité, petite ou grande, a ses statues commandées ou attendues.

Tout petit bourg veut avoir ses sculpteurs Et tout village a commandé des bustes !

Il y a des réparations et comme des remords dans ces enthousiasmes posthumes. On a laissé mourir de chagrin un homme célèbre, on l'a raillé, sifflé et persiflé de son vivant. On fait des excuses à sa mémoire en envoyant un ou deux louis pour son monument. Rien de plus simple, et tout est réparé. Un peu de marbre, une coulée de bronze, une inscription plus ou moins éloquente arrangent bien des choses.

Cette fois, c'est à Hector Berlioz qu'on se dispose à faire des excuses. Berlioz, mort, a des fanatiques; Berlioz, vivant, avait surtout des railleurs. Comment a-t-on traité, dans la presse parisienne, le maître musicien lorsqu'il donna ses Troyens au Théâtre-Lyrique? M. de Villemessant s'y reprenait à deux et trois fois pour dire son fait à cet ennuyeux trouble-fête. Le nom de Berlioz était le synonyme de prétention et de bâillement. Lui, pauvre génie tourmenté, irascible, tournait dans l'arène avec des flèches au flanc, eonrme-le taureau dans le cirque. Mécontent, injurié, furieux, il se retournait, comme il pouvait, contre les banderilleros qui lui plantaient la pointe de leurs articles dans la chair. On se contentait de dire en parlant de lui : «. Ce Berlioz! comme il avait mauvais caractère! »

Ce n'était pas un doux, en effet, ni un calme, pour parler la langue d'aujourd'hui : c'était un grand ému et un grand nerveux. Il souffrait à crier et il criait. Son orgueil avait les mêmes révoltes que son amour. C'est lui qui raconte, très gravement, ou plutôt très frénétiquement, dans ses Mémoires qu'étant en Italie et apprenant qu'une femme qu'il aimait le trompait, il prit la diligence tout en

aiguisant un couteau et vint à Paris pour tuer sa maîtresse.

Oh ! tout simplement. Et Berlioz conte cette tempête sous un crâne avec une candeur parfaite.

Quand je dis candeur, ce profond artiste « posait » au contraire, — voire même à ses propres yeux, — pour le satanisme, le révolté, le shakspearien et le diabolique. Il avait, comme on dit dans les coulisses, la tête de l'emploi, et les habitants de l'Isère, qui verront bientôt se dresser sur une place publique la taille maigre et les traits sinueux de leur compatriote, se demanderont si, par hassrrd, ce ne serait pas à Mephistophélès qu'on aurait élevé une statue.

Il s'est trouvé, un jour, un homme pour venir en aide à Berlioz, pauvre et désespéré. Cet homme était Paganini, autre personnage funèbre et comme spectral. Il y aurait un tableau fantastique à peindre en mettant ces deux hommes face à face : deux paroxystes, deux démoniaques. Il semblait, en effet, que de Berlioz comme de Dante on eût pu dire en montrant « son .front livide et vert : »

Voilà, voilà celui qui revient de l'enfer !

De l'enfer parisien, où se débattent les méconnus, les vaincus, les enfoncés et les bafoués et aussi de cet enfer du rêve où, comme les sorcières dans la nuit de Walpurgis, toutes les visions passent, emportées par un souffle d'orage.

L'Enfer! Il en avait entendu l'appel de gouffre, cet homme qui entendait passer dans ses oreilles les tempêtes de la Damnation de Faust. Il y était descendu, suivant Faust au sabbat et Marguerite dans les flammes. Il avait été emporté vivant par cette chevauchée farouche dont il devait noter les halètements et qui ressemble, en musique, à ce qu'est, en poésie, la ballade effrayante de Bürger.

On s'imagine peu Hector Berlioz s'amusant ensuite aux douces gamineries des vaudevilles ou des opéras-comiques parisiens. C'est bien ce que ses contemporains lui reprochèrent. Parlez-moi de M. Auber! Il plaît, il amuse, il est galant, il est clair, il est français! Tandis que ce nébuleux et fantastique Berlioz, que nous veut-il avec ses symphonies qui

sont des casse-tête? On le renvoyait lestement à l'Allemagne. Et qu'on n'en parle plus!

On en parle toujours, on les joue plus que jamais, on l'applaudit avec une frénésie toujours nouvelle, on lui élève une statue ; mais il est mort. C'est peut être un peu tard pour lui élever une statue. « Monsieur Berlioz, nous avons été infâmes envers vous et nous vous avons, sinon persécuté, du moins nié et méconnu, comme on ne persécute pas, comme on ne méconnaît, comme on ne nie pas le moindre plaisantin. Veuillez agréer nos excuses sous la forme d'une statue, s'il vous plaît. »

Et maintenant, passons à un autre, sifflons, raillons, bafouons les méconnus à venir. Le bronze ne manque pas.

Nous n'avons donc à nous inquiéter de rien. Soyons injustes tout à notre aise! La postérité réparera nos torts!

On ne s'inquiète pas beaucoup, à dire vrai, de ces statues, et la grosse émotion du moment est cet incendie nou- veau qui fait oublier celui du Printemps : - la catastrophe de Nice. On a rarement vu un malheur aussi épouvantable.

De pareils incendies arrivent en Amérique, à Chicago, à Brooklyn, mais non en France. Tant de cadavres à la fois!

Adieu les régates et les fêtes ! A Nice, il n'y aura même plus assez d'émotion de reste pour s'intéresser au procès de mademoiselle Juge, cette petite actrice du Palais-Royal, Clotilde Andral, qui joue les Marie Bière à Nice, où Marie Bière joue les divas..

— Quand on pense que cela pouvait nous arriver!

C'est le retour d'esprit, très égoïste mais très naturel, de tout lecteur qui a pris connaissance de ces dépêches où l'on racontait tant d'asphyxies à la fois. Le fait est que rien n'est plus mal compris, sous le rapport spécial de la sécurité, que l'architecture de nos théâtres. Ce sont en général de véritables machines à rissoler. Des casseroles pour l'humanité. J'en sais où l'on serait grillé comme marrons sur la poêle, si la moindre allumette prenait feu à contretemps. C'est cependant une des première nécessités du plaisir que de n'avoir pas à redouter d'être carbonisé et de ne pas se trouver à la merci d'une explosion de gaz.

Fi du plaisir Que la crainte peut corrompre !

dit le rat des champs de La Fontaine. Il serait déjà fort désagréable d'être rôti chez soi, mais être cuit tout vif dans un théâtre où l'on va pour se divertir, cela devient un peu bien ironique. Tout cela pour dire simplement qu'on devrait mieux surveiller les coulisses, les compteurs et donner aux salles de spectacle des dégagements plus faciles.

- C'est un grand malheur! Cela va faire baisser les recettes! disait hier un auteur qui a son nom sur l'affiche.

— Tant mieux, elles remonteront ensuite ! répondit un auteur qui va donner une pièce nouvelle, le mois prochain.

Et voilà comment chacun prend sa part d'un grand deuil public.

J. M.

XIII

Paris, 2 avril.

Gounod et Meyerbeer. — Pierrot et Jules Janin. — Scaramouche et Deburau. — Un poète qu'on dépouille.

Aujourd'hui, l'Opéra donne enfin le Tribut de Zamora de Charles Gounod. C'est un événement, et, à vrai dire, c'est l'événement artistique de la saison. Gounod n'avait pas rencontré, depuis quelque temps, des livrets d'une valeur bien haute, j'en excepte Polyeucte où le souffle de Corneille se faisait sentir, même à travers des banalités rimées. Cinq-Mars n'était qu'un mélodrame sans action, et le librettiste n'avait point donné de pâture à ce grand artiste inspiré qui faisait chanter et sangloter avec son âme les deux amis grandis par le martyre : Cinq-Mars et de Thou.

— Qu'entendez-vous par un bon livret? nous disait-il un jour.

— Mais un livret dramatique, intéressant, poignant, amoureux.

— Pour moi, fit Gounod, un bon livret, cdmme une bonne femme, est un livret qui me fait faire un bel enfant.

Il est évident que l'inspiration du musicien ne tient pas à un ressort que le librettiste pousse à son gré. Le musicien porte en lui son drame. Gounod a demandé Cinq-Mars à MM. Gallet et Poirson, parce que, lui, Gounod, voulant écrire un Cinq-Mars, portait ce drame dans son cerveau.

— J'ai fait la Reine de Saba avec deux noms seulement s'agitant dans ma tête, disait-il encore : le roi Salomon et

la reine Balkis. Balkis ! Je voyais, dans ce nom seul, tout un monde poétique et symphonique.

Le musicien porte d'abord en lui son rêve, mais c'est le rôle d'un habile librettiste de donner un corps séduisant à ce songe. Scribe, qu'on a tant raillé, fut un admirable inventeur d'opéras. C'était lui qui, bien souvent, faisait naître l'inspiration chez le compositeur. Notre jeune école manque non point de maîtres musiciens, elle manque, au théâtre, de faiseurs de livrets. C'est un art qui se perd, et celui qui le retrouvera aura fortune faite.

— Ah! si Victor Hugo avait voulu, disait très sérieusement Meyerbeer, il serait arrivé loin comme librettiste !

Il ne doutait de rien, Meyerbeer. Le librettiste c'était pour lui une façon de charron qui tournait les roues du

char destiné à porter sa musique (je demande pardon pour l'image, qui est bizarre). Allant de Paris à Berlin, du temps qu'il composait F Africaine, il s'arrêta à Bruxelles et descendit, je crois, à l'hôtel.de Flandre. Toujours est-il qu'au milieu de la nuit une idée lui vient ; il saute du lit, passe son pantalon, se précipite sur la sonnette et réveille tout l'hôtel, en sursaut.

On accourt, croyant à un malheur. On trouve Meyerbeer à demi VêLU, qui demande, d'un air égaré : — Avez-vous un librettiste?

— Un librettiste ?

— Oui, un faiseur de livrets ! M. Scribe n'est pas ici. Je courrais chez lui s'il était ici!. Je repars demain matin, j'ai trouvé une idée, j'ai ma musique, il me faut des paroles. Trouvez-moi un librettiste !

Les garçons échangeaient des regards effarés, croyant , avoir affaire à un fou.

Mais, tenace, et cramponné à son idée, Meyerbeer répétait qu'il fallait à tout prix lui trouver, dans Bruxelles, un homme qui pùt lui composer des vers sur-le-champ.

— Vous concevez ! Je repars demain matin! Je ne veux pas avoir perdu mon idée ! Eh, je serais malade, j'aurais besoin d'un médecin, vous courriez bien en chercher un !

Eh bien, j'ai cent fois plus besoin d'un librettiste 1

Il fallait céder à ce possédé.

Ou prit l'avis du propriétaire de l'hôtel. (Je ne réponds pas de l'endroit où la scène se passa, mais je réponds de l'aventure.) L'hôtelier connaissait de réputation un poète belge renommé en ce temps-là. Il envoie quelqu'un le réveiller. L'autre, maussade, reçoit tout d'abord assez mal Ja nouvelle, mais, au nom de Meyerbeer, il se calme.

- — Meyerbeer ! Vous dites bien Meyerbeer, le musicien?

— Oui, monsieur, ce monsieur doit être certainement musicien, puisqu'il a besoin de vous pour faire de la musique !

— C'est bien, j'y vais!

Et le poète, au milieu de la nuit, se rend à l'hôtel où Meyerbeer l'attendait, plein de fièvre.

— Ah! vous voilà, dit le maestro en l'apercevant. Vous êtes poète, monsieur?

— A mes heures, mon cher maître ; mais, la nuit, au saut du lit, je ne sais pas trop. L'inspiration.

— Il n'y a pas d'inspiration ! Il n'y a pas de saut du lit !

Mettez-vous à cette table. Voici du papier, une plume, de l'encre.

— Tout ce qu'il faut pour écrire, commediraitM. Scribe.

— Justement. C'est Scribe, tenez, c'est Scribe que vous allez remplacer! J'ai trouvé entre un amoureux et une femme, le duo que voici.

Il expliquait sommairement, très vite.

- Mettez-vous là et écrivez-moi ce duo !

— Je l'écrirais beaucoup mieux chez moi, demain à tête reposée.

- Ah ! demain ! demain ! Mais je serai parti pour Berlin!

Il me faut ce duo avant demain, cette nuit, tout de suite !

— Essayons, dit le poète.

Il rima le duo, Me^ erbeer le lut. Il rayonnait. C'était bien cela.

- Monsieur, dit-il en prenant un billet de mille francs

dans son porteieuuie, toute peine vaut salaire ! Permettezmoi de vous offrir ce chiffon de papier pour vos droits x teur. Et profondément merci. Vous m'avez sauvé la via.

6

Et \oilà comment, en voyage, la nuit, moyennant cinquante louis, Meyerbeer rencontra, à Bruxelles, un poète de talent qui remplaça Eugène Scribe.

C'est mieux qu'une anecdote originale, c'est un trait de caractère, et l'auteur du Prophète se peint là tout entier.

Gounod, j'espère, aura trouvé dans M. d'Ennery et M. Brésil des librettistes qui, eux aussi, pourraient remplacer , M. Scribe.

En fait d'anecdotes beaucoup plus connues, j'en trouve une, signée du nom de M. Arsène Houssaye, dans une préface écrite pour la réédition du plus précieux des livres de Jules Janin, Deburau, histoire du théâtre à quatre sous.

M. Houssaye raconte qu'un soir de 1840 — Deburau, le Pierrot fameux, ne jouait pas — un homme tout de noir habillé se présenta gravement chez le docteur Ricord.

« Le grand médecin, dit Arsène Houssaye, fut frappé de cette physionomie lumineuse, quoique recouverte d'un voile de mélancolie ; le front pensait, l'œil parlait, la lèvre exprimait toutes les malices d'un sceptique.

» — Vous êtes malade, monsieur? demanda Ricord.

» — Oui, docteur, malade d'une maladie mortelle.

» — Quelle maladie?

» — La tristesse, l'ennui, le spleen, l'horreur de moimême et des autres.

» - J'ai vu cela, murmura Ricord en souriant; mais cela n'est pas une maladie mortelle : on revient de plus loin.

» — Que faut-il que je fasse?

» Ricord regarda ce malade imaginaire qui lui rappela Molière.

» — Que faut-il que je fasse? dit encore le malade.

» Ricord, qui avait vu Deburau la veille, lui répondit : » — Allez voir Deburau.

» — Je suis Deburau, docteur.

» N'est-ce pas là, ajoute M. Houssaye, une scène de Shakespeare? »

Non, et toute shakespearienne qu'elle est, c'est une scène de la comédie italienne. C'est une histoire qui n'est pas

arrivée à Deburau, mais à Carlin, l'Arlequin Carlin qui fit fureur au siècle dernier, à ce Carlo Bertinazzi, qui resta l'ami d'un Pape et à qui, pour le guérir de sa maladie noire, un docteur du temps disait gravement : — Allez voir Carlin !

— Mais je suis Carlin, docteur !

Ce qui arriva à Carlin put, il est vrai, arriver à Deburau, ce qui advint à Arlequin put arriver à Pierrot. Mais j'en doute. Ce livre sur Deburau, une des jolies fantaisies qu'ait écrites la plume sautillante de Janin, méritait d'ailleurs d'être réimprimé, et Arsène Houssaye a écrit pour cette réapparition une vingtaine de pages tout à fait charmantes où Janin revit, avec son esprit fin et son bon gros rire.

Janin avait eu, un jour, la fantaisie de sacrer grand homme Deburau, le Pierrot des Funambules, ou plutôt de consacrer la gloire d'un artiste inimitable, passé maître dans cet art séduisant - et perdu - de la pantomime. Il avait écrit ses deux petits volumes sur Deburau, deux petits volumes qui se payent aujourd'hui des prix insensés dans les ventes et qui figurent sur les catalogues des libraires avec cette étiquette terriblement alléchante pour les bibliophiles : Rarissime. M. Jouaust a la bonne idée de rééditer, dans une série nouvelle & Œuvres diverses de Janin, cet introuvable et précieux Deburau, et voilà Pierrot qui renaît, évoquant tout un monde disparu, et ce petit théâtre du boulevard du Temple où nous n'avons pas vu Deburau père, mais Deburau fils, très spirituel et très leste, lui aussi, jouant Rouge et Blanc, Pierrot conscrit, Pierrot en Egypte, un tas de chefs-d'œuvre oubliés!

Deburau! Mais ce fut une des gloires de Paris! On allait aux Funambules, voir Deburau, comme on va aujourd'hui, aux Variétés, écouter madame Judic. Il gagnait à cela, ce grand artiste, « trente-cinq francs par semaine » que lui payait sans doute régulièrement Michel Nicolas Bertrand, son directeur. Le très aimable M. Bertrand des Variétés paye un peu plus cher, je crois, la Roussotte. Et cela plaisait à Janin, ce paradoxe qui consistait à lancer à la fois

Deburau et Rachel, le drame de Frédéric Soulié et la pantomime des Funambules.

Il prétendait, avec son sourire narquois, que Deburau, qui ne parlait point et par conséquent ne commettait pas de fautes de français, était le sauveur du théâtre.

« Délivré par lui du dialogue moderne, vous êtes délivré en même temps de l'intrigue moderne. Tous nos banquiers de comédie disparaissent aux Funambules, tous nos beaux jeunes gens en gants jaunes, tous nos vieux militaires, tous nos philanthropes, tout le faubourg Saint-Germain, toute la Chaussée-d'Antin, en un mot tout le monde comique que M. Scribe et ses pàles copistes exploitent depuis la Restauration, tout cela expire sur le théâtre de notre farceur. »

On cria au scandale lorsque Janin publia ce paradoxal dithyrambe. Quelqu'un écrivit, -Arsène Houssaye dit que ce fut peut-être Félix Pyat : « Voilà l'histoire d'un Pierrot racontée par un Paillasse. » Il est vrai que Janin ne posait pointpour la gravité. M. Désiré Nisard,qui écrit ses Mémoires etqui en donnait naguère un fragment relatif àM. Montigny, le directeur du Gymnase, raconte qu'en entrant, un matin, à l'heure du déjeuner, dans l'appartement occupé par J. Janin, rue de Tournon, il trouva le critique sablant le champagne comme un vrai journaliste de roman.

— Gela vous étonne, vous, Nisard ? dit Janin. Que voulez-vous? Je ne tiens pas à entrer à l'Académie! Vous irez, vous, à l'Académie ! Vous êtes né pour ça !

Le plus piquant, c'est que Janin tint beaucoup à y aller, à cette Académie, et qu'après avoir ferraillé, du bout de la plume, avec M. Nisard, à propos de la littérature facile et de la littérature difficile, il eut, pour y entrer, la voix de Nisard lui-même, et cela grâce à Montigny qui répétait à l'auteur de l'Histoire de la littérature française : — Vous devez oublier toutes les anciennes querelles et voter pour Janin !

• Le trait fait honneur également à Montigny et à M.. Nisard.

Les bibliophiles vont d'ailleurs reprocher beaucoup à

M. Jouaust de rééditer un livre aussi rare que ce Deburau.

Le rêve de tout bibliophile serait qu'il n'y eût au monde qu'un seul exemplaire de chaque ouvrage et que cet exemplaire unique lui appartînt.Tout justement, à côté de ce Deburau, qui fait revivre un mime, il y a, à l'étalage des libraires, un livre très artistique, Scaramouche, où M. Emmanuel Gonzalès étudie, avec une verve toute picaresque, un amuseur du temps passé. Scaramouche et Duburau! Je mettrais volontiers' ces deux monographies siséduisantes l'une à côté de l'autre. M. Gonzalès est un fin lettré qui a écrit les romans les plus dramatiques. De la même plume qui comptait les coups d'estoc et de taille de Duguesclin dans Esaü le Lépreux, il étudie les facéties de Scaramuccia et les aventures de Ragueneau, le pàtissier poète. Le livre est charmant. Un artiste original, ce qui est rare en ce tempsci, M. Henry Guérard, a multiplié, pour ce Scaramouche, de petits personnages noirs comme la nuit, mis en tête des chapitres.et en culs-de lampe. C'est d'un effet attirant et d'un genre d'illustration tout particulier. Dentu, dont le portrait figure à la fin du volume, n'a jamais publié un plus joli livre.

Où sont les cendres de Scaramouche? M. Gonzalès seul nous pourrait le dire. Quant au Deburau de Janin, sur une tombe du Père-Lachaise placée tout juste au-dessus de la muraille qui donne sur le boulevard où passent les tramways et les fiacres, on lit ce nom en grosses lettres : Deburau. Deburau, sans un prénom, sans une inscription, sans date. Deburau tout net comme Napoléon tout court.

— Il ne reste rien de lui qu'un nom, diront les dédaigneux. Ce n'est pas assez !

Un nom ! Combien de plus ambitieux qui n'ont, sur le livre de la renommée, jamais pu écrire la première lettre du nom qu'ils ont porté, tandis que ce pierrot, ce paillasse, ce baladin, ce mime, ce farceur, ce pauvre diable y a pour toujours gravé le sien ! Je souhaiterais à bien des vanités d'aujourd'hui et des réputations du moment d'avoir, dans l'avenir, la moitié de la célébrité de Deburau ou de Scaramouche !

A quoi tient la fortune ? Un poète à peu près ignoré, auteur d'un recueil de fables que Gavarni illustra cependant, Roussel (de Méry) disparaissait, il y a peu de mois, à Mérysur-Oise, où il vivait assez pauvrement. Il avait jadis publié des recueils de vers satiriques, dans le goût du dixhuitième siècle, les Sermons de mon curé, Gros-Jean et son Curé. Nul ne les avait lus. Roussel connaissait bien les histoires gaies des curés de campagne. Il avait été berger, puis chantre de paroisse. Toujours de belle humeur. Le curé de Méry lui avait appris le français, un peu de latin, et Roussel, tout en gardant ses moutons, lisait les fabliaux, les joyeux devis d'autrefois. Un beau jour, un homme habile s'avise de découvrir les Sermons de mon curé et de les publier sous son nom. C'est M. Léo Taxil. A ce jeu, le nouveau venu gagne beaucoup d'argent et Roussel (de Méry) qui n'en a jamais tiré un centime, proteste et s'adresse aux tribunaux. Sur ces entrefaites, il meurt. On le porte au cimetière de son village et les Sermons de mon curé continuent à se vendre sous la signature de M. Léo Taxi!.

L'ancien gardeurde troupeaux a des héritiers, fort heureusement. Ces héritiers plaident. Ils ont cité devant des juges celui qu'ils appellent un plagiaire. L'affaire se terminera ces jours-ci. Il serait curieux que ce fût vrai, et que M. Taxil eût gagné des sommes rondes avec les contes du brave homme qui, les ayant écrits, n'avait pas touché un sou pour son travail. Et, quel que soit le résultat du procès, le nom de Roussel (de Méry) n'en restera pas moins inconnu, et celui de M. Taxil n'en sera pas moins célèbre, dans un certain monde, il est vrai. Ainsi vont les choses. Les délicats ont bien tort de se gêner.

P. D.

XIV

Paris, 8 avril.

Les Kroumirs. — Mort de Jules Favre. — Un livre de M. Jules Simon.

Si j'avais à caractériser le moment que nous traversons, je dirais que c'est une veine assez malheureuse : un joueur ajouterait : une série à la noire. Des théâtres incendiés, celui de Montpellier après celui de Nice, des assassinats en Afrique, des inondations à Séville, un tremblement de terre à Chio. C'est comme une succession indéfinie de mauvaises nouvelles. Il y a des milliers d'Espagnols sans asile et à l'heure même où — les choses ont de ces ironies — on organise des trains de plaisir de Paris à Séville pour aller voir là-bas les processions des fêtes de Pâques, aussi pittoresques en cette Andalousie qu'elles peuvent l'être à Rome. Et quant à l'île de Chio, un frémissement du sol l'a secouée tout entière et ce n'est qu'un amas de ruines.

Les Turcs ont passé là.

dit une pièce des Orientales. Ce ne sont plus les Turcs, c'est une secousse de la terre, et l'œuvre de mort est peut-être plus complète encore : Tout est ruine est deuil.

Chio, l'île des vins, n'est plus qu'un sombre écueil, Chio qu'ombrageaient les charmilles, Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois, Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois Un chœur dansant de jeunes filles.

Tant de petites et grosses catastrophes à la fois donnent

à penser qu'il y aquelque invisible roue brisée dans la grande machine. Et, pour compléter les nouvelles dramatiques, voilà qu'on s'en va tirailler sur les frontières de Tunisie.

En vérité, les Kroumirs l'ont bien voulu et leurs pilleries étaient bien faites pour lasser la patience. A mon sens, l'apathique complicité du bey de Tunis vaut bien le fameux coup d'éventail du dey d'Alger qui fit tirer l'épée au pacifique Charles X. On ne pouvait plus longtemps laisser de pareilles tribus faire, à main armée, des excursions ou des incursions sur notre territoire. La guerre donc!

:G'est un vilain mot, la guerre, et qui sonne cruellement aux oreilles, mais il est des cas de défense légitime où il n'est permis à personne d'hésiter. On ne saurait, je pense, reprocher à la France d'être devenue trop-belliqueuse. Elle pécherait, si je disais toute ma pensée, par le défaut contraire. Depuis dix ans, le mot d'ordre absolu, tant et trop de fois répété peut-être, est la paix, la paix et encore la paix.

On a tant raillé, chansonné et ridiculisé le régime de la paix à tout prix de Louis-Philippe et les députés prit char dûtes qui préféraient, très sagement, verser une indemnité à Pritchard plutôt que d'avoir maille à partir avec l'Angleterre!

Eh bien, en vérité, mais la plupart des Français - je le dis tout bas - me semblent devenus, depuis 1870, des pritchardistes d'une autre espèce. Ils ne rêvent que la paix, la chère paix, il dolce far niente, dont je ne conteste pas les joies, et le mérite, et la supériorité sur le sauvage état de guerre, mais qui a ses dangers aussi et qui habitue les hommes à considérer que tout est bien et beau et bon de par le monde, pourvu qu'on jouisse.

Je ne voudrais pas que le chauvinisme, ce gros ridicule d'autrefois qui était peut-être une petite vertu, se réveillât, battant la charge et la campagne, à propos d'une expédition contre les Kroumirs. Parce que deux ou trois régiments d'infanterie., quelques bataillons de zouaves et quelques batteries d'artillerie vont entrer en ligne contre des nomades fanatisés, la patrie n'est pas en danger et il ne s'agit point de pousser le cri d'alarme. Mais je ne vois pas, non plus, avec une grande joie l'effarement de quelques-uns, qui ho-

chent la tête, en disant tout bas que l'affaire est plus grave qu'on ne pourrait croire et que derrière les Kroumirs, il y a les bersaglieri et derrière les bersaglieri, les uhlans.

— Avez-vous lu le Diritto? s'en vont répétant ces alarmés qui voudraient bien devenir des alarmistes. Et l'interpellation Massari, Rudini et Damiani?

Eh ! qui peut empêcher vraiment un peuple civilisé de se défendre contre des pillards, des coquins et des barbares?

Il ferait beau voir qu'on donnât raison aux Kroumirs contre les braves gens que ces affolés égorgeraient sans pitié si on les laissait faire! 0 puissance de la presse! C'est pourtant avec des journaux et des placards imprimés qu'on a fanatisé ces tribus. Voilà, je pense, du moderne ou je ne m'y connais plus. On a fait imprimer, en Sardaigne, me dit-on, un journal en caractères arabes, le Mokatel, si je me rap.pelle bien le titre, et on le distribue, depuis des mois, parmi les Kroumirs. Là, on prêche contre la France le mépris et la guerre sainte. Ce que les prophètes nomades répétaient autrefois à travers le désert avec leurs poétiques et frappantes images, ce sont les journaux qui le crient. Une révolte de fanatiques obtenue par des gazettes ! C'est un spectacle tout nouveau, et Abd-el-Kader regrettera de n'avoir pas eu un Moniteur officiel à ses ordres, du temps qu'il lançait ses réguliers en burnous bruns contre les petits fantassins du maréchal Bugeaud.

C'est pourtant cette Afrique, où nous allons encore tirer des coups de fusil, et cette Algérie qui ont fait naître ce mot de chauvin - d'où chauvinisme — dont je parlais tout à l'heure. Les créateurs du néologisme furent les frères Cogniard, que M. Littré cite quelquefois, absolument comme s'ils étaient académiciens, dans son Dictionnaire de la langue française. Lors de la prise d'Alger et, au lendemain de la révolution de 1830, les Cogniard (il n'y en a plus qu'un de vivant, et c'est encore le plus aimable et le plus spirituel des hommes), écrivirent, pour le théâtre des Folies-Dramatiques, une pièce de circonstance qui fit fureur et devint populaire rapidement. C'était la Cocarde tricolore. Le dey d'Alger figurait tout justement dans cette pièce, comme le

bey de Tunis pourra jouer un rôle dans les revues de fin d'année, et il déplorait même, en vers, la folie du roi Charles X venant s'attaquer à lui, étourdiment. Le couplet est célèbre. Il ne vaut pas une strophe des Orientales.

Par Mahomet, c'est une extravagance, chantait le dey d'une voix de basse profonde : A nous croit-on se frotter sans dangel'?

Il est donc fou ce monarque de France ?

Que vient-il faire au royaume d'Alger ?

Songe-t-il bien à sa propre couronne, Ce roi des Francs — que l'on dit si chrétien ! Et quand il vient pour conquérir un trône, Pense-t-il bien être assis sur le sien !

On bissait, chaque soir, le couplet lorsqu'on le chantait, si peu de temps après les journées de Juillet.

Or, dans cette Cocarde tricolore, il y avait deux types de troupiers, de fantassins français, très drôlement joués, et que les frères Cogniard avaient baptisés de noms demeurés célèbres : Dumanet et Chauvin. Chauvin et Dumanet sont restés quelque peu typiques. Dumanet, c'est le piou-piou français avec sa naïveté, ses étonnements et sa bonne humeur; Chauvin, c'est Chauvin, le mot dit tout. Le chauvinisme était représenté pourtant dans la Cocarde, non par ce jeune conscrit, mais par un vieux sergent qui répondait à Chauvin et à Dumanet lui demandant ce qu'on allait trouver en Algérie : Napoléon a traversé l'Afrique, Nous somm's certains qu'il y croît des lauriers 1 La caricature, les lithographies, les imitations, les parodies s'emparèrent de Dumanet et de Chauvin, et c'est ainsi que ce type populaire de Chauvin, ce snob du patriotisme, fut complété et accepté. Peut-être l'expédition contre les Kroumirs fournira-t-elle un type nouveau à cette galerie de fantoches qui résument un vice, un ridicule, une exagération d'un tempérament national, à un moment donné. Je voudrais qu'on trouvât le moyen de peindre un Chauvin

d'espèce nouvelle, un Chauvin ami de la paix, tout heureux d'apprendre qu'on arme les navires pour soutenir l'honneur du pavillon, mais très inquiet de savoir qu'on va tirer un coup de canon chargé à boulet; — un Chauvin qui veut relever la tête et qui craint de la trop redresser, un Chauvin qui préférerait une conférence diplomatique à une charge à la baïonnette, un chauvin pritchardiste et prudent qui parle de l'honneur de la France, mais de la sécurité de la France et qui vengerait volontiers des affronts en chambre, la plume à la main, comme cet Anglais qui faisait le tour du monde sans sortir de son appartement.

On a bien parlé, et avec beaucoup de dignité et de discrétion, de cette France dans les deux discours prononcés à l'Académie à propos de Jules Favre. M. Rousse, qui succédait à Favre, et le ducd'Aumale, qui recevait M. Housse, ont évité, avec beaucoup de tact, des allusions qui eussent été probablement déplacées et à coup sûr douloureuses. Il y a eu, d'ailleurs, entre eux comme une sorte de duel courtois. C'était à qui ne toucherait pas à Jules Favre.

Pauvre homme, faible et hautain à la fois, qui porte injustement le poids de bien des fautes qu'il n'a pas commises! Il eut le malheur de croire à la toute-puissance de la phrase. Dans certains écrits posthumes qu'a publiés sa veuve, il se montre debout devant l'Océan, comme une sorte d'Ossian, et il fait de la rhétorique à propos des vagues qui ne changent jamais, elles, tandis que l'homme, soumis à toutes les misères, etc., etc. On voit d'ici l'amplification. Eh bien!

Jules Favre fut, en toute sa vie, l'homme qui contemple ainsi l'Océan du haut d'un promontoire. Une belle phrase dont la période et le nombre lui plaisaient une fois trouvée, il lui semblait qu'aussitôt les événements et les éléments étaient domptés.

On lui a reproché sévèrement, iniquement, cette phrase ironiquement fameuse : « Pas une pierre de nos forteresses, pas un pouce de notre territoire ! » Évidemment, elle était imprudente, d'une hauteur superbe et qui aurait eu besoin d'être soulignée par des victoires. Il faut, au lieu de points d'exclamation, des obus à la

fin de semblables phrases. Mais qui a le droit de reprocher celle-ci à Jules Favre? Lorsqu'il l'écrivit imprudemment, je le répète, tout le monde tressaillit d'enthousiasme et de fierté. Si quelque esprit rassis et calme (il y en avait bien peu en ces heures d'orage) voulait risquer une observation, ah! comme on le recevait alors et avec quelle colère!

— Fussions-nous vaincus, vous entendez, définitivement vaincus, lui répondait-on, la proclamation de Jules Favre aurait sauvé l'honneur! Après une telle proclamation, un peuple se sent plus fier 1 Tous les gens de bonne foi, en interrogeant leurs souvenirs, avoueront que c'était là le sentiment absolu du nombre. Jules Favre eut alors une heure de suprême rayonnement. L'admiration de tous le grandissait outre mesure. Le dénigrement de l'ingratitude, l'insulte aussi, allaient le renverser bientôt de ce piédestal de terre glaise. Oui, certes, cet homme a commis des fautes, et, comme il arrive bien souvent, des fautes dont son enthousiasme et son cœur étaient seuls responsables; mais on peut dire qu'en toute vérité, il est mort de douleur, mort des blessures de la patrie. Il était cruel de voir, jauni et courbé, dans les derniers temps de sa vie, cet homme sarcastique qu'on avait connu portant haut le front et dominant fièrement une assemblée sur qui, de la tribune, tombait sa parole vibrante et ce hoquet de mépris et de colère dont M. Edmond Rousse a parlé !

On reviendra — l'histoire reviendra — sur ces h ommes du 4 Septembre qui ont, — la foule ne s'y trompait pas dès le premier jour, — sauvé l'honneur de la patrie. L'un d'eux, M. Jules Simon vient de publier un livre non mis en vente publique, malheureusement, et que je regarde comme un chef-d'œuvre. C'est l'Introduction aux Rapports du jury international de l'Exposition de 1878, imprimée par l'imprimerie nationale sous les auspices du ministère de l'agriculture et du commerce. M. Jules Simon avait été nommé rapporteur général, et c'est en cette qualité qu'il résume tous les rapports des diverses classes et qu'il écrit cette Introduction tout à fait admirable, véritable histoire du tra-

vail, de l'industrie humaine. Je ne sais rien de supérieur dans notre littérature à ce modèle de science et de clarté.

Je comparerais ce tableau des progj'ès du travail humain au Tableau des progrès de VEsprit humain, de Condorcet.

Après avoir énuméré et caractérisé les expositions nationales de 1798 à 1849, les expositions internationales de 1851 à 1867, étudié l'exposition de 1878 qui, en réalité, contenait le monde dans un espace de 745,530 mètres carrés, M. Jules Simon passe en revue tout ce qui est la vie physique et morale de l'homme moderne, la maison et le mobilier, le vêtement, les aliments, les forces productives, l'école, et c'est un modèle de profondeur avenante et d'érudition qui plait à la fois et s'impose.

,( Commençons la sainte croisade, diten finissantM. Jules » Simon, la croisade de la science. Il n'y a plus de supé» riorité ni de sécurité que par elle. Dans la société telle » que les siècles, les révolutions et la liberté nous l'ont faite, » il n'est plus permis d'ignorer, il n'est plus possible de » s'arrêter. Il faut courir ou mourir. »

Et c'est le tableau de cette course de l'humanité vers la science que nous montre cette Introduction de M. Jules Simon. Je voudrais voir un tel livre dans toutes les mains et ce serait comme la meilleure des « Encyclopédies. »

M. Tirard, le-ministre du commerce, avait renvoyé à M. Simon le manuscrit de ce beau livre que lui rendait l'Imprimerie nationale : le ministre regrettait de ne pouvoir, disait-il, conserver un si précieux autographe.

M. Jules Simon l'a retourné à M. Tirard en le lui offrant.

Sous la magnifique reliure dont il va le faire revêtir, le ministre pourra se vanter d'avoir un livre supérieur, et un monument unique.

Ah! les livres rares! C'est une folie, et qui vaut bien la folie obsidionale dont les admirateurs quand même de Jules Favre, devenus ensuite ses détracteurs, furent un moment saisis! On va mettre en vente, sous peu de jours, un Ronsard, relié superbement, il est vrai, dont un libraireexpert, M. A. Labitte, demande la modique somme de vingt-deux mille francs. Et, paraît-il, c'est moins l'ouvrage

lui-même, la rareté de l'édition, que la reliure de Trautz: Bauzonnet qui fait la grosseur d'un tel prix. M. de Sacy avait deux sortes d'exemplaires du même ouvrage : l'un pour son usage personnel, relié sans façon et qu'il lisait journellement, l'autre, magnifiquement relié et auquel il ne touchait jamais. Des livres de lecture courante et des livres de parade.

L'Introduction de M. Jules Simon aux Rapports du Jury de l'Exposition sera, dans la bibliothèque de M. Tirard, mieux qu'un livre de parade; ce sera un manuscrit de parure. C'est un joli cadeau d'homme d'ftat lettré à un ministre artiste.

J. M.

, XV

Paris, 15 avril.

Les comédiens en vacances. — Comment on écoute un opéra. —

Longchamps autrefois et aujourd'hui.

Pareils à des écoliers échappés, ils s'en vont, aujourd'hui, à travers les chemins, les comédiens au menton bleu et les comédiennes aux beaux yeux brillant dans leur visage pàle !. On ne joue pas, ce soir. On ne joue nulle part. Les théâtres sont fermés. Tout ce qui tient, de près ou de loin, au monde des coulisses, prend un congé et chôme le Vendredi-Saint. A Paris, c'est un jour tout spécial, au point de vue de Ja physionomie de la ville, une fois le soir venu. Les devantures mornes des théâtres, dont toutes les affiches à la fois annoncent les relâches-Relâche, Relâche, Relâche — semblent fermées d'un même coup par quelque deuil général.

Où entrer pour se divertir? Il n'y a plus que les Concerts spirituels. La musique sacrée remplace l'esprit du vaudeville, le rugissement du drame et les rondeaux de l'opérette.

Alors, on voit errer, sur les boulevards et les promenades, des couples désœuvrés qui ne savent comment tuer leur soirée et qui, justement parce qu'il n'y a pas un théâtre ouvert, avaient, ce soir-là, un formidable appétit de comédie, une fringale de théâtre. Le Parisien, qui s'amuse de tout, s'ennuie d'un rien. La soirée du Vendredi-Saint est pour beaucoup de gens, contraints à faire leur salut malgré eux, une soirée interminable et redoutable.

Pour les comédiens, c'est un bon jour de liberté. Ah!

quelle joie d'être libres, complètement libres, sans bulletin de répétition, pendant le jour, sans représentation, le soir

venu, et de pouvoir organiser, en commun,-quelque partie de campagne!. Ils le font souvent, surtout dans les petits théâtres. On s'échappe vers Nogent ou Saint-Mandé, on s'en va déjeuner au bord de la Marne, un peu canoter, courir beaucoup et oublier, dans l'air frais d'avril, l'odeur de renfermé de la loge où l'on s'habille, et le gaz et la poussière, et les escaliers sombres, et le régisseur et les amendes!

Le moment d'ailleurs est fort bien choisi. La campagne est d'une coquetterie qui fait plaisir. On l'a souvent comparée, avec le blanc fleurissement de ses arbres aux heures de printemps, à une marquise toute poudrée. Elle sourit et marivaude. Toutes ces branches blanches, ces arbres aux touffes sur lesquelles il a neigé, avec des branchettes, çà et là, toutes roses, ont je ne sais quoi d'attifé, de paré et de galant. Les bois sont à peine verts, mais les vergers sont enfarinés. Je ne sais trop pourquoi les peintres négligent de saisir, comme à son réveil, la nature en son costume d'avril.

Les Japonais,qui sont d'exquis naturalistes, aimentà rendre cet aspect de puberté grêle et fleurie. Ilidétachent, sur un fond bleu, quelque branche chargée de bourgeons roses, et c'est charmant, ce coin de primavera. Il y a, dans la campagne, à l'heure où nous sommes, une séduction de bal masqué, une gràce de travesti. Dans peu de jours, ce ne sera plus cela. Les bois seront des bois, les lilas seront ouverts.

La nature ne sera plus cette jolie Pierrette de Watteau qui fait l'effet d'une fillette en déshabillé, toute pomponnée, toute blanche et toute rose.

Les comédiens de Paris auront pu l'aller contempler à leur aise, puisque madame de Maintenon, madame de Terremonde, la princesse de Bagdad ou Nana ont toute leur journée pour visiter les tombeaux dressés et drapés dans les églises et tout leur temps pour écouter du Beethoven.

La passion de la musique augmente, paraît-il, et voici que les Folies-Bergère, où les géants, les nains et les acrobates avaient élu domicile, se transforment, paraît-il, en une salle de concert où l'on exécutera même de la musique sacrée..

C'est à n'y pas croire. Ce coin de Paris, qui a vu tant

d'exhibitions curieuses, va devenir une succursale des concerts Pasdeloup ou des concerts Colonne. Je ne crois pas qu'on ait vu défiler, dans un plus petit espace, plus d'excentricités et plus de monstres que n'en a montré M. Léon Sari dans ce théâtre singulier et amusant. Tout ce qu'il y avait, de par le monde, de phénomènes vivants songeait aux Folies-Bergère comme le mahométan songe à la Mecque et le poète de province à l'Académie. Être engagé aux FoliesBergère semblait, à tous les danseurs de cordes, lutteurs, jongleurs, escamoteurs, ménestrels de l'univers, le summum de l'honneur et de la fortune. M. Sari voyait arriver dans son cabinet les visiteurs les plus inattendus. Il recevait des dépêches incroyables. Il se trouvait face à face avec des apparitions hoffmanesques. Ce fut l'antre du fantastique, mais du fantastique réel, du fantastique naturaliste que ces Folies-Bergère.

— Découvert veau humain à quatre têtes. L'engagez-vous?

telégraphiait-on de Cincinnati.

— Bon lot de Zoulous authentiques. V outez-vous? écrivaiton du Cap.

M. Sari renonce trop tôt aux exhibitions. Il nous eût montré des Kroumirs, et nombre de gens qui ne tiendraient pas à suivre l'expédition de Tunisie se seraient offert le plaisir, médiocrement périlleux, d'nller rire au nez de ces figurants, comme les plaisants vont ricaner devant les lions du Jardin des Plantes qui, derrière leurs barreaux, les regardent de leurs yeux calmes, méprisants. Les derniers phénomènes montrés par les Folies-Bergère auront été ce géant en uniforme de cosaque de la garde qui parcourait la salle d'un air mélancolique, traînant tristement sa lourde masse, montrant sous son bonnet fourré une bonne figure d'honnête garçon rêveur et, sur sa tunique blanche, la rangée de croix ramassées, sous les balles turques, dans la neige des Balkans. Le géant rnsS0 prenait dans sa main cette petite poupée hollandaise qu'on appelait la princesse Paulina et qui était bien le plus gentil petit être qu'on pût voir.

Rien de ce que le nain a, d'ordinaire, de caricatural. Une lilliputienne qui s'amusait à rire, à courir, à gaminer et à

dire : Bozoul Bozoul avec ses petits cris de fauvette. De pareils êtres font songer à ces oiseaux-mouches qui sont d'autant plus séduisants qu'ils sont plus petits. Des bibelots ou des miniatures de la nature.

Et, entre autres phénomènes que nous vîmes là, — parmi les tziganes, les hommes-canons, les aimées, les ballets, les dompteurs de lions, les Japonais, les Chinois, les Américains logeant des balles dans une pomme placée sur la tête de leur femme, les émules de Léotard dépassant Léotard de cent coudées, — je me rappelle un pauvre diable d'une maigreur improbable, long comme un jour sans pain ou comme une soirée de Vendredi-Saint sans théâtre, et qui jouait du violon sur cette scène des FoliesBergère en tirant de sa maigreur un parti à la fois comique et stupéfiant. C'était un squelette ambulant, les mains, les bras, les tibias décharnés et le torse allongé dans un mouvement de clown, comme si ses os eussent eu la propriété du caoutchouc. Il se disloquait étrangement, décrivait à travers la scène des gestes de télégraphe à bras et semblait, avec ses longs cheveux et ses yeux caves, le fantôme de quelque Paganini diabolique. Hélas! pauvre diable!

Il en était au dernier degré de la phthisie et, un soir, au moment où on l'attendait pour entrer en scène, il fut pris d'une faiblesse suprême et se mit à râler, derrière ces portants de toile peinte, tandis que la musique de Métra enlevait gaiement quelque quadrille.

La fin de ce pître, la mort de l'homme-squelette, sur des mesures d'avant-deux, à deux pas de cette salle en fête, au bruit des bouchons du champagne qu'on débouchait au buffet, a quelque chose de macabre, et ces dénouements sont fréquents dans la vie de ces gens qui vivent et meurent pDur nous faire rire, rire de leur maigreur, rire de leur embonpoint, rire de leurs bosses, rire de leur taille, rire de tout, comme si la difformité, les déviations des colonnes vertébrales, les gibbosités, les souffrances étaient pour l'homme le comble du ridicule!.

Et maintenant place à la musique sévère! Sur cette scène où l'on siffla, un jour, de vraies almées venues du Caire,

très pittoresques dans cette « danse du ventre » qui séduisait Gérôme et où l'on applaudit, trois jours après, des aimées de. pacotille, des almées d'Opéra ou de carnaval; sur ces planches où les Hanlon Lees ont pirouetté d'une façon inoubliable et stupéfié, par leurs drôleries humouristiques, le comédien Lesueur qui les regardait comme les premiers mimes du monde, on entendra du Gounod, du Massenet et du Saint-Saëns. Je ne m'en plains pas, quoique je doute fort de la durée d'une telle innovation. Je voudrais seulement qu'on fût bien décidé à aller là pour écouter.

Écouter! C'est, en vérité, ce que le public, je parle du public parisien, sait le moins faire. Il y aurait à écrire un joli chapitre de physiologie parisienne : Comment on écoute un opéra. C'est une petite étude que j'ai faite, l'autre soir, pendant une représentation du Tribut de Zamora. Comment on écoute? C'est bien simple : on n'écoute pas.

Sur le devant de la loge, charmantes, fort jolies à voir, sont assises les femmes, et, derrière, beaucoup moins séduisants, les hommes. On lorgne, on étudie la salle.

— Tiens, madame A. ! Elle a donc quitté son deuil?

— Cela ne m'étonne pas. M. B. est aux fauteuils d'orchestre. Il la mange des yeux.

- Pour le bon motif?

- Oh! avec elle il n'y a pas moyen de faire autrement!

- Vous me montrerez mademoiselle Fatou, dans le ballet, n'est-ce pas, mon cher Guy?

- Mademoiselle Fatou. Pourquoi?

— Parce que je veux savoir si Alfred, qui la trouve si charmante, a bon goût.

— Bon. Je vous montrerai mademoiselle Fatou.

- Est-ce que ce n'est pas mademoiselle Miette, du PalaisRoyal, dans cette loge avec cette jolie blonde qui ressemble à mademoiselle Reichemberg?

- C'est mademoiselle Miette.

- Elle est bien jolie. Qui donc m'a dit qu'elle avait été modèle?

— Elle a posé pour Saintin, voilà tout. Elle n'a pas été modèle plus que ça.

Pendant ce temps, les Maures, magnifiques dans leurs armures damasquinées, et qui ressemblent à des personnages de Henri Regnault et de Clairin, lèvent sur les Espagnols le tribut galant des cent vierges. Les Espagnols protestent, les vieillards supplient, les femmes pleurent, Manoël s'indigne, le Roi vaincu se lamente et bénit, les Maures ricanent.

— On dit que le ballet est joli!

- Et mademoiselle Krauss! A quel acte, sa fameuse Marseillaise?y

— Au troisième acte !

— Elle est superbe, n'est-ce pas?

— Superbe !. Elle rappelle Rachel.

— Et madame Bordas!

C'est un mot. Il faut toujours chercher le mot.

Le compositeur, épris de son sujet, exalté, jette son cri, comme il jetterait son àme. L'actrice, admirable, belle à enlever une salle, avec l'explosion de flamme et de foi qu'elle met -dans son appel aux armes, se dresse sur le devant de la scène, comme la statue même de la patrie.

Dans la loge, on ne se lasse pas de causer.

— Moi, j'aime mieux le Maure que Manoël. D'abord, Lassalle chante mieux. Et puis, ce Manoël, il se laisse prendre sa fiancée, il se déguise en turc, il n'a pas d'argent, il se.

fait désarmer et, ce n'est même pas lui qui tue. son rival, c'est la mère de sa fiancée. On dit que c'est un Cid. Drôle de Cid!

- Un Cid en carton! Moi aussi, j'aime mieux BenSaïd. Il est très galant pour Xaïma. Il est très généreux pour Manoël. Il a des dinars d'or plein ses poches et il se bat au sabre! Un Sarrazin qui aurait un compte à la Banque.

- A propos, combien cela vaut-il un dinar d'or?

- Chut! Écoutez, voici la Marseillaise de Gounod.

Debout, enfants de l'Ibérie !

chante, en faisant frissonner l'auditoire, mademoiselle Krauss.

- Oui., c'est vrai, elle chante bien!. Oh! très bien!.

Haut les glaives et haut les cœurs !

— Eh bien, voyez madame de***. Elle lorgne- encore Gaston !

— Elle ne le lorgne pas, elle le bombarde!

Des païens nous serons vainqueurs !

- Oui, la voix est superbe !

- Est-ee que vous la trouvez belle?

- Mademoiselle Krauss?

- Je vous parle de madame de*** Ou nous mourrons pour la patrie 1 On applaudit. La salle entière acclame. Les loges applaudissent peu. Les petites mains gantées restent volontiers immobiles. C'est le bon ton.

— Bis! bis!

— Alors, mademoiselle Fatou?

— C'était la troisième à droite. Je vous l'ai montrée.

Debout, enfants de l'Ibérie !

reprend mademoiselle Krauss, metant plus d'énergie encore et plus d'ardeur dans son hymne patriotique. Cette fois, la loge qui a écouté n'écoute plus.

Faites donc des opéras, et de la musique, et des drames, et des vers, et de l'art pour ce public d'autant plus distrait qu'il est plus spirituel et d'autant moins amusable qu'il passe sa vie à s'amuser!

Aujourd'hui, du moins, il fait pénitence. La parole du P. Monsabré est plus écoutée (mais sans doute écoutée de la même manière) que la voix de mademoiselle Krauss, qui se repose. Le Vendredi-Saint est encore de rigueur, si Longchamps n'est plus guère à la mode. La promenade de Longchamps! Je regardais, tout à l'heure, dans la Caricature, un joli croquis de Robida, le plus parisien des jeunes dessinateurs, qui représente, avec beaucoup de verve, la grandeur et la décadence de Longchamps. Sous Louis XV, à

Longchamps, c'est le petit marquis et le petit abbé courant après les jolies impures. Trotte, marquis! Saute, l'abbé!

Mademoiselle Duthé passe en carrosse. Place aux déesses qui ne vont pas à pied! Sous Louis XVI, les chapeaux à la Marlborough, les caracos à l'innocence reconnue et les lévites queue de singe apparaissent à Longchamps, et la mode prendra pour turf cette promenade légendaire. Les robes ouvertes des merveilleuses du Directoire, leurs tuniques à la grecque, les robes fourreau et les carricks du premier empire, les schalls, les boas et les toques troubadour de la Restauration défileront là tour à tour. Il y. avait un bien joli tableautin dans Janot, l'opérette de Meilhac et Halévy, c'était le départ des petites modistes pour Longchamps ; museaux roses ensevelis sous les chapeaux anglais ou tyroliens!

Puis vient Louis-Philippe. Hourra pour les manches à gigot! Les femmes de Balzac, de Devéria et de Gavarni apparaissent dans leurs toilettes, maintenant comiques, et qui ont pourtant fait tourner autant de têtes que les robes collantes d'aujourd'hui et les costumes d'à présent en peuvent affoler! La femme est toujours femme. Elle a beau varier la couleur de la feuille du figuier, comme on a appelé la toilette, elle reste séduisante toujours, et les Malvinas du temps jadis ont fait autant de malheureux — ou d'heureux — que les Nanas d'à présent. Affaire d'étiquette. En réalité, sous tous les costumes des Longchamps d'hier ou d'avant-hier, il n'y a jamais eu qu'une femme, et c'est la Femme, adorable et adorée, en tunique athénienne ou en spencer, en jupe plate ou en crinoline — la Femme qui a toujours trouvé le moyen de rendre exquise la mode la plus extravagante et qui n'a pas. besoin de Longchamps pour arborer des toilettes nouvelles et des séductions inédites.

La promenade de Longchamps, c'était le Grand Prix du temps de nos pères. Et Longchamps n'existe plus, parce que le Grand Prix, c'est le Longchamps d'aujourd'hui.

P. D.

XVI

Paris, 22 avril.

L'auteur du Monde où l'on s'ennuie. — M. Disraeli. — Phryné. —

Les courtisanes de Lucien et les Parisiennes de Meilhac.

C'était, quoiqu'il fût Anglais, un personnage en quelque sorte parisien que lord Beaconsfield, ce rival de Al. Gladstone pour qui M. Gladstone réclame une tombe à Westminster. Je veux dire par là que M. Disraeli était une des rares physionomies étrangères qui intéressât Paris, ce Paris des salons et de la causerie, un peu trop habitué à vivre sur lui-même et à s'entourer d'une sorte de muraille non pas aussi haute, mais aussi épaisse que la muraille de la Chine. Il est des hommes de génie que les mandarins de Paris n'ont jamais adoptés. Il en est d'autres à qui, tout de suite, ils accordent les grandes lettres de naturalisation. Benjamin Disraeli, comme M. de Humboldt, dans un tout autre ordre d'idées, a été de ceux-là. Miss Rhoda Broughton, qui a un talent très fin, et George Elliot, qui en avait un très grand, ont pu être traduites en français, mais non parisianisées. Adaptées, oui; adoptées, non. Et Ouida, qui ne les vaut pas, disent les Anglais, a tout de suite été faite Parisienne. Pourquoi?

Charles Dickens, malgré ses admirateurs français, n'a jamais été un auteur parisien. Et il adorait Paris ! Walter Scott fut un auteur parisien. On publia même un livre spécial, les Soirées de sir Walter Scott à Paris.

De même M. Gladstone, qui est une intelligence plus haute que son ancien adversaire et un écrivain d'une race

supérieure, n'est point Parisien dans le sens que je veux dire. Il est et demeure Anglais, même pour ses partisans français. Tandis que M. Disraeli semblait Parisien, Parisien par ses romans, qui amusaient le boulevard comme ils intéressaient le Strand. Lothair et Endymion ont été des livres parisiens, à leur heure. Ce fils d'Israël avait je ne sais quel dandysme qui ne déplaisait pas à la race gauloise, toujours séduite par la mise en scène. Et puis, on savait que Dizzi, comme on l'appelait familièrement, ne détestait point la France 1 Il disait un jour au duc d'Aumale, à qui il dédia un de ses livres : — Il nous faut une grande France! Nous ne pouvons être une grande Angleterre qu'avec une grande France!

En vérité, ce sont des paroles et des sentiments qui ne s'oublient point et qu'instinctivement les masses devinent.

Voilà bien pourquoi, sans entrer le moins du monde dans la discussion ou même l'étude de la vie politique de lord Beaconsfield, Paris a parlé de cette mort de l'homme d'État anglais comme s'il s'était agi d'un personnage parisien. Et cependant Paris a bien d'autres chats à fouetter, comme on dit vulgairement. Il tient toujours à s'occuper beaucoup moins de ce qui le force à penser que de ce qui l'amuse.

M. Édouard Pailleron me semble même avoir porté un joli défi au public, enragé de divertissements, en donnant à sa comédie nouvelle, que le Théâtre-Français répète, dimanche prochain, à huis clos contrairement à l'usage, ce titre : le Monde où l'on s ennuie. Mais bah ! le public sait fort bien qu'il ne faut pas prendre les auteurs au mot. Ce Monde oit l'on s'ennuie est une variété du Monde où l'on s'amuse ; c'est le genre lettré, politiqueur et académique, le monde où l'on cherche à briller à l'aide de périodes, le monde où l'on parle d'or, le monde où l'on pérore. Rien de méchant, paraît-il. Une gaie satire, mais quelque chose de tout à fait amusant, en dépit du titre que des amis de l'auteur lui conseillaient de modifier.

A quoi bon ?

M. Édouard Pailleron est un Gaulois qui, depuis ses dé-

buts, a toujours cherché à parler, en fin Parisien du dixneuvième siècle, la langue franche de nos aïeux. Lorsqu'il débuta, en 1861, - par un volume de vers, comme de raison, — un volume de vers qui s'appelait les Parasites, sa première ou sa seconde pièce fut pour s'écrier : — Que devient donc l'espritfrançais, cet esprit vif et bon enfant de la vieille Gaule?

La pièce s'appelait Asmodée : Monstre vif, charmant, à la langue affûtée Fait de bouches et d'yeux, impalpable Protée, Preste comme un oiseau, bavard comme un matin, Frétillard et passant de la bouche à l'oreille, Bourdonnant, affairé, piquant comme l'abeille, Indéfinissable lutin, Qui courbais jusqu'aux rois sous ta mince férule; Levier qui pour appui prenais le ridicule ; Démon du vieux Régnier et du vieux Rabelais; Bon sens qui ne voudrais, en ta fine ironie, Qu'un peu de gravité pour être du génie ; Esprit qu'on nomme esprit français !

Qu'es-tu donc devenu? C'est en vain qu'en ma course, Je vais du bal au club, et du club à la Bourse ; Verve des vieux Gaulois, gaîté de nos aïeux, Où te caches-tu donc, ô ma pauvre endormie !

Je te cherche partout, même à l'Académie Et ne te trouve en aucuns lieux.

Je suis persuadé que le jour où M. Pailleron entrera à l'Institut, l'académicien qui le recevra lui rappellera ces jolis vers et le louera d'avoir pris le ridicule pour appui dans ce théâtre de bon sens ailé et de fine ironie qui lui a valu déjà tant de succès et de si charmants.

0 Français né malin 1 je cherche par la ville Cet esprit qui, dit-on, créa le vaudeville, s'écriait encore gaiement, l'auteur des Parasites.

Où donc se cache-t-il ? Qu'a-t-il pu devenir ?

J'écarquille mes yeux et ne vois rien venir.

Panard, hélas! Panard est gérant d'une usine Où l'on fait les flonflons comme on fait la cuisine !

On n'est plus gai, dit-il. On n'a pas le temps.

Ainsi, convenons-en, sans orgueil et sans fard, Le Français d'aujourd'hui n'est qu'un Gaulois bâtard ; Hélas ! la sève manque à cette vieille écorce 1 Si donc, comme on l'a dit, la gaîté c'est la force, Et si l'esprit d'un peuple en prouve la santé, Jamais notre pays ne s'est plus mal porté !

La pièce est datée de 1859. Depuis, M. Pailleron a prouvé, en vers et en prose, que Mathurin Regnier avait laissé des petits-fils et qu'il n'était pas mort, l'esprit français, le vieil esprit de Gaule !

Donc, on ne verra ce Monde où ton s'ennuie que le soir même de la représentation. Je ne suis pas auteur dramatique de profession, mais j'approuve fort, ayant, en vieux Parisien, le doigté des choses dramatiques, cette détermination prise par l'auteur. Une répétition générale publique ne sert presque jamais à rien qu'à déflorer inutilement une pièce de théâtre. Le succès que la pièce y peut obtenir ne prouve pas le moins du monde que la pièce réussira le lendemain. On a vu des répétitions générales exécrables amener des premières représentations, enthousiastes, et des répétitions générales où les parents et amis de l'auteur s'embrassaient de joie, les uns les autres, aboutir, devant le public, à des éclats de rire et à des sifflets.

Il est même une espèce de proverbe de coulisses qui veut - qu'une répétition générale assez froide ait pour lendemain une première tout à fait brillante.

Le soir de la répétition générale d'un drame des plus alertes, remarquable et bien français, Fanfan la Tulipe, de M. Paul Meurice, l'auteur, le directeur, le principal interprète, M. Mélingue, étaient navrés.

— C'est trop littéraire ! s'écriait Chilly, le directeur.

— C'est trop fin, ajoutait Mélingue.

- — Oui, peut-être, répondait Meurice.

M. Castellano seul, qui jouait un troisième rôle élégant, selon son habitude, consolait l'auteur.

— Ça ira ! Vous vous trompez ! Vous verrez que ça ira !

- Enfin! que voulez-vous? répondait philosophiquement Paul Meurice.

— Ce qui est fait est fait, ajoutait Mélingue en poussant des soupirs. Nous aurons notre revanche une autre fois. A demain !

— A demain !

Et chacun de répéter, avec des hélas 1 comme s'il se fût agi d'aller à l'échafaud : — A demain !

— A demain !

Le lendemain, ce fut un succès éclatant, un des plus grands succès de Meurice, de Mélingue et du boulevard. Le drame était gai; la salle s'amusa. Il était corsé ; elle frémit. Et allez donc vous fier ensuite aux répétitions générales ou vous en effrayer !

S'en effrayer, cela n'a aucun inconvénient. Les premiers bravos vous rassurent vite. Le danger est dans la confiance que donne à l'auteur une répétition générale où les spectateurs amis-ont laissé tomber des applaudissements de politesse et d'où les spectateurs indifférents sortent en allant répéter partout qu'il y a des « faiblesses » ou que la pièce est « très dangereuse. »

Le lendemain, les spectateurs qui ne connaissent point l'œuvre nouvelle arrivent pour la juger. Ils se heurtent alors à deux sortes de gens : les enthousiastes et les dénigreurs. Deux variétés également nuisibles.

L'enthousiaste vous dit : — Vous verrez le scandale ! C'est admirable ! C'est un chef-d'œuvre ! Cela a fait un effet hier 1 On attend le chef-d'œuvre, on cherche l'effet. L'acte, dont on vous promettait tant de merveilles, semble froid parce qu'on l'a trop vanté.

Le dénigreur dira : — Oh ! vous allez voir ! C'est d'un raide 1 Moi, je doute que cela passe !

Et il raconte d'avance, dans les couloirs, les raideurs qu'on a coupées, peut-être après la répétition. Si on les y a laissées, le spectateur prévenu se trouve en effet choqué.

Si l'on a coupé, il se trouve déçu. Dans le premier cas, il crie à l'horreur, dans le second à la làcheté !

Puis le dénigreur fait la moue, hoche la tête.

Si on lui demande : — On va s'amuser, hein?

Il répond : — Heu ! heu ! Cela a été frais, hier ! Mais, enfin, il ne m'appartient de rien dire ! Vous en jugerez vous-même 1 On arrivait tout souriant, amusé d'avance par l'idée d'une bonne soirée à passer et devant ce heu 1 heu 1 on gagne son fauteuil ou sa loge d'un air tout déconfit, comme si l'on avait, par avance, le sentiment d'une déception.

Je me rappelle encore l'entrée du public, le soir de la première représentation de la Princesse de Bagdad.

— Eh bien ! il paraît que c'est très fort, très hardi? demandaient les spectateurs vierges de toute impression.

— Oui ! Oh ! oui, très fort !

— Trop fort !

— Trop hardi !

Et qui répondait cela? Des amis de l'auteur, ou, du moins, des invités de la répétition générale, avec des : « Vous savez, j'admire beaucoup Dumas, mais. » Et ces diables de mais tombaient là comme les fameux seulement de Al. Bassecour. Défiez-vous des amis bardés de mais et de cependant, amis de la race de ceux dont Chamfort pouvait dire : « C'est celui de tous mes amis que je déteste le plus. »

Naguère, M. Henri Meilhac donnait une pièce gréco-parisienne, Phrynè. Elle était condamnée d'avance. Par qui?

Par les amis. On avait fait une répétition générale. Tous les spectateurs de la première savaient l'accueil qu'ils devaient faire à cette tentative. J'y songeais hier, tout justement, en feuilletant les Dialogues des Courtisanes de Lucien.

Il n'y avait pas à beaucoup parisianiser Phryné pour la rendre tout à fait moderne. La femme, disait l'autre jour Pierre Desgenais, est toujours et partout la femme. Les délicates figurines de Tanagra ressemblent furieusement à des Grévin, et les Dialogues de Lucien rappellent étrange-

ment les légendes de Gavarni. Le jour où l'on écrira un livre sur l'identité de Y éternel féminin à travers les âges, on n'aura garde d'oublier cette vérité absolue.

- La mère ou la tante de Nana se retrouve, par exemple, dans Lucien, peinte de pied en cap avec un souci tout moderne du naturalisme, ce naturalisme renouvelé des Grecs comme le jeu de l'oie. Tel dialogue entre Philinna et sa mère pourrait être intercalé dans une comédie moderne : c'est du Gavarni ou de l'Henry Monnier à l'antique. Il paraît que Philinna, qui est une jolie fille, s'est mal conduite à souper, avec Diphile ; elle a coqueté avec Lamprias. Sa mère, personne sage et prudente, la gronde.

— Tu sais le proverbe ; prends garde qu'à trop tirer sur la corde elle ne casse. Diphile est ta seule ressource. Quel hiver nous aurions passé, si Vénus ne nous l'eût envoyé !

Et Philinna se défend de son ipieux. Si elle a été coquette avec Lamprias, c'est que Diphile était trop galant avec Thaïs.

La scène est charmante. En remplaçant les noms grecs par des Adolphe, des Arthur, des Niniche ou des Cora, on aurait le plus délicieux des croquis contemporains: « Maman, il ne vous a pas dit ce qu'il a fait, lui ! Sans cela, vous ne le défendriez pas. Il est allé coqueter avec Thaïs. Il voyait pourtant bien que cela me déplaisait ! Il a pris Thaïs par le bout de l'oreille, lui a fait plier le cou et lui a donné un baiser à lui emporter les lèvres.

Je pleurais. Il s'est mis à rire et à chuchoter à l'oreille de Thaïs un tas de choses contre moi qui la faisaient sourire. Lamprias arriva enfin. Et Thaïs se mit à danser, en affectant de montrer sa jambe, comme s'il n'y avait qu'elle pour l'avoir belle. Et Diphile de vanter ses gràces, salégèreté et ses pas et sajambe, et patati et patata ! Tu l'as vue, mère, aux bains ; tu sais comme elle est faite ! Mais ellemême se .mit à me provoquer : a Si certaine personne n'avait pas peur de montrer ses jambes maigres, disait-elle, elle danserait, elle aussi? » Alors ma foi je me suis levée et j'ai dansé ! Est-ce que je pouvais faire autrement? »

Est-ce Philinna ou Caroline quiparle ? La mère s'appelle-

t-elle Mélissa ou Tryphœna, ou bien madame Barnabé ou madame Chapotin ? La scène se passe-t-elle dans un réduit d'Athènes ou dans un cabinet particulier de chez Brébant?

Tout se ressemble, en ce monde, et le rabàchage est la maladie de l'univers, surtout en amour et en matière de tromperies amoureuses et de petites vengeances féminines.

Il y a du Marivaux dans Lucien comme il y a du Musset dans Aristophane, et sur cette terre où la lune, astre mort, montre depuis des siècles, sa face cadavérique et où les comètes elles-mêmes se fondent en étoiles filantes - ces poussières de comètes — je ne vois rien de bien nouveau, cette fois, que ce qu'il y a de plus banal au monde: le printemps, père des primevères, des bronchites et des coryzas.

J. M.

«

XVII

Paris, 29 avril.

Ravel et M. Emile de Girardin.

Quand on a trop à dire, on se tait. Au lieu de parler, on se met à songer. Les réflexions trop nombreuses vous rendent muet. J'en suis un peu là aujourd'hui. Il y a comme un afflux d'événements sous ma plume, et j'aurais grande envie de ne pas écrire ma lettre d'habitude pour me laisser aller aux réflexions et aux souvenirs que font naître tant de morts accumulées et de nouvelles disparates. On se bat au pays des Kroumirs et l'on meurt à Paris. A Paris et en Styrie aussi, puisque le télégraphe nous apprend que le feld-maréchal Benedek, le vaincu de Kœnisgrœtz, disparaît presque à l'heure même où M. de Girardin rend le dernier soupir.

L'autre soir, à la première représentation de la pièce du Gymnase, Monte-Carlo, j'avais été frappé de l'altération singulière de laphysionomie du vieux journaliste. Il se tenait, dans le couloir d'en bas, devant la porte de sa loge, et sa figure pâle était comme crispée par une souffrance intérieure. Il me parut rapetissé et ratatiné.

— Comme il a l'air vieux ! dis-je à un ami qui l'examinait avec moi.

— Dame ! mon cher, quand vous aurez son âge !

Tout le monde n'arrive pas à l'âge de M. de Girardin et ne conserve point, en effet, en y arrivant, cette alacrité quasi-juvénile que gardait cet homme qui ne fut jamais un vieillard, mais une sorte de jeune homme vieilli, avec des

ardeurs et une verve de débutant. Il montait à cheval jusque dans les derniers temps de sa vie, et on peut dire qu'à la vérité il fut toujours en selle à l'avant-garde :—journaliste éc'aireur qui devina le journalisme actuel et lui donna le ton, transforma la presse, la mit à la portée du plus grand nombre, substitua l'agilité à la lourdeur et entra dans le vieux journalisme d'autrefois, comme M. Pailleron vient d'entrer dans le Monde où Von s'ennuie, une badine à la main.

On écrirait, — et on écrira — des volumes entiers à propos de M. deGirardin. Ce n'estpas un vaincu, comme Benedek, dont le fameux plan nous fit tant rire, avant que tant d'autres plans, aussi célèbres, ne nous fissent pleurer; ce n'est pas un oublié, comme l'acteur Ravel à qui l'on donne à peine, en passant, quelques lignes après lui avoir donné tant de bravos. M. de Girardin meurt en pleine puissance, en pleine fortune. Le cortège qui suivra ses funérailles comptera bien des illustrations et bien des Excellences. Je ne sais par quel caprice de ma nature, ma plume en courant m'emporte plus directement vers le vieil acteur oublié qui m'a tant diverti, pendant des années ! C'est quelque chose pour une génération que la perte de son amuseur.

On a déjà cité ce joli mot de Ravel, au critique Hippolyte Rolle, mot qui explique à la fois et ce comédien luimême et tous les fins observateurs de la comédie : — Qu'avez-vous fait, lui demandait Rolle, avant d'entrer au théâtre ?

— Je me suis beaucoup promené ! répondit Ravel.

a Beaucoup se promener», en effet, c'est le meilleur moyen pour beaucoup voir, pour saisir au passage une quantité de types bons à être jetés sur la toile par le peintre de la vie, sur le papier par les railleurs du roman ou transportés sur les planches par les humouristes de la scène. Au théâtre, d'ailleurs, Ravel avait bien l'air d'un promeneur. Il entrait, le nez au vent, l'œil fureteur, la tête mobile, curieuse, fendue par un rictus drôlet^jui relevait en forme de Y ses deux lèvres narquoises, et toute cette physiono-

mie rieuse et ridée, ce menton aigu, ce regard perçant, ce visage plein de tics, avait ce je ne sais quoi d'irrésistiblement comique, qui, tout d'un coup, à la seule apparition d'un personnage illumine les visages et fait de joie éclater toute une salle.

Et la voix! Cette voix qui, si je puis dire, gardait l'expression tatillonne de l'être entier, comme elle était finement aiguisée ! Comme elle lançait le trait, comme elle s'arrêtait aussi, au milieu d'une phrase, donnant à ce suspendu du mQt une drôlerie et un imprévu tout à fait nouveaux!

Il était vieux, Ravel, et il n'était pas riche. Il y a deux ou trois semaines, sur les murs de Paris deux affiches s'étalaient, l'une annonçant la vente des diamants de mademoiselle Schneider, l'autre celle des tableaux, dessins et livres de M. Ravel. Les deux anciens camarades du PalaisRoyal liquidaient à la même heure; mais les tableaux de Bonvinet les aquarelles d'Henry Monnier, du pauvre comédien, mis en tas, n'arrivaient pas à valoir le prix d'un collier de la comédienne. Évitez donc les antithèses, surtout à Paris! Elles vous heurtent partout.

Ravel, tout justement, était né à Bordeaux, comme Hortense Schneider. Elle a porté, là-bas, sur ses cheveux blonds, le foulard rouge noué galamment de la grisette. Lui avait gardé comme un arrière-accent gascon qui donnait plus de sel à son jeu tout parisien. 11. était fils d'un marchand de chevaux, paraît-il, et on l'avait destiné à entrer dans le notariat. Ravel notaire! On n'imagine pas cela. Cela ne devait pas arriver, au surplus. Il s'était épris du théâtre. Il quitta Bordeaux, avec une dizaine de compagnons et, à l'aventure, à travers la France, comme Mol ère, le voilà menant la vie de hasards du Roman comzOqne de Scarron. °

J'ai là, devant moi, la biographie de Ravel par Hippolyte Rolle, autre oublié de la plume. Je suis persuadé que le critique a écrit cette notice, non sous la dictée mais sous les yeux du comédien. Il paraît que Ravel débuta à Château-Thierry, dans une grange. Il n'avait jamais oublié cette première soirée, ces premiers bravos.

En route, il rencontra mademoiselle Mars qui faisait, avec Armand, — «le dernier marquis, » -ce qu'on appelle aujourd'hui une tournée en province. Un soir que mademoiselle Mars avait fait afficher les Jeux de l'Amour et du hasard, l'acteur chargé du rôle de Pasquin tombe malade.

Silvia et Dorante étaient désolés. Comment jouer ce marivaudage sans le valet?

— Eh ! parbleu, dit le directeur du petit théâtre où la grande artiste allait interpréter Marivaux, j'ai votre affaire!

Nous avons ici un petit jeune homme, très amusant, qui jouera Pasquin parfaitement.

— Peut-on le voir, votre petit jeune homme? On annonce Ravel à mademoiselle Mars.

Ce sourire bizarre dans ce « drôle de petit corps » amusa dès l'abord Silvia.

— Voulez-vous jouer Pasquin ?.

— Je jouerai Pasquin, mademoiselle !

Il joua Pasquin, et fut applaudi à outrance.

Il n'appelait jamais, depuis, mademoiselle Mars que sa marraine.

Ce fut au Vaudeville ensuite que Ravel parut, au Vaudeville de la rue de Chartres, que nous n'avons point connu. Il y joua le Tourlourou et, en un soir, il fut célèbre.

Mais, après une apparition au Gymnase, enfin, il trouva son cadre et son théâtre : ce Palais-Royal où je le vois encore, si fin, si mordant, si farce, comme dit volontiers Victor Hugo. Avec Grassot, au profil étonnant, Hyacinthe, dont le nez légendaire est encore la gaieté de nos neveux après avoir été celle de nos pères, Ravel était bien le comique le plus divertissant que j'aie vu jamais. Un peu nerveux, mais discret, ne poussant jamais la plaisanterie jusqu'à la charge, capable d'attendrir après avoir fait rire.

Un vrai et profond comédien. On l'a bien vu lorsqu'il joua le père de Frou-Frou.

Que de souvenirs dans ce seul nom : Ravel! Que de bonnes soirées envolées L'Omelette fantastique, le Caporal et la Payse, V Avare en gants jaunes, Un monsieur qui suit les femmes, Grassot embêté par Ravel! A côté de lui, gaie,

épanouie, la joue rose, F œil fripon, la bouche fraîche, chantait et trottait cette amusante Aline Duval qui menait « tambour battant » sa verve, pour rappeler le titre d'un

de ses plus grands succès. Aline Duval et Ravel furent, pendant des années, le compère et la commère de tous les vaudevilles de Labiche et Marc- Michel. Inséparables, comme Dupuis et Schneider. A côté d'eux, Grassot, le patito de ce nerveux petit Bordelais de Ravel dont les gasconnades amusaient tout Paris et, après Paris, la province.

— Allons-nous voir Ravel ? Allons-nous voir Grassot?

C'était l'éternel point d'interrogation d'autrefois.

En vérité, ils rendent service, à leur manière, à l'humanité, ces bouffons qui chassent mieux que des médecins les hypocondries et qui mettent des pintes de bon sang dans les veines du public !

Ravel avait, à lui et bien à lui, une plaisanterie célèbre, le Marchand de programmes, un monologue dans la salle qui valait bien les monologues de salon dont on est comme féru, à l'heure où nous sommes. Il n'était pas, au temps jadis, une représentation à bénéfice où ne figurât sur le programme le Marchand de programmes avec Ravel. C'est dans ce monologue, qu'il variait à l'infini, que Ravel introduisait ces grosses plaisanteries, devenues parfois célèbres, et si souvent répétées, ces calembours bons enfants qui déridaient toute une salle naïvement amusée.

— Savez-vous, demandait Ravel, avec son sourire de singe et son petit œil rond, savez-vous, étant à la chasse, le moyen de reconnaître si le lièvre que vous allez tuer est un mâle ou une femelle?. Non !. Vous ne le savez pas?

C'est pourtant bien simple!. Voilà : si c'est une femelle, elle court! si c'est un mâle il court,! Vous ne pouvez pas vous y tromper !

Il fallait entendre alors les éclats de rire! C'était une parade de Janot, mais faite par un homme d'un esprit très fin, raillant lui-même ses janoteries et ses jocrisseries.

— Figurez-vous, disait-il encore, que j'ai semé, l'autre jour, sur ma fenêtre, dans un pot de fleurs, des pois de senteur !. Ça n'a rien de bien extraordinaire?. Eh bien,

savez-vous ce qui est venu ? (Ici, alors le même rictus narquois et le même coup d'œil circulaire jeté sur la salle.) Non? Vous ne le savez pas? Eh bien ! il est venu tout simplement un sergent de ville qui m'a prié de retirer mon pot de fleurs !

Et le moyen d'avoir un baromètre infaillible ?

- Vous prenez un linge bien blanc, vous en entourez avec beaucoup de précaution un bâton de bois, vous l'accrochez à votre fenêtre. Vous le retirez de temps en temps et vous regardez attentivement le linge. S'il est mouillé, vous pouvez être certain qu'il pleut !

Il y avait aussi les calembours personnels : — Savez-vous, demandait le Marchand de programmes au moment des débuts de mademoiselle Victoria et de mademoiselle Delaporte au Gymnase, peu de temps après la guerre d'Orient, quelle est de ces jeunes actrices celle que préfèrent les Turcs ? Non ?. Eh bien, ce n'est pas mademoiselle Victoria, c'est l'autre, parce qu'elle est de la Porte.

Je ne donne pas du tout ces plaisanteries pour des modèles d'esprit attique. Mais elles étaient gaies et surtout bien dites. Elles nous amusaient. Elles étaient dans la vieille tradition de nos pères. J'avoue que, pour moi, vieux Parisien qui aime Paris non seulement dans ses grands hommes, mais dans ses petits coins, ses petits théâtres et ses comiques, Ravel emporte bien des souvenirs de gaietés défuntes. Il est peut-être, avec le vieux Numa et Raynard, qui créa le bossu Chabannais dans les Chevaliers du Pince-Nez, l'homme qui m'a fait le plus rire.

On a beaucoup ri, commeon sait, à la pièce de M.-Pailleron. On s'en est donné à cœur joie. Il y a pourtant des gens graves qui rient jaune. J'ai lu dans un journal que M. Pailleron avait méconnu la majesté du Ramayana. Il y a bien de la poésie dans le Ramayana, sans doute, mais ce n'est pas une raison pour ne pas railler un peu ceux qui en vivent uniquement comme d'autres se nourrissent de racines grecques. Attaque à la science ! dira-t-on. Point du tout.

Attaque aux pédants, ce qui n'est pas la même chose. Attaque à Vadius, non à la poésie. Et, en vérité, il est temps

qu'on se moque un peu des gourmés et des importants, qui cravateraient de blanc notre France et donneraient à la Gaule une robe montante de quakeresse. On peut bien imiter Molière au pays de Molière. Maître Poquelin n'était pas tendre pour Cathos et pour Madelon. Maître Pailleron, et je dis maître à dessein, n'avait pas de ménagements à garder pour Madelon éprise de Schopenhauer et pour Cathos, embrasée d'amour pour le joli vers d'une tragédie. Chaque fois qu'on rira de la sottise importante, il y aura de l'écho en France. Quant à des portraits, aux personnalités. qu'on a voulu chercher dans le Monde oit l'on s'ennuie, je crois bien qu'on a fait fausse route. M. Pailleron n'a pas copié un pédant mais les pédants, une précieuse mais les précieuses. Ce n'est pas un pamphlétaire, c'est un moraliste. Le pamphlet, d'ailleurs, ne déplairait pas, au besoin, à Pierre Desgenais.

Ce fut un pamphlétaire, en somme, et un grand pamphlétaire, le pamphlétaire de la liberté, que cet Émile de Girardin, dont le nom me venait, au début de cette lettre, et me revient encore au moment de la terminer. Il sut trouver des mots qui résumaient des situations. En cela il ressemblait à M. Thiers.

Confiance! confiance! s'écriait-il dans la Presse du 26 février.

L'article est oublié, envolé, déchiré. Mais Je mot reste.

« La confiance est le courage de l'esprit, » ajoutait, ce jourlà, M. de Girardin. Il avait ainsi des définitions et des maximes d'une clarté rapide, parfois foudroyante, qui illuminaient ses alinéas.

Une idée par jour. On connaît sa devise. Il en changea souvent. Mais il demeura du moins fidèle à l'unique idée de sa vie : la liberté.

— Une heure de pouvoir, disait-il encore, vaut mieux qu'une année de gloire!

Il ne l'eut jamais, ce pouvoir. Il n'a jamais fait qu'effleurer ce portefeuille qu'ont manié et obtenu tant d'autres.

Mais il eut, quoi qu'il en ait dit, ce politicien qui meurt dégoûté de la politique, il eut mieux que le pouvoir passager

que donne et retire un vote d'une assemblée : — il eut le pouvoir durable que le talent assure à lui-même et qui survit aux hommes mêmes et aux réunions d'hommes.

C'est là le pouvoir absolu.

— Il ne s'agit pas de briller, mais de durer! disait encore Girardin.

Il a duré et brillé jusqu'au dernier moment.

P. D.

XVIII

Paris, 9 mai.

A propos d'une publication nouvelle sur M. de Tailleyrand.

« Vous savez, dit un personnage peu illustre d'une comédie ignorée et signée d'un nom pourtant célèbre, Psyché, par Félicien Mallefille, vous savez, dit le comte Orlando Orlandini, écuyer cavalcadour de la duchesse Leonata Barberino, femme du duc Ubaldo Montefeltro, prince souverain — (voilà bien des noms !), — vous savez, dit donc cet écuyer inconnu, qu'à Vienne, en 1815, une certaine quantité de diplomates travaillèrent à faire le bonheur de l'Europe en traçant sur la carte des lignes de toutes les couleurs. Il paraît que dans la politique. comme dans l'atmosphère, pour marquer le retour du beau temps l'arc-enciel est de rigueur. Parmi les artistes d'État qui se livraient à cet exercice pittoresque, il y en avait un, et des plus huppés, et des plus madrés, et des plus entêtés, qui tenait à tirer une ligne orange. Alors, grand travail de cuisine politique 1 L'ingénieux opérateur fit sortir de terre, comme par enchantement, des arbres généalogiques, y cueillit des droits imprescriptibles, les accommoda au légitimisme de circonstance, saupoudré d'un peu d'équilibre européen ; et, moyennant une certaine ligne vert pomme et le tiers d'une grande ligne rouge très disputée qu'il laissa jeter au feu en guise de sarment, il put servir à ses amis la ligne orange demandée. Et voilà comme quoi nous sommes devenus, moi et deux cent quatre-vingt-sept mille trois cent vingt-quatre autres personnes, les très humbles et très

obéissants serviteurs et sujets de Leurs Altesses Royales le duc Ubaldo Montefeltro et la duchesse Leonata Barberino, que Dieu ait en sa sainte garde !. »

Je ne sais pourquoi ce passage, très mordant, d'une pièce de théâtre mort-née m'est revenu en mémoire à l'annonce de la publication des lettres de M. de Talleyrand à S* M. Louis XVIII. L'opérateur « très huppé, très madré et très entêté » dont parle Félicien Mallefille, cet apôtre de la ligne orange (une ligne oblique, sans doute), était peutêtre l'ancien évêque d'Autun, devenu prince de Bénévent.

Le voilà donc sortant de sa tombe, ce spectre boiteux qui menace, depuis tant d'années, les os de contemporains défunts de la publication de ses Mémoires encore dans les limbes ! Il réapparaît, ce fantôme, avec sa cravate énorme et son rictus diplomatique, il réapparaît tel que Decamps ou Grandville l'ont lithographié sévèrement dans la CaricaluTe, et pourtant la physionomie nouvelle qu'il prend dans une publication destinée au retentissement est faite pour donner de son intelligence, que l'histoire n'a jamais contestée, une idée plus haute et très nouvelle.

C'est un livre qui ressuscite le prince de Talleyrand pendant une période agitée et décisive de sa vie, durant le congrès devienne, et'ce livre, qui n'a point paru à l'heure où j'écris et dont on parlera beaucoup demain, me semble plus intéressant que toutes les actualités déjà déflorées de l'heure présente. M. G. Pallain, un haut fonctionnaire du ministère des finances, directeur général du contentieux et qui est en même temps un esprit très pénétrant et très érudit, a recueilli au dépôt des Affaires Étrangères les manuscrits de la correspondance échangée pendant ce congrès de Vienne où l'on s'occupa de tracer à travers lacarte d'Europe ces lignes orange, vert clair, rouge sang ou bleu de Prusse dont parlait le héros de comédie. M. Pailain affirme avec raison que ces lettres sont des documents et des révélations beaucoup moins « arrangés » que peuvent l'être les fameux Mémoires de M. de Talleyrand. «Il n'est pas, dit-il, téméraire dé penser que ce grand politique, qui a fait tant de diplomatie avec ses contemporains, n'a pas dû échapper

à la tentation d'en faire quelque peu avec la postérité.» Le mot est joli, l'opinion est juste. Tandis que dans cette Correspondance, que tour à tour M. Thiers, M. Mignet, M. de Viel-Castel et M. le comte d'Haussonville ont feuilletée, étudiée et publiée par extraits et que M. G. Pallain a la bonne fortune et le mérite de donner, pour la première fois, tout entière, Talleyrand se livre, ne se grime pas, apparaît tel qu'il fut dans son rôle actif de négociateur et de pacificateur, coupant en deux l'Europe au profit de la France, comme il le dit lui-même et, des quatre grandes puissances qui prenaient part aux délibérations, en consérvantdeux avec nous, de façon à nous garantir les frontières de 1792.

Il y aurait à rapprocher de la mémorable Correspondance inédite du prince de Talleyrand et du roi Loui"s XVIII, que nous donne ici M. Pallain, la très curieuse correspondance de ce même Talleyrand avec la princesse de Courlande, dont l'Amateur d'autographes a jadis publié des extraits.

Le même homme s'y retrouve avec le même esprit. Tout pour la paix et pour le triomphe de sa diplomatie au profit de la France.

Le 20 janvier 1814, Talleyrand écrit à la princesse : « Les puissances ne sauraient prendre trop de sûretés dans le traité qu'elles feraient, si elles ne veulent pas être obligées à recommencer sur nouveaux frais l'année prochaine. Les mauvais restent toujours mauvais. Quand on fait des fautes parla tête, tout est pardonnable; quand on a péché par le cœur, il n'y a pas de remèdes, et, par conséquent pas d'excuses. »

Deux mois plus tard : « On dit que la garde nationale va porter des blouses au lieu d'uniformes. Cela s'appellera Yhabit gaulois. Le décret est rendu :je ne sais ce qui en retarde la publication. »

(Mars, 1814.) Le même jour, on lui annonce une victoire de notre armée (à Reims). Il écrit : a Il faut s'en réjouir si c'est un acheminement à la paix ; sans cela, c'est encore du monde

de tué, et la pauvre humanité se détruit chaque jour avec un acharnement épouvantable. »

Le 31 mai : Ci J'ai fini ma paix avec les quatre grandes puissances, les trois autres ne sont que des broutilles. A quatre heures la paix a été signée : elle est très bonne, faite sur le pied de la plus grande égalité et plutôt noble quoique la France soit couverte encore d'étrangers. »

Le 26 septembre 1815, il allait rendre son portefeuille de ministre des affaires étrangères plutôt que de signer la paix conclue par le duc de Richelieu.

On voit par là que Talleyrand ne fut pas tout à fait le diabolique personnage que nous peint, par exemple, à la manière noire, Chateaubriand dans ses admirables Mémoires tfohtre-tombe. Toutes les fois que Chateaubriand écrit ce nom de Talleyrand, sa plume colère déchire le papier. Elle a des épithètes foudroyantes, pis que cela, débordantes de mépris.

Il n'est question dans les Mémoires d'outre-tombe que des « machinations de l'hôtel de la rue Saint-Florentin ».

« Alexandre, dit Chateaubriand , était descendu chez M. de Talleyrand. Je n'assistai point aux conciliabules: on peut les lire dans les récits de l'abbé de Pradt et des divers tripotiers qui maniaient dans leurs sales et petites mains le sort d'un des plus grands hommes de l'histoire et la destinée du monde. »

Ailleurs, il parle de « l'infécondité de l'évêque d'Autun. »

Il y a dans la table des Matières de son livre des lignes comme celle-ci : « Je m'intéresse Bêtement à M. de Talleyrand. »

Mais la page la plus terrible contre le prince de Bénévent, c'est le récit de l'entrevue de Saint-Denis, le soir, à neuf heures, dans les bâtiments de l'abbaye. Cela est inoubliable. Le roi logeait auprès des petites filles de la Légion d'honneur qui, jusque sous ses fenêtres, criaient: Vive Napoléon !

Chateaubriand raconte qu'après avoir prié « à l'entrée du caveau où il avait vu descendre Louis XVI, » il se rend

chez Louis XVIII. « Je ne trouvai personne, dit-il. Je m'assis dans un coin et j'attendis.

« Tout à coup » — et ici l'auteur des Mémoires d'outretombe arrive à la plus terrible éloquence, — « tout à coup » une porte s'ouvre : entre silencieusement le vice appuyé » sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu » par M. Fouché. »

Est-il beaucoup de traits pareils dans Tacite?

Et Chateaubriand continue : « La vision infernale passe lentement devant moi, pé» nètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait » jurer foi et hommage à son seigneur; le féal régicide, à » genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de » Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l'évê» que apostat fut caution du serment. »

Voilà du style! Voilà une admirable langue ! Tant de flétrissures en si peu de mots ! On se rappelle involontairement les deux vers du poète Barthélémy, qui n'avait pas, lorsqu'il écrivait la Némésis, lu les Mémoires d~ outre-tombe, et faisait tenir en un même alexandrin le stigmate et le titre du même personnage : Le mensonge incarné, le parjure vivant, Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent !

Eh bien, après avoir lu le livre de M. Pallain, on se demande, sans absoudre le moins du monde Talleyrand, si le mémorialiste et le satirique n'ont pas calomnié l'homme du congrès de Vienne. L'auteur des Girondins fut pour lui plus équitable que l'auteur des Martyrs.

Il y a, dans un des chapitres les plus admirables de Lamartine, ce merveilleux méconnu, dans un essai dont chaque page, remplie de portraits, vaut un livre et que l'auteur appelle Une nuit de souvenirs, une évocation inoubliable de M. de Talleyrand que le poète des Méditations rencontra en Angleterre.

C'est au verso de la page où Lamartine dit de M. Thiers: « Ce qui me frappe surtout chez ce jeune homme, c'est le » mépris de son propre parti. » Et : « Il y avait assez de

» salpêtre dans cette nature pour faire sauter dix gouver» nements. »

Après M. Thiers, Lamartine passe à M. de Talleyrand.

« Il m'attira un soir, écrit-il, sur un canapé, dans un arrière-salon éclairé d'un demi-j our: « Je désire causer avec vous sans témoins, » me dit-il de sa voix la plus creuse.

Et alors il écoute des lèvres de cet homme tomber des paroles comme celles-ci : « Laissez les vers, bien que j'adore les vôtres. Cen'est plus l'âge ; formez-vous à la grande éloquence d'Athènes et de Rome. J'ai vu le Mirabeau d'avant, tâchez d'être celui d'après. C'était un grand homme, mais il lui manquait le courage d'être impopulaire. Sous ce rapport, voyez, je suis plus homme que lui; je livre mon nom à toutes les interprétations et à tous les outrages de la foule. On me croit immoral et machiavélique; je ne suis qu'impassible et dédaigneux. »

— «J'écris mes Mémoires. Je les écris vrais. Je veux qu'ils ne paraissent que longtemps après moi. Je ne suis pas pressé pour ma mémoire : j'ai bravé la sottise des jugements, de l'opinion toute ma vie; je puis la braver quarante ans dans ma tombe.» — «J'ai e.u des faiblesses, quelques-uns disent des vices.

Mais des crimes ? Fi donc ! »

— « On a fait de moi un diseur de bons mots. Je n'ai jamais dit un bon mot dans ma vie. Mais je tâche de dire, après beaucoup de réflexions, sur beaucoup de choses, le mot juste. »

Lamartine ajoute qu'il se plaisait « comme à la lecture d'une page de Pascal » à cette conver:-.ai,ion lente, pleine de la monotonie grave de la voix. « Il n'y a pas beaucoup de têtes plus au-dessus de la foule et de la banalité dans un siècle, ajoute-t-il. C'était VOdiprofanum vulgus person-

nifié. »

Puis il s'empresse d'écrire bien vite : « Le mépris du vulgaire élevé à cette hauteur fait presque l'illusion d'une vertu. Cependant il y a une lumière qui vient de l'esprit et une lumière qui vient de la con-

science. M. de Talleyrand n'avait que l'une des deux, et ce n'était pas la meilleure. »

Enfin! j'attendais cela ! Je voyais Jocelyn glisser presque jusqu'à l'admiration de Machiavel. L'abbé Dupanloup qui confessa l'ex-évêque d'Autun avant de devenir évêque d'Orléans, aurait peut-être moins parlé de vertu à propos de cet homme.

Mais à quoi bon interroger les confesseurs ? La confession de Talleyrand lui-même, c'est le recueil des lettres éditées par M. Pallain. Elles sont prestes, curieuses, spirituelles et profondes. On pourrait appelér ce livre les Coulisses d'un congrès. On y voit comment se tirent, sur la carte, les lignes de couleur qui dénationalisent le bétail humain.

J'y trouve cette note assez piquante, au moment où nous débarquons à Bizerte : « Les Tunisiens, écrit de Livourne un certain chevalier Mariotti, ont été très bien reçus à Porto-Ferrajo. Napoléon est à l'île d'Elbe et au moyen de cet asile, maintient une croisière dans ces parages, et fait trembler toute cette côte.

Le gouvernement toscan a ordonné la levée d'une garde nationale sédentaire, destinée à la défendre contre ces pirates. »

La préface et les notes de M. Pallain ajoutent bien des éclaircissements et bien de l'intérêt à ce livre qui fera pa- tienter les curieux, avides de connaître les Mémoires de Talleyrand. C'en est en quelque sorte comme l'avant-goût et qui vraiment nous met en appétit. On ne parlera bientôt que de ce livre dans « le monde où l'on lit ».

L'autre monde, celui où l'on bavarde, a beaucoup parlé du duel de M. Pons et de M. di San Malato. Un simple assaut à fleuret démoucheté ! Une variante de la réclame.

Mais il faut de ces prouesses à nos badauderies. Tout ce qui n'a pas le grain de poivre du scandale risque de passer inaperçu. Et le Monde où l'on s"ennuie de M. Pailleron devient un événement non seulement par le talent dépensé mais par le tapage commencé et la curiosité surexcitée.

M. Paul Déroulède a, sur l'auteur de la comédie à la mode, fait ce quatrain qui circule déjà :

Dans notre docte compagnie Pour pénétrer s'il faut soulever des haros, Et s'il faut casser des carreaux.

Vous êtes de l'Académie !

Je ne souligne pas le mot carreaux qui s'entend de reste.

L'aimable et savant professeur de philosophie en sourirait tout le premier : il est, par sa situation, par son rare talent, par son esprit et par la dignité de sa vie, fort audessus des bavardages et des plaisanteries des petits journaux.

J. Al.

XIX

Paris, 13 mai.

Jules Lafrance, le sculpteur. — Le Christ de Munkaczy.

Je ne suis pas fâché de constater, moi, vieux misanthrope, qui ferais volontiers chanter aux railleurs lorsqu'ils aperçoivent le bout de cravache de Desgenais :

Noël I Noël ! Voici le Contempteur !

Je n'ai point, dis-je, mauvaise grâce à constater que les artistes, comédiens ou peintres, qui ont beaucoup de vanité, chacun le sait, ont aussi beaucoup de cœur. Ils le montrent bien en toute occasion. M. Faure, qui ne chanterait pas pour bien des dollars, en de certains endroits, chante pour rien, avec beaucoup de grâce, dès qu'il s'agit d'une bonne œuvre, et les peintres qui se font payer leurs toiles au poids des bank-notes n'hésitent point à donner des œuvres achevées dès qu'il s'agit de secourir un des leurs. Il leur sera beaucoup pardonné, à tous, parce qu'ils auront été, en toute circonstance, généreux et bons.

C'est la représentation solennelle au bénéfice de la famille Ravel et la vente étourdissante — un vvai Salon en miniature — au profit de la famille du peintre Andrieux qui me font venir ces réflexions. Andrieux fut un peintre quasi ignoré et Ravel était un comédien célèbre, mais la générosité d'âme ne calcule pas s'il s'agit d'une gloire ou d'un inconnu; elle donne. Elle a beaucoup donné. Et tout n'est pas dit. Après cette vente Andrieux, organisée avec une activité remarquable par M. Albert Wolff et qui sera courue comme les articles mêmes du chroniqueur parisien, on en annonce une autre, au bénéfice de la mère du sculp-

teur Lafrance, et les œuvres données en mémoire de ce mort seront exposées avant peu dans le local du Cercle de la rue Volney ou dans une salle spéciale.

Naguère, au moment où il rouvrait au public les portes du musée du Luxembourg, M. Étienne Arago fit envelopper d'un crêpe de deuil le socle du petit Saint Jean de Jules Lafrance qui figure là dans la galerie de sculpture. Il y avait, dans ce voile noir, comme un regret public, comme un hommage rendu à la mémoire d'un artiste jeune, déjà célèbre et qui promettait à notre art national un maître de plus. Aujourd'hui, ce n'est plus l'Etat, ce sont les amis de Jules Lafrance qui veulent honorer le pauvre mort et, associés dans une œuvre fraternelle, venir en aide à la mère et à l'orphelin qu'a laissés le sculpteur.

Ils sont, je le répète, infatigables dans le dévouement et la solidarité ces artistes dont l'existence est si souvent âpre et dure et qui, généreusement, oublient leurs épreuves personnelles pour ne voir, dans la grande bataille pour la vie que les misères des plus meurtris et les blessures des plus obscurs.

Jules Lafrance n'était pas un vaincu. Il s'avançait, au contraire, en pleine gloire, mais il n'avait pas eu le temps nile tempérament de monnayer sa célébrité, et d'ailleurs la sculpture est une rude compagnonne qui ne nourrit pas magnifiquement son homme. Il ne s'en plaignait point ; il ne demandait qu'à travailler et à vivre, certain maintenant d'avoir devant lui l'avenir. Il n'avait pas trente-neuf ans ; il était, depuis trois ans, chevalier de la Légion d'honneur; il allait, cette année, assister, à Boulogne, à l'inauguration de sa belle statue de Frédéric Sauvage et partager, pour un jour, les acclamations données au souvenir de l'homme qui inventa l'hélice. Une maladie brutale, maladie de vieillard, la pierre, enleva tout à coup, au mois de janvier dernier, cet homme jeune, trapu, à l'aspect robuste d'un athlète.

Je le rencontrais quelquefois dans cette réunion d'amis qui s'appelle la Macédoine et où Carolus Duran avait, un jour, porté le toast obligatoire pour fêter le ruban rouge du nouveau macédonien. Jules Lafrance, très sympathique

avec ses yeux bleus, cachés parfois derrière un lorgnon, blond, doux et fort, n'était pas des plus tapageurs, mais des plus aimables. Il causait agréablement, mais tout bas.

Ce robuste m'avait fait l'effet d'un timide. Je ne l'en aimais que davantage.

Il était Parisien, né en 1842 d'un père qui avait travaillé comme ouvrier ornemaniste au Louvre. Il avait grandi dans un milieu humble et il avait fait son éducation luimême, d'une manière assez complète pour être remarqué partout, dans le monde qu'il aimait beaucoup et où il se montrait, me dit-on, fort spirituel et très gai. Jusqu'au dérnier moment, ce Parisien devait, au surplus, conserver sa verve heureuse. Lorsque dans les derniers jours de sa vie, on le transporLa de son atelier de la rue d'Amsterdam à la maison des frères Saint-Jean de Dieu, où il était plus facile aux docteurs Villot et Guyon defaire l'opération de la taille, il souriait, plaisantant sur la manière dont on allait, disaitil, rouvrir en deux.

Moins de deux heures avant de rendre le dernier soupir, dans la nuit, il fumait encore avec la même gaieté les cigarettes que lui tendait son ami Edouard Toudouze, le peintre qui le veillait.

Jules Lafrance, d'abord lauréat du prix Maillé-LatourLandry, avait en 1870 obtenu avec un Samson le grand prix de Rome. Il était parti pour la villa Médicis avec Lematte, peintre, Thomas, architecte, et Lefébure et Maréchal, musiciens. Il rencontrait, là-bas, tout un groupe militant et vaillant de jeunes hommes en marche, eux aussi, pour l'avenir, quelques-uns arrivés déjà et glorieux; les peintres Machard, Merson, Edouard Toudouze, Joseph Blanc, Ferrier, Morot, Blanchard, mort en 1879, deux ans avant lui; les sculpteurs Mercié, Marqueste, Idrac, Noël, Allard, Coutan, Injalbert, un Institut en herbe, vivace et jeune. M. Hébert, puis M. Lenepveu éta:ent ses directeurs.

De Rome, Lafrance envoyait ce Saint Jean, enfant, maigre, petit, mangeur de sauterelles, inspiré et ardent, qui semble un personnage de Donatello debout dans le déserta Et son Achille et tant d'autres travaux encore!

Il concourait naguère pour le monument à élever à Versailles au souvenir de l'Assemblée constituante. Il avait l'esprit plein de projets et le cœur plein de foi, se reposant de la sculpture en exposant de petits tableaux, non sans talent, péchant, chassant, tout fier de son très curieux appareil de pêcheur à la ligne qu'il soignaitavec une attention passionnée. On le voyait en été, à quatre heures du ;" matin, installé au bord de la Marne, à Gournay, chez son ami Roger Ballu et, la ligne à la main, oubliant les exquisitésde Donalello ouïes sublimités de Michel-Ange pour les chevannes ouïes goujons.

Parmi les œuvres inachevées que laisse cet homme jeune, véritable artiste et compagnon aimé dont la statue de Saùvage et le joli buste souriant etfinde mademoiselle Alice Londy faisaient applaudirle nom au Salon dernier, il faudrait citer maints projets d'orfèvrerie artistique, entre autres tout un service en argent qu'il exécutait pour Debut etCoulon, les joailliers de la rue de la Paix. C'était là comme une fantaisie de raffiné. La cafetière était représentée par uneArabe, la théière par une Chinoise, le pot à lait par une Bretonne, etc., et toutes ces figures d'un goût ravissant.

La maladie qui le frappa coupa brutalement court à tous ces rêves, Il fallut que Lafrance s'arrêtât en pleine production. A Rome, il avait eu les fièvres avec une certaine violence, et peut-être laissaient-elles des traces dans son organisme. Un jour, presque brusquement, toute la chevelure blonde de ce beau garçon herculéen était tombée. Il en avait souri. Lorsqu'il apprit qu'il avaitla pierre et qu'une opération était nécessaire, il sourit encore. Il put remarquer combien la vie a de rapprochements ironiques, lorsqu'on le transporta lui, l'auteur du petit Saint Jeun, à l'hôpital Saint-Jean de Dieu.

Là l'opération avait parfaitement réussi, au point de vue chirurgical. Tout allait au mieux, les deux premiers jours.

On pouvait croire le sculpteur hors de péril; puis, tout à coup, une fièvre se déclara, faible d'abord, mais persistante. Elle alla croissant et, au bout de quelques jours,

Jules Lafrance était emporté par la fièvre purulente.

Jusqu'à la fin, il avait gardé sa verve spirituelle. Il plaisantait avec ses amis, dans les accalmies de la fièvre. La veille de sa mort, il fit signe qu'il voulait demeurer seul avec son vieil ami Roger Ballu. Il lui prit la main, l'approcha de son lit et lui demanda de quoi écrire. Ses doigts tremblaient, ces doigts qui avaient hardiment taillé le marbre. Le crayon lui échappa et il pria Roger Ballu de le prendre et d'écrire. Il dicta alors à son ami quelques phrases incohérentes par lesquelles il recommandait la vieille mère laissée sans ressource et l'enfant qui allait naitre dans quelques mois.

Tout en riant pour donner du courage au moribond, M. Roger Ballu jura d'obéir à ces volontés dernières. Jules Lafrance ne se croyait pas d'ailleurs si près de la mort.

Il avait confiance en sa vigueur, en sa volonté, en ses espoirs, en ses rêves. Mais il voulait être prêt à tout du moins et se tenir en règle avec la vie comme avec la mort.

De cette mort, le pauvre garçon ne devait avoir ni le tourment ni l'angoisse. Le soir, la fièvre redoublait. Il se plaignait de souffrir. Il était secoué sur son lit par des tremblements nerveux. A onze heures, il s'endormait sous l'influence de la morphine. Il ne se réveilla pas. L'agonie le saisit durant son sommeil et il ne reprit pas connaissance. A trois heures du matin, il mourut. Sa dernière pensée avait été pour les siens. Ses amis aussi pensent à ceux quisurvivent, en organisant cette vente qui contient tant d'oeuvres remarquables, tant de morceaux achevés, tant de témoignages de regret et d'admiration donnés par des maîtres et des émules. Sur la tombe provisoire où l'on a descendu le corps de Lafrance, dans un caveau prêté par un ami, M. Roger Ballu avait, dans un discours poignant, très simple et très profondément ému, promis à ce mort, qui a emporté une espérance de notre jeune école de sculpture, une tombe et un souvenir. La tombe, le monument sera érigé au cimetière de Passy où un terrain a été acheté.

Le souvenir, c'est cette vente qui mérite d'être un événement artistique, et où presque tous les grands noms de

l'art contemporain se retrouvent, représentés par quelque œuvre hors de pair, au-dessous du nom glorieux déjà, honoré et pleuré de Jules Lafrance, né à Paris, élève de Duret et de Maillé, comme disaient les livrets des expositions dernières, mort à trente-neuf ans, en pleine force, en pleine production et en plein espoir.

C'est mieux qu'une dette payée parles vivants à un mort, c'est un hommage rendu par les artistes à un des plus brillants servants de l'Art éternel.

Il est dit que je ne parlerai pas d'autre chose que de peinture et d'art. La faute n'en est pas à moi. Il n'est question que d'expositions de tableaux à Paris. M. Gambetta est allé, l'autre après-midi, visiter chez Sedelmeyer le grand tableau qu'y expose M. Munkaczy, le Christ devant Pilate, et c'est devant l'hôtel du marchand de tableaux, rue de la Rochefoucauld, un continuel défilé d'équipages.

Tout Paris passera par les allées sablées de ce jardin.

L'oeuvre nouvelle du peintre hongrois vaut bien, d'ailleurs, qu'on lui fasse visite. C'est une immense composition, très coloréë et réellement magistrale, qui datera dans la vie du maître.

Il y avait longtemps que M. Munkaczy y songeait. Il voulait, dans une œuvre immense comme proportion, donner sa mesure.

- J'ai attendu, nous disait-il, l'autre jour, avec cette simplicité robuste qui est un des traits de sa nature, et je - crois que j'ai bien fait d'attendre. Je n'étais jusqu'à présent peut-être pas mûr pour une aussi grande toile.

Qu'il soit modeste, après un tel effort, cela est tout à son éloge, mais la vérité est que ce Christ est une page souveraine, destinée à un retentissement durable. C'est le chefd'œuvre de M. Munkaczy et c'est un chef-d'œuvre. Mise au Salon, cette toile eût fait trou dans la quantité de toiles exposées. On pénètre dans le prétoire envahi par la foule qui pousse devant elle Jésus accusé. Lui, debout, impassible, rayonnant au milieu de la cohue dans sa robe blanche, s'avance, résolu au martyre. Des faces bestiales de violents ou des profils rusés de juifs chicaniers l'entourent.

Devant lui Pilate hésitant sur sa chaise de justicier. Il y a tout un poème de grâce dans l'unique visage de femme qui domine lafoule, une jeune femme regardantd'un œil plein de pitié ce doux accusé qu'on va jeter à la mort. Elletient dans ses bras un enfant, l'enfant qui sera le chrétien de demain, qui croira, l'ayant vu insulté et bafoué, à la divinité

de cet homme injurié. M. Munkaczy a montré là le rayonnement invincible de la doctrine du Christ sur la femme, et cette simple et exquise figure féminine jetée parmi ces docteurs, ces soldats et ces gens du peuple, complète et explique le tableau.

Et quelle couleur! Il y a là des bleus d'une tonalité admirable : jamais le maître peintre n'a mieux peint, d'une pàte plus solide et plus franche. C'est une œuvre de musée que cette œuvre qui, à elle seule, est un salon et fait événement. M. Munkaczy vient de franchir, d'un bond, le pas qui sépare l'artiste éminent de l'artiste incontesté et supérieur. Le Milton, qui fut si justement acclamé et qui est demeuré si célèbre, n'était qu'un admirable tableau de genre à côté de ce grand et complet tableau d'histoire. Si le peintre hongrois n'était pas si glorieux déjà, je dirais presque que ce Christ devant Pilate est une révélation. Ce qui est certain, c'est qu'il est le couronnement de la carrière d'un maître jeune, vigoureux et acclamé en toute justice. Je regrette pour l'honneur de mon pays que M. Munkaczy ne soit pas Français.

Il y a aussi — j'allais l'oublier — une exposition d'aquarelles chez les aquarellistes. Un amateur marseillais, M. Antonin Roux, a imaginé de faire illustrer La Fontaine par tous ou à peu près tous nos aquarellistes en renom, Jacquemart, Heilbuth, De Nittis, Leloir, il faudrait citer tout le monde. Il paraît que M. Roux était allé trouver Meissonier et lui avait demandé, comme à tout le monde, une aquarelle.

— Il m'en faut deux cent cinquante, disait M. Roux.

C'est une somme considérable. Je serais très heureux d'en avoir, sur ces deux cent cinquante, au moins une de vous!

— Ma foi, répondit Meissonier, j'illustrerais volontiers

La Fontaine, si j'en avais le temps, mais me creuser la tête pour une fable, ma foi non! Et puis je ne travaille pas sur commande !

Voilà pourquoi il n'y a point de Meissonier parmi les aquarelles de M. Roux. Mais il y a des compositions d'Elie Delaunay tout à fait remarquables et d'admirables aquarelles de Gustave Moreau, éclatantes comme des joailleries, dorées comme les pages de certains livres persans, originales comme des sculptures hindoues. M. de Nittis a peint un chef-d'œuvre, entre autreschoses exquises, c'est la Mort et le Mourant, un pauvre vieux paysan assis, les mains sur les genoux et attendant laMort qui le guette et qui vient.

Ce vieux, si merveilleusement exécuté, a été fait, --à Blois, d'après nature. On avait dit à M. Nittis qu'il y avait un vieillard quasi moribond, presque centenaire, et d'un visage superbe. Le beau modèle pour l'aquarelle la Mort et le Mourant! Le peintre alla vers le paysan et le pourtraictura ainsi, dans l'immobilité de sa pose de statue égyptienne.

Il paraît d'ailleurs que l'aquarelle conserve, car le vieillard de Blois, qui n'avait que quelques jours à vivre lorsque de Nittis le peignit, a parfaitement survécu et vit encore et vivra peut-être longtemps. Ce qui est certain, c'est que l'aquarelle faite d'après lui vivra toujours.

On aurait d'ailleurs facilement la nausée de toutes ces exhibitions. Trop de tableaux! Trop de peinture! Il en est jusqu'à la salle Melpomène à l'Ecole des beaux-arts. On y expose une série de tentures exécutées par la plupart des artistes éminents de ce temps pour un ingénieux industriel qui a établi, à Sucy en Brie, une succursale des Gobelins.

Je me trompe, une concurrence aux Gobelins, une fabrique de tentures sur lesquelles les peintres peuvent peindre et qui gardent, inaltérablement fixée, l'œuvre de l'artiste.

C'est la peinture appliquée à l'ameublement, la fresque portative, l'art se faisant industrie. Il faut que l'Etat ait trouvé un intérêt national à l'invention de M. Letorey, puisqu'on a accordé officiellement la salle d'un monument à cette exhibition. Remarquez bien le mouvement qui s'accentue : l'art se fait accessible de plus en plus. Le

peintre Vibert a voulu, un jour, s'établir marchand de meubles. Charles Jacque a composé et signé des meubles gothiques. Nos peintres peignaient des éventails, ils peignent des tentures, ils vont peindre des écrans, des rideaux, des mouchoirs. C'est une furie, c'est une rage. Ah! quel plaisir d'être, non pas soldat, mais d'être peintre ! Mais quand on aura tout peint, tout illustré, enluminé, orné, surchargé, quand lanation entière sera une nation de peintres, que deviendrons-nous ?

On criera : Place aux jeunes 1 et l'on effacera toutes ces peintures pour avoir le droit de les recommencer!

xx

Paris, 20 mai.

Philosophie du scrutin de liste. — La statue de le Monde où l'on s'ennuie. — Musset. — M. de Tocqueville. — Le retour de Sarah Bernhardt.

Le grand événement de la semaine, c'est le vote du scrutin de liste par la Chambre des députés. Vote gros de conséquences et qui va obliger les représentants bien logés en un bourg pourri ou seulement faisandé à se remuer quelque peu afin d'arriver à figurer sur la liste. Il eût été dommage que le scrutin de liste ne fût pas voté. La Chambre menaçait de se recruter peu à peu parmi les utilités de la province: pharmaciens ou médecins, gloires de clocher, réputations cantonales. On y eût assisté un jour à ce spectacle d'une représentation nationale composée de petits grands hommes de villages. Puis le député, ne représentant qu'un arrondissement, subordonnait toutes les questions à l'opinion de son coin de terre. Il consultait l'écho de sa petite ville. Il était en proie à tous les quémandeurs de son sous-chef-lieu. On lui écrivait pour lui demander de rapporter des parapluies, des chapeaux de Paris ou pour l'engager à placer, dans des familles parisiennes, des nourrices de son

pays. Le représentant était bel et bien le commissionnaire de ses électeurs. Un tel état de choses ne pouvait guère durer, et n'est point fait pour le tempérament de la France où les hommeséminents ne manquent pas, maisne sauraient s'astreindre, comme certaines personnalités médiocres, à se transformer en laboureurs, en défricheurs du terrain électoral.

Il fallait voir — je dis il fallait, puisque le scrutin d'arrondissement a vécu — le député traversant son arrondissement comme le marquis de Garrabas traversait ses domaines 1 L'attitude à la fois hautaine et humble, promenant sur les paysans courbé en deux sur la terre un regard à la fois quémandeur et protecteur : suppliant d'un œil, protégeant de l'autre. On eût dit que, du plus loin que ses prunelles pouvaient apercevoir l'horizon, cette terre était à lui. Il représentait à la fois, ces arbres et ces hommes. Cet arrondissement étaitsorc arrondissement ! La ville prochaine était sa ville.

Alors, distribution de saluts, de poignées de main et de cigares. De petits gestes protecteurs et de grands gestes tribu nitiens.

- Bonjour, mon brave L. Tenez mon bonhomme, voici un cigare, un de mes g os cigares!. Et votre petite fille, a-t-elle toujours la coqueluche? Des soins! il faut des soins! La maladie, comme l'ignorance, ne cède qu'à des efforts longtemps répétés! —Au revoir, mon brave!

Ce malheureux député d'arrondissement! C'était, après tout, le forçat de sa situation. Il était tenu de collectionner les madrigaux pour les présenter à toute femme de maire, d'adjoint ou de gros propriétaire, comme il leur eût offert de respirer un flacon de sels toujours porté sur lui. Il n'y avait pas de masure en construction, de champ en friche, d'étal de boucher, de devanture de petite épicerie de village qui ne réclamàt de lui un compliment, dit en passant, d'une bouche en cœur!

— Ah ! pour une belle construction, voilà une belle construction!. Superbe bàtisse!. De la meulière, n'est-ce pas?. Excellente, cette meulière! — Et vos choux, mon garçon, vos choux, comment ça va-t-il? - Ah! la blle viande! Et saine! Et fraîche! On lui donnerait un bon coup de dents ! — Tiens, vous avez joliment arrangé votre boutique! Il n'y a pas une épicerie comme ça à Paris!

Voilà pourtant, les professions de foi étant connues et les affiches étant décollées et déchirées, à quel petit travail de compliments quotidiens devait se livrer, avec un parfait

besoin de charmer, le député qui tenait à ne pas perdre la confiance de son arrondissement.

L'art de siéger, c'est l'art de plaire!

Le scrutin de liste va nous priver, sans doute,. d'un certain nombre de ces députés qui cultivaient, avec un soin de pépiniéristes, la graine de la réélection. Il faudra représenter, non pas une bourgade, mais un département, s'occuper beaucoup moins des affaires de la sous-préfecture que de celles de la France. Les conseils généraux sont faits, je pense, pour les affaires locales, lesChambres pour les affaires nationales. Les grands hommes de petits coins de province pourraient bien, gràce au vote de jeudi, avoir brusquement perdu du terrain. Nul ne s'en plaindrait. Il est grand temps que la première place appartienne à l'intelligence, j'entends à l'intelligence ouverte aux idées générales et non pas seulement aux questions locales.

Un savantdes plus fins et des plus profonds, à la fois un peu pessimiste et de l'école supérieurement dédaigneuse, me contait hier qu'il y avait encore, dans la bourgeoisie française, des gens qui s'intéressaient, il y a dix ou douze ans, à des travaux sur les religions de l'Inde, les poésies asiatiques, et qu'aujourd'hui, lorsque les mêmes journaux, qui, jadis, lui réclamaient des articles sur le Chaos, lui demandaient sa collaboration, tous avaient bien soin de lui dire : — Surtout, pas de choses trop sérieuses! Faites-nous donc plutôt des articles sur madame de Pompadour!

Il y a là, je ne dirai pas un symptôme d'abaissement intellectuel, mais une preuve du besoin qu'on a de n'être pas trop sérieux. Je viens de lire la comédie de M. Edouard Pailleron, que je n'avais pas vu représenter. Ce Monde où l'on s'ennuie, si parfaitement amusant, montre certes que le temps présent ne sait plus et ne veut plus s'ennuyer. Eh bien! je vais vous dire tout bas une chose, très hardie par Je temps qui court : il faut parfois s'ennuyer en ce monde.

L'ennui est sain, comme une diète. S'amuser toujours n'est

pas une existence, et la corde casserait vite à demeurer toujours tendue pour jouer des airs d'opérette.

J'ai goûté, avec le plaisir le plus complet la comédie de M. Pailleron, et, à la veille de la représentation, je disais ici tout ce qu'elle contenait de brillantes ironies contre « le monde où l'on pérore. » Mais, après avoir ri infiniment, j'ai posé le volume que je venais de lire deux fois et je me suis demandé si, emporté par la belle humeur de l'auteur, je n'avais pas un peu ri de gens que j'aime. Il est évident que les précieuses, qui ont éternellement sur les lèvres les noms de M. 'de Tocqueville ou du philosophe Joubert, sont parfaitement comiques. Mais le philosophe Joubert et M. de Tocqueville sont deux esprits des plus exquis, et j'ai peur que dans le public bien des gens, qui n'ont jamais lu niles Lettres de celui-ci ni les Pensées de celui-là, ne rentrent chez eux en se disant : — Il paraît qu'il est bien ennuyeux, ce philosophe Joubert! Et ce doit être un fier pédant que ce M. de Tocqueville !

Au fond, le public ne demande qu'à trouver parfaitement ennuyeux et inutiles à lire les gens qui le dépassent. Il est si facile de ne pas ouvrir un livre et de hausser ensuite les épaules quand on entendra citer le nom de l'auteur! Le Philosophe Joubert? Ah! oui, je sais, une des gloires du Monde où l'on s'ennuie! Ah! comme Coquelin et mademoiselle Reichemberg s'en moquaient drôlement dans la jolie comédie de M. Pailleron! — En fait, voilà tout le souvenir qu'évoquera, pour des milliers de gens, le nom de cet espritd'élite qui fut Joseph Joubert. Le monde qui s'amuse est toujours très aise de railler ce qu'il ignore.

L'auteur, qui sait tout, et qui sait surtout ce qu'il a voulu faire, nous répondra que la faute n'en est pas à lui, et il aura raison. Il se moque des abus qu'on fait de Tocqueville, il a trop de goût pour se moquer de Tocqueville lui-même.

Et tant pis pour les sots qui se moqueront de Tocqueville sans l'avoir lu !

On n'a point parlé de Tocqueville, mais on a beaucoup parlé de Musset dans un dîner qui a eu lieu, l'autre soir, à

la date anniversaire de la mort de Paul de Musset. Mardoche ne peut oublier un tel nom. Madame Paul de Musset avait eu la pensée originale et touchante, en somme, de réunir en un banquet les amis de son mari mort. On a beaucoup parlé de Paul de Musset et aussi, comme de raison, de son frère. Quand Paul de Musset mourut, il s'occupait de composer un comité pour élever une statue à Alfred. Je crois bien que Victor Hugo avait accepté la présidence de ce comité. L'idée sera reprise évidemment et le banquet mortuaire offert par la veuve de l'écrivain n'aura pas été inutile à la réalisation d'un tel hommage. Les amis de Paul de Musset s'étaient tout d'abord rencontrés, portant une couronne, devant la tombe des deux frères, et c'estendescendant du Pèrè-Lachaise que le souvenir des conversations d'autrefois leur est revenu : — Eh bien, et la statue d'Alfred de Musset?

Je connais des puritains qui, lorsqu'on parla pour la première fois de cette statue à élever, à Paris, à un poète né à Paris, froncèrent les sourcils et déclarèrent qu'un père ne pouvait montrer à son fils l'image d'un homme qui avait abusé des grogs à l'eau-de-vie. Que dirait M. Joseph P. udhomme? Pour moi, j'avoue que les accents désespérés des Nuits me font tout oublier, et que la mémoire d'Alfred de Mussetgardeune auréole degloire beaucoup plusqu'une odeur d'alcool. 11 est bien évident que la souscription pour une statue à Victor Hugo sera autrement populaire, pleine d'entraînement, de fièvre, d'acclamations. Je ne compare pas La Fontaine à Homère. Mais la Fontaine me séduit.

Madame Jaubert, dans son livre de Souvenirs, rapporte ce mot du peintre Chenavard, qui en a fait de plus hardis : — Ce qui fera à jamais la force du poète de Rolla, c'est que son nom signifiera éternellement Jeunesse et Amour.

« Et débauche ! » dira M. Prudhomme. — Et souffrance ajoutera l'historien de cette àme.

Heureux un amour eux! s'écrie Musset dans Mardoche. Il eût pu dire : Misérable, un amoureux ! Triste, assombri, saignant, un amoureux 1 Mais non, il avait ses heures de joie:

« Heureux un amoureux 1 — Il ne s'enquête pas Si c'est pluie ou gravier dont s'attarde son pas, On en rit; c'est hasard s'il n'a heurté personne.

Mais sa folie au front lui met une couronne, A l'épaule une pourpre, et devant son chemin La flûte et les flambeaux. comme un jeune Romain 1

Eh bien, oui, c'est Musset, ce jeune Romain qui s'avance ainsi, couronné de fleurs, précédé des flambeaux et du joueur de flûte, allant souper, j'en conviens, et peut-être à Suburre, mais tout prêt aussi à se rendre, s'il le fallait, au Champ de Mars et à échanger sa lyre contre un bouclier.

On se rappelle qu'il voulut un jour s'engager dans un régiment de chasseurs d'Afrique et qu'il demanda au duc d'Orléans de le laisser partir pour l'Algérie, comme M. Édourd Détaillé vient de s'embarquer pour la Tunisie; mais Musset y fût allé en uniforme, sabre au côté et képi au front. Rolla en képi ! Roi la brigadier!

— Non pas, non pas, dit le QUC d'Orléans. Nous avons beaucoup de chasseurs d'Afrique en Afrique et nous n'avons qu'un Musset en France!

Bref, si l'on reprend le projet de la statue d'Alfred de Musset, il y aura nombre de gens pour y applaudir. Soyez certain d'ailleurs que Victor Hugo, vivant, aura son piédestal avant l'auteur des Nuits. Je gagerais qu'on réunira deux cent mille francs au moins pour élever au grand poète un monument digne de lui. Il pourra contempler son image en ouvrant sa fenêtre, comme Wellington dans son hôtel.

Il existe d'ailleurs déjà une image de Victor Hugo, taillée dans le marbre, et par David d'Angers encore : c'est sur un des bas-reliefs du tombeau du général Foy. Victor Hugo y est représenté, à côté de Prosper Mérimée, portant le cercueil du général, et le costume que le sculpteur a donné au poète est tout à fait inattendu : c'est une redingote polonaise à brandebourgs, comme on en portait au lendemain de 1830.

Ce fut un triomphe mortuaire que ce convoi funèbre du général Foy. La rentrée de mademoiselle Sarah Bernhardt en France est plus éclatante encore. Je crois bien que l'ar-

gent qu'elle rapporte de là-bas y est un peu pour quelque chose; j'entends qû'une artiste, qui est une artiste éminente, devient tout de suite pour le public un personnage beaucoup plus considérable si elle a de l'argent. C'est la loi de ce monde. Cent mille francs en or avaient, au Havre, précédé l'arrivée de mademoiselle Sarah Bernhardt, cent mille francs qu'elle envoyait pour solder l'achat de sa maison de Sainte-Adresse. Il n'y eut qu'un cri dans tout le Havre.

— Elle a payé en or !

L'attrait artistique du retour se doubla du rayonnement d'une fructueuse campagne. « On devrait décorer, dit M. Benoiton dans la Famille Benoiton, tous ceux qui donnent l'exemple de la fortune! » On a pavoisé les maisons du Havre pour remercier mademoiselle Sarah Bernhardt d'un tel exemple. Elle est Havraise, d'ailleurs, et son nom sera quelque jour — le plus tard possible — écrit, en lettres d'or sur une plaque de marbre de l'hôtel de ville, comme celui de Frédérick Lemaître qui l'applaudit, et d'Edouard Touroude qui lui écrivit un de ses premiers rôles. L'amour-propre des Havrais est flatté. Bernardin de Saint-Pierre et Casimir Delavigne, assis mélancoliquement à la porte du Musée de la ville, ont dû se dire, en voyant passer la comédienne acclamée, qu'ils n'ont jamais connu, même aux heures de Paul et Virginie et des Messéniennes, un triomphe pareil à celui qui attendait, sur la côté normande, la diseuse de vers!

Il y aurait sur cette campagne d'Amérique, achevée maintenant, à réunir en une petite plaquette — pour les raffinés et les curieux - les lettres intimes que mademoiselle Marie Colombier écrivait à M. Besson de l'Événement et que M. Besson imprimait toutes chaudes dans son journal. C'est l'envers de la campagne. C'est le grand règne raconté par un Dangeau ou une Dangeau, qui aurait la dent dure sous un sourire aimable. Je ne sais pas de correspondance plus narquoise et plus amusante. Avec quelle désinvolture mademoiselle Colombier appelle mademoiselle Bernhardt la grande toquée! Quand les amies s'enmê-

lent, elles emportent le morceau. M. Sardou n'a pas pour rien écrit sa comédie de Nos Intz'mes!

Je ne répondrais pas que mademoiselle Bernhardt ne soit tentée de partir, comme Detaille, pour le pays des Kroumirs. Elle y ferait de la sculpture polychrome et exposerait au retour le buste du bey de Tunis. Mais l'expédition est finie et n'aura été, en somme, qu'une promenade militaire. Nos officiers y auront attrapé plus de croix de la Légion d'honneur que de balles de moukhalas. Les pessimistes n'avaient vraiment pas à tant répéter que nous allions nous précipiter dans une aventure épouvantable. Un fourré, un cul de sac, un gouffre!

Pas du tout. Un simple voyage. Au surplus, je sais des officiers qui ne sont pas fort contents d'avoir simplement en touristes suivi le chemin de Scipion l'Africain. Ils eussent réclamé volontiers un peu de résistance carthaginoise.

La pluie et le vent ne sont pas des ennemis suffisants. C'est l'un de ces officiers qui écrivait, l'autre jour, à un ami : « Quels drôles de paysque ces pays chauds! Il y fait toujours froid! »

Après tout, il n'est pas mauvais que la vie humaine ait été épargnée, même en temps de guerre. La campagne du scrutin de liste aura été plus meurtrière peut-être pour bien des députés d'arrondissement qui resteront sur le carreau.

Ave, Gambetta, morituri te salutant!

Mais n'importe, comme dit Musset.

Il suffit de savoir pour l'instant Quel qu'en soit le motif, que Mardoche est content.

J. M.

XXI

Paris, 27 mai.

Un dictionnaire. Les Banalités. — Un livre posthume du poète Autran. Encore le scrutin de liste.

Voici qu'au moment de prendre la plume, je deviens, ce matin, un peu inquiet. J'ai lu, hier, toute la soirée, un livre qui m'a profondément troublé, un de ces livres qui donnent àpenser et provoquent des réflexions amères. C'est un Dictionnaire des lieux communs, publié par un curieux qui vit dans son coin, en spectateur, et se contente de noter, comme un juge du camp, toutes les fautes que l'on commet en écrivant et toutes les sottises qu'on débite en parlant. Ce diable de Dictionnaire des lieux communs est bien fait pour nous inspirer l'effroi de la composition littéraire.

On se demande avec terreur si le lieu commun, la banalité, le truism, toute la défroque prudhommesque de la conversation, des théâtres, des livres, du journal, de la tribune, du barreau, du style épistolairc, de l'oraison funèbre, de tout ce qui est phrase imprimée ou phrase parlée, n'est pas chose inévitable, fatale, nécessaire, et si l'on n'est pas nécessairement, inéluctablement condamné à tomber et à patauger dans le lieu commun, ce marais où coassent tant de grenouilles de toutes les opinions.

Le Dictionnaire des lieux communs! J'ai bien envie de laisser là ma plume et de fermer mon encrier. Le lieu commun me fait peur. Quand je pense que, parmi les citations bouffonnes que fait gravement M. Lucien Rigaud (c'est le nom de ce Littré de la banalité courante), j'aurais

pu rencontrer le nom de Desgenais 1 Il est des moments où l'on raille les railleurs et M. Rigaud aurait fort bien pu me prendre, et plus d'une fois, en flagrant délit de truism !

- Mais, en vérité, c'est que le lieu commun et le cliché font partie intégrante de la causerie, de l'art dramatique, du roman et du théâtre. Combien de fois, depuis que Hugo l'a écrit, a-t-on répété : J'en passe et des meilleurs1? Combien de fois imprime-t-on, par jour, çà et là, dans des feuilles variées et souvent plusieurs fois dans un même numéro de journal : Rien de nouveau sous le soleil! Le cliché, dit M. Lucien Rigaud, c'est le fond du sac de la langue, et après avoir lu son Dictionnaire, on pourrait vraiment composer à volonté soit un drame, soit un discours, soit une lettre, soit un article politique, voire même un Courrier de Paris. Il ne s'agit que de rabâcher ce qui a été dit : IL est des lieux communs, et cependant fort beaux, Qui depuis deux mille ans semblent toujours nouveaux.

J'étais effaré, en parcourant ce Dictionnaire, de voir la quantité de lieux communs qu'avait débités Napoléon Bonaparte. Ses discours en sont pleins. L'adversaire de la perfide Albion, cet Atlas qui porta le monde, cet enfant de Bellone, ce rival de Mars, etc., ne manque jamais lorsqu'il parle de célébrer les appas de la gloire, de mettre la France sous l'égide des lois, de déclarer que le bronze a tonné, et que les ennemis ont mordu la poussière. On retrouvera sa phraséologie pompeuse jusque dans les écrils de son historien, ce fin M. Thiers dont la conversation était si claire, si nette et si française. Je crois bien que la France, qui aime cependant beaucoup le paradoxe, est la patrie du lieu commun.

Les lieux communs les plus fréquents sont ceux de la politique : — Appelé par le vœu de mes concitoyens. Exorde d'un candidat que personne n'appelle et qui sera peut-être élu.

- Arborer le drapeau des principes. - Et ramener aussi!

- L'assiette de limpôt. — Et les pique-assiettes de l'impôt?

Mais la littérature a ses clichés aussi. Jamais, dans la vie, a-t-on entendu, par exemple, pousser ce cri que les dramaturges placent inévitablement sur les lèvres de leurs héros et de leurs héroïnes : Ciel!

— 0 cz*el! c'est lui!

Cz'ell Mon mal'z'!

— Ciel! veille sur lui!

On rencontre ce ciel, dans les mélodrames, àu moins aussi souvent que la fameuse croix de ma mère et que cette autre croix dont on se sert un peu moins en art dramatique, la croix des braves. La croix de ma mère! M. d'Ennery en a usé et abusé, je pense. Il a fait mieux, ou pis. Il a parodié cette croix de ma mère qui lui avait cependant rapporté un certain nombre de succès. Il fait dire à un comique, dans un de ses drames, la Prise de Pékin: « Voilà le bout de soie noire où est pendue la petite croix d'argent que j'y ai offerte à la Saint-Médard. C'est la croix de ma tante! » 0 sacrilège! Je croyais que M. d'Ennery avait la foi.

Mais sait-on quel est l'inventeur de cette illustre croix de ma mère qui a fait verser tantde larmes aux foules? C'est Chateaubriand, tout simplement, l'aïeul de notre littérature moderne. Oui, c'est Chateaubriand qui dans Atala a pendu au cou de la bien-aimée de Chactas la petite croix que M. d'Ennery lui a tant de fois empruntée.

« Quand je te parlai pour la première fois, dit Atala, tu vis cette croix briller à la lueur du feu sur mon sein; c'est le seul bien que possède Atala. Lopez, ton père et le mien, l'envoya à ma mère peu de jours après ma naissance >>.

Ah! quelle idée vient d'avoir là l'auteur d'un pareil Dictionnaz're! Il nous rend tout impossible. Il n'y a plus qu'à se taire, sans murmurer, à clore la bouche, à laisser sécher son encre. A quoi bon ajouter un lieu commun de plus à ce ramassis de lieux communs (autre banalité)? Comment écrire, en effet, sans parler de bonheur éphémère, de, cheveux épars, de la funeste passion du jeu, delà, jambe fine ou de lajambe aristocratique, de Y ivoire Au cou, de la ruse infernale, de l'zrrésistible éloquence du langage de l'innocence,

de l'infortune noblement supportée, des droits sacrés de l'hospitalité, de la sublime horreur de la tempête, du brave cœur de l'honnête homme, des horreurs de la guerre, des fruits de l'étude, des regrets étenwls, du brillant état-major, des yeux étincelants, de pâleur soudaine, de Y enivrement des passions, de l'écume de la société, des bienfaits de l'éducation, de Y hospitalité écossaise, de l'éclat de la bonté, de l'éclat de la foudre, des éclairs de fureur, du dédale des lots, des serpents de la jalousie?

Encore s'il n'y avait des lieux communs qu'en paroles!

Mais il en est en actions. Talma, lorsqu'il jouait Cinna et crue Napoléon était dans la salle, dès qu'il arrivait à ces vers

L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux, se tournait, dit-on, vers l'Empereur : lieu commun de la flagornerie.

On pourrait prendre pour un lieu commun, si Victor Hugo ne nous avait habitués à des admirations sans cesse renouvelées et en toute justice, le concert de vaillants hommages qui salue déjà le nouveau livre du poète : les Quatre vents de l'esprit. Les volumes n'ont point paru, mais les initiés peuvent déjà prédire à une telle œuvre un accueil enthousiaste. Il y a là une pièce, une sorte de comédie dramatique en deux parties qui est une des conceptions les plus élevées de Victor Hugo. Il se pourrait fort bien que ces Trouvailles de Gallus fussent transportées à la scène.

Presque à la même heure, un poète mort et qui a laissé un volume posthume, verra son nom livré aux appréciations de la critique, grâce à sa veuve qui lui élève un monument littéraire comme elle lui a fait sculpter un magnifique tombeau. C'est Joseph Autran. Il travaillait, lorsqu'il fut frappé d'apoplexie, à un volume qui, pour lui, complétait sa Légende des Paladins et qu'il appelait la Comédie de l'Histoire. Il avait dicté, peu d'heures avant de mourir, des vers encore à son très digne secrétaire, M. Daubian Delisle, qui a écrit sur lui une page de touchants souvenirs. Cette Comédie de l'Histoire était demeurée inédite jusqu'aujour-

d'hui où madame Autran se décide à la publier, ajoutant à ce volume posthume une gravure de Flameng qui nous rend Joseph Autran, le poète ému de la Vie rurale, l'admirable dramaturge de la Fille d'Eschyle, avec son sourire fin, doucement railleur, profondément bon.

Je me rappelle encore une visite que nous fimes à madame Autran, un soir, dans cet Hôtel Saint-James où, tous les ans, le poète venait, de Marseille, prendre l'air de Paris avant de s'en aller aux eaux de llovat. Joseph Autran n'était plus là, mais cellequi porte si noblement son nom avait, avec elle, la pensée de son cher mort, ses dernières œuvres, les feuillets éparsde cette Comédie de l'Histoire qui demain seront un livre. Elle voulut bien nous en prendre, au hasard, une pièce et nous la lire. Avec quelle émotion! Je ne l'ai pas oublié. La voici, cette pièce inédite encore et qui montrera tout ce que le lecteur peut attendre d'un tel livre.

C'est plus et mieux qu'une Comédie de l'histoire, c'est bien le drame émouvant et poignant. Les lecteurs de Y Indépendance seront les premiers à le connaître : SUR LE PONT DE LA BLÉONE.

Du tragique avenir défiant les arcanes, Napoléon venait de débarquer à Cannes.

En vain les rois ligués, le croyant endormi, Dans un repos trompeur sommeillaient à demi, Le captif, qui s'évade et respire à son aise, Avait remis le pied sur la terre française.

De son île de fer tombant sur notre sol, •Il déchaînait son aigle et lui rendait le vol.

De clochers en clochers la nouvelle portée Frappait subitement l'Europe épouvantée.

Tout s'ébranlait. Paris, du jour au lendemain, L'attendait. — A cheval, son épée à la main.

L'exilé, reconnu par le pays qui doute, Retrouvait des soldats tout le long de la route.

Ceux qu'il avait quinze ans opprimés, pressurés, Ceux que sa tyrannie avait exaspérés Se hâtaient de venir baiser cette main rude, Tant la gloire, à leurs yeux, dorait la servitude; Tant il est vrai, mon Dieu, que le vieux peuple franc,

Sitôt qu'il voit venir l'ombre d'un conquérant, S'aplatit volontiers sous un jour magnifique, Et préfère le maître illustre au pacifique 1 A travers nos vieux bois d'oliviers et de pins, Il atteignit bientôt ces contreforts alpins Dont chaque pic neigeux, qui monté en citadelle, Le menait à Grenoble, une ville fidèle !

« C'est lui ! criaient partout, secouant leur ennui, Les vétérans pressés au passage; c'est lui!

Que tout homme à sa voix accoure, et qu'on s'aligne. »

Or, quand il eut touché cette ville de Digne Dont le vieux sol, hanté du daim et de l'isard, Connut Taigle romaine et vit passer César, Quant il fut sur ce pont, jeté sur la Bléonc, Où la neige des monts ruisselle et tourbillonne, Une femme apparut sur l'ancien pont romain : Pâle et de noir vêtue, elle prit dans sa main La bride du cheval, et, l'arrêtant sur l'arche : « Où vas-tu ? cria-t-elle au conquérant en marche.

N'as-tu donc pas assez consommé de trépas?

Recule, malheureux 1 retourne sur tes pas ; Ne poursuis pas plus loin ta sanglante chimère, C'est une femme en deuil, tu le vois, une mère, Une veuve qui parle, et sort de son foyer, Pour te barrer la route et pour te renvoyer A l'exil d'où tu viens et qui doit te reprendre. »

Tel était le discours; étonné de l'entendre, Le cavalier pâlit : ce superstitieux Crut-il voir la sibylle antique de ses yeux 1 Crut-il voir sur le bord du torrent la Patrie, Devant lui se dressant, éloquente et meurtrie ?

Je ne sais : le fait est qu'il baissa le regard, L'escorte, sur un signe, accourut sans retard ; On se jeta sur elle, on dégagea la bride; Le cheval s'élança dans un galop rapide ; Et, tandis, Dieu Très Haut, que l'homme du destin, Afin de ressaisir un empire incertain, Courait tenter le sort des dernières épreuves, Et mettre encore en deuil des mères et des veuves, Un groupe d'habitants, venus sur le chemin, Prit en passant la femme, au bas du pont romain : Et cette veuve, un corps débile, une grande âme, Était Louise Beck, l'aïeule de ma femme !

Le livre posthume de Joseph Autran paraîtra en même temps que l'œuvre de Victor Hugo et ce serait là un voisi-

nage écrasant si le poète marseillais n'avait point sa physionomie personnelle et si l'émotion juste elle sourire ne pouvaient tenir place même à côté des créations sous le coup de tonnerre du génie.

Il faut d'ailleurs se hâter pour lancer les livres. La fin de la saison approche. La politique maintenant n'offre plus qu'un intérêt secondaire. Le scrutin de liste ne tardera pas à être voté par le Sénat. C'est une affaire faite. On m'a cité, l'autre jour, un député qui a trouvé le moyen de résumer en sa personne, du matin au soir, toutes les fluctuations dont les assemblées législatives sont capables depuis qu'il y a des assemblées législatives. (Lire Michelet pour se rendre compte de ce que la Convention a voté,- adoré et condamné tour à tour.) Ce député avait quitté Paris et s'était retiré dans son département pour n'avoir pas à subir l'influence du discours de M. Gambetta, ce que j'appellerais, si je ne venais point de lire 1 e Dictionnaire M. Rigaud, les * entraînements d'une éloquence irrésistible. Le matin, à huit heures, un des amis de ce député, partisan du scrutin d'arrondissement, reçoit une dépêche ainsi conçue : « Votez pour moi. Je vote pour le scrutin < £ arrondissement. »

A midi (le député absent avait sans doute réfléchi) son ami reçoit, au moment de partir pour la Chambre, la dépêche que voici : « Ne votez pas pour moi. Je m'abstiens. Dites-le bien haut. »

A cinq heures et demie, le député recevait évidemment, là-bas, des nouvelles de la discussion et de la tournure prise, troisième dépêche : « Votez décidément pour moi. Je vote pour le scrutin de listel » Ce sont là ce que j'appellerai, — ô lieu commun, que veux-tu? — l'inévitable lieu commun des convictions forte* ment enracinées.

Il y a toujours de ces surprises et de ces contritions dans les votes. Et le vote est la base de la vie moderne (autre lieu commun). On a voté hier pour les médailles d'hon-

neur du Salon, on votera demain pour donner un successeur à M. de Girardin, M. Paul Baudry a été médaillé, et la question n'est pas douteuse desavoir qui, de M. Anatole de la Forge ou de M. Hervé, sera élu. J'aurai bien encore de sourire à propos de ces peintres qui se distribuent entre eux des récompenses, comme des collégiens, mais ce serait un lieu commun encore. Que nesuis-je peintre moi-même!

J'échapperais du moins au Dictionnaire de M. Rigaud.

Mais non, il y a aussi en peinture une école de lieux communs. Et une école plus répandue encore : celle des livres sterling!

—A quelle école appartient-il? demandait, l'autre jour, un provincial, en parlant d'un artiste à la mode.

— Lui? A la grande école moderne, à l'école des banknotes!

Je me hâte d'éditer le mot avant qu'il ne figure dans le Dictionnaire des banalités.

P. D.

XXII

Paris, 3 juin.

Mort de Littré. — Un grand travailleur. — Les coins de Paris, par M. Léon Chapron.

La nuit se fait. Nous n'avons pas beaucoup d'hommes à perdre de la taille de M. Littré. Il était de la grande race des initiateurs etdes maîtres. Il adonné un double exemple, celui de son œuvre et celui de sa vie. Voilà qu'on le salue maintenant cet homme qu'on a tant insulté ! L'heure n'est pas loin oùl'on donnait, aux élèves des séminaires, comme matière à mettre en vers latins, le Voyage de M. Littré au pays des singes, pour faire pendant aux Aventures de Polydore Marasquin contées par Gozlan. A présent ceux-là même qui ont combattu Emile Littré s'inclinent devant sa mémoire. Je ne parle pas des haineux qui ne pardonnent point et qui trouvèrent, jadis, que l'évêque d'Orléans avait fort bien agi en ne remettant plus les pieds à l'Académie depuis que le philosophe positiviste y était entré.

M. Littré allait fort peu lui-même à l'Académie et on l'a vu rarement au Sénat. Je ne crois pas qu'il y ait jamais pris la parole. J'ai beau, du -moins, interroger mes souvenirs, je ne me rappelle pas la moindre barangue de M. Littré. A la Chambre comme au Sénat, il se tenait volontiers à l'écart et lisait presque toujours quelque livre pendant les séances. Ce vieillard à l'air bourru qui se tenait le bout du nez sur un bouquin, c'était lui. Il n'écoutait pas, et pourtant quand le bruit d'une discussion devenait trop fort ou lorsque quelque bonne lourde sottise (ces choses arrivent)

tombait de la tribune, alors il relevait la tête et son œil s'arrêtait si profondément stupéfait sur l'orateur qu'on ne pouvait s'empêcher de sourire de la physionomie du vieux savant.

La stupéfaction de Littré durait, au surplus, fort peu. Il reprenait bien vite sa lecture et se renfonçait dans son livre.

On a déjà dit que c'était un sage. Il n'y a pas d'autre mot pour le caractériser. Pauvre il était né, pauvre il avait vécu, ou, sinon pauvre, du moins dans une médiocrité qui lui plaisait. Sa .maison de campagne du Mesnil était une maison de paysan. Pour tout luxe, des livres. Il avait cependant touché, dans les dernières ànnées de sa vie, des sommes assez fortes pour son Dictionnaire. Il ne savait qu'en faire. Que lui importait l'argent?

Malade depuis longtemps, il sortait peu. Il était comme un marin à bord. Sa femme, pieuse, le faisait veiller, lorsqu'il était souffrant, par des sœurs de charité. M. Littré trouvait cela tout simple et remerciait les braves filles avec cette politesse d'autrefois qu'on ne retrouve que chez certains hommes, Hugo, Schœlcher.

Quand je pense que Littré avait ramassé sous les balles George Farcy, tué en 1830, par les Suisses défendant le Louvre ! Quand je pense qu'il a été l'ami et l'éditeur d'Armand Garrel ! C'est, avec lui, encore un peu de notre histoire qui s'en va. La forte génération laborieuse qui nous a précédés, guidés, instruits, semble à jamais disparaître.

Où sont les savants comme Littré ? — Il y a M. Hauréau encore. Il en est d'autres, sans doute. Mais qui les remplace ? Au sarut respectueux qui accompagne ces illustres jusque dans leur tombe se mêle la mélancolie en quelque sorte crépusculaire de ces couchers d'aïeux dans le grand sommeil immobile !

Depuis des années, M. Littré était fort entouré par des amitiés d'ecclésiastiques, fort attiréspar l'idée d'une conversion possible de cet ennemi de M. Dupanloup. Je me trompe : c'est Mgr Dupanloup qui fut l'ennemi de M. Littré. M. Littré ne fut jamais l'ennemi de personne. Naguère, un prêtre dont on ne dit pas le nom, écrivit au positiviste

- une lettre dont on nous a fait connaître le passage suivant : « Monsieur, » Il est impossible que vous n'ayez pas du moins un commencement de foi, impossible, sentant les besoins et les maux des hommes, mettant au-dessus de tout la bonté, en face d'un mal qui soulève toutes les questions et fait songer à tous les problèmes, que la prière ne soit pas venue souvent en votre cœur.

» Je crois sentir qu'elle y est discrète, profonde. Oh !

qu'elle soit seulement plus confiante, croyant davantage en la bonté de Dieu !.

» Peut-être me trouvez-vous indiscret. J'ai pensé qu'on ne l'était pas, quand on ne demandait rien pour soi-même, quand on exprimait seulement l'ardent désir de son âme ; et ce désir, je l'ai conçu pour la vôtre. On vient souvent vous demander l'aumône d'argent ou de science. Aujourd'hui, je suis venu vous supplier, au nom d'une affection que je ne m'explique même pas, mais réelle, de ne pas vous oublier vous-même. »

Evidemment ces adjurations devaient toucher profondément cet homme de bonté, comme disait le prêtre. « A la sympathie et à l'onction, disait M. Littré, je n'irai pas répondre par des arguments de sèche controverse. » En répondant, il s'excusait donc de ne pas croire, il s'en accusait si l'on veut, mais il restait inébranlable.

« Parfois, a-t-il écrit quelque part, il me vient de l'Amérique ou de l'Asie des lettres où des hommes que je ne connais pas m'exprimentdes sentiments affectueux pour ma personne, reconnaissants pour mes travaux ; j'ai témoigné dans mes réponses que ces amitiés si lointaines avaient, par leur éloignement même, quelque chose qui ne me laissait pas indifférent. Le pays de la foi n'est pas moins loin de moi dans Je monde intellectuel et moral ; et, bien que je n'aie pas les émotions qu'on me suppose, ce n'est pas sans attendrissement que j'en reçois des paroles telles que celles que j'ai transcrites. »

Je ne crois pas qu'il y ait eu, au temps où nous vivons,

d'homme plus sincère que ce remarquable esprit. Quel monument extraordinaire que son Dictionnaire de la langue française 1 Eh bien! quand il en parlait, on eût dit qu'il s'agissait d'un article de journal, du travail le plus simple du monde. On rencontre, de par le monde lettré -qui compte tant d'illettrés, — des gens qui se croient volontiers des génies parce qu'ils ont composé quelques bouts de chroniques politiques ou littéraires. Littré, lui, appelait simplement causerie — causerie ! le chapitre de ses Etudes et glanures qui porte ce titre : Comment j'ai fait mon dictionnaire 1 Ah ! il ne parle pas de sa méthode, de ses efforts et de sa science, le savant ! Il dit tout simplement : — Rien ne m'avait préparé particulièrement à une entreprise de ce genre.

Rien ! Quoi, rien? Et tant de travaux sur la langue française, les glossaires d'autrefois, le dialecte normand, les chansons de geste, l'ethnologie gauloise, le latin mérovingien, que sais-je encore?

N'importe. Littré le répète et tient à le répéter : Rien ne m'avait préparé à une entreprise de ce genre. « J'avais dépassé quarante ans, dit-il, la médecine grecque m'occupait entièrement, sauf quelques excursions littéraires qu'accueillaient les journaux quotidiens et des revues. » De solides chefs-d'œuvre que ces essais qualifiés ainsi modestement d'excursions littéraires! Mais encore un coup, M. Littré n'avait rien de la marque des médiocres. Il lnissait la vanitite aiguë aux malades et aux faibles.

Il avait tant lu cependant que, tout en travaillant, il s'était plu à des recherches étymologiques, pour son usage particulier, sans penser à un travail futur. Il songeait qu'il y avait peut-être matière à un dictionnaire étymologique du français. Il proposa son projet à M. Hachette, son camarade de 'collège, l'ami de Farcy, le mort des journées de juillet 1830. L'ouvrage devait s'appeler. : Nouveau dictionnaire étymologique de la langue française. Hachette avança à Littré quatre mille francs et Littré se mit à l'œuvre. Cela date de 1841.

Littré a raconté lui-même qu'il demeura cinq ans sans s'occuper du Dictionnaire. Sa mère adorée était morte. Il n'avait plus goût au travail. M.Baillière, l'éditeur, le poussait pour la traduction d'Hippocrate. Alors M. Hachette vint proposer à Littré l'annulation du précédent traité. On ajouterait'cette fois, l'épithète historique au mot Dictionnaire et on mettrait en œuvre la proposition de Voltaire qui demandait, en fait de citations, des phrases tirées des meilleurs écrivains.

« Voyez ce qu'est la chance, dit Littré. Bien plus tard, et quand j'avais déjà commencé l'impression, j'appris indirectement qu'un savant homme, M. Godefroy, avait, lui aussi, songé à un dictionnaire historique de la langue française et amassé des matériaux à cette fin. La nouvelle de l'avance que j'avais prise lui ôta tout espoir. A lui la chance manquait. »

N'est-ce pas charmant, touchant, cette naïveté de cet homme harassé de travail qui, de 1846 à 1865, pendant dixneuf ans, ne perd pas une heure, ne laisse pas une journéei sans labeur et écrit, son œuvre achevée: « J'ai eu de la chance 1 » C'est en effet un mot dont se servent volontiers les paresseux et les envieux. Tout homme qui arrive, pour eux, est un chanceux ou, pour leur emprunter leur langage, un chançard. Dumas, qui met sa vie dans son œuvre ; Augier, qui porte en luiunsujet durant des mois, ont de la chance.

Sardou, qui a fait, à un sou la ligne, des biographies de savants du seizième siècle pour la maison Didot, a de la chance. Zola, qui a mangé des croûtes sèches avant de se bâtir unJogis assuré, a de la chance. Daudet a de la chance, qui recopie trois fois ses romans. Tout homme qui produit s'épuise, cherche, lutte, a de la chance. Chançards, tous les laborieux! Et ce bon et grand Littré dit avec les paresseux : « Voyez, en effet, ce qu'est la chance! »

S'imagine-t-once que M. Littré, ce chançard, dut amasser d'exemples pour arriver à en remplir son volumineux Dictiormaire? Que de livres à dépouiller ! Et le travail des collaborateurs à classer, à colliger, à collectionner! Ces exem-

pies étaient écrits sur de petits carrés de papier, portant chacun le nom de l'auteur, le titre de l'ouvrage, la table ou le chapitre. Chaque écrivain formait un de ces petits carrés, « On peut juger par là combien la masse était considérable. Je l'admirai, non sans quelque secret effroi, dit Littré, quand je la vis si grosse dressée devant moi ! »

L' etfi'oi de Littré ! Pauvre grand homme, réellement antique, reculant cependant devant cette montagne de documents. Quel courage il lui fallait pour triompher de cette peur même. Quelle résolution et quelle chance! Parbleu, oui, de la chance, car il en pouvait mourir, cet Hercule.

Et il double, triple, quadruple cet amoncellement de la copie primitive. M. Beaujean, aujourd'hui inspecteur de l'Académie, homme profondément érudit, beau-frère de M. Laurent Pichat, si je ne me trompe, aida beaucoup alors M. Littré, et avec lui, M. Sommer et le savant Eugène Despois. Quels labeurs effroyables, encore une fois, que d'épreuves! et, ici, le mot d'épreuve est bien de mise.

— 0 mes amis, disait parfois gaiement M. Littré, ne faites jamais de Dictionnaire!

Enfin, comme dit l'auteur lui-même, l'impression, commencée dans le dernier quart de 1859, finit en 1872. « Elle dura donc un peu plus de treize ans. En 1859, j'avais près de cinquante-neuf ans, en 1872 soixante et onze. » Et la guerre avait fait perdre une année. Ce fut une douleur pour Littré. « Mais, dit-il admirablement, Hippocrate, qui fut ma première étude, nous apprend qu'une douleur plus forte amoindrit une douleur moindre. » La douleur moindre fut le Dictionnaire, et elle fut amortie. Savez-vous bien que ce sont là des paroles historiques, aussi belles que celles qu'on nous apprend à admirer dans les légendes, aussi saisissantes que le « je le pansay, Dieu le guarrit, » d'Ambroise Paré? On citera cette causerie de Littré à propos de son œuvre dans les histoires littéraires à venir. Nous - avons coudoyé là un être comme l'humanité en a produit, en tant de siècles, bien peu d'exemplaires.

C'est avec 2,400 francs par an, mis à la dispositior de Littré par M. Hachette, que Littré fit une telle

œuvre. « Douze cents francs étaient pour ma femme et ma fille, dit le brave homme, douze cents francs pour moi. » C'était la gêne, mais c'était le rêve de l'inventeur, la fièvre heureuse du découvreur de monde.

La fille du savant travaillait, avec son père, à ce dictionnaire. Il y avait là comme un roman de Balzac réalisé par la vie. Un Balthazar Claës. Sa femme et sa fille allant à la campagne pour mieux travailler, sans dérangement, car on ne recevait de visites que le dimanche. Et pas de coups de collier. Non. La patience. La règle. Nulla dies sine linea.

« Ce qu'il faut, c'est l'assiduité qui ne s'interrompt jamais. »

« Mon assiduité permanente au travail, ajoute enfin M. Littré, ne se laissant détourner par aucune distraction ni par aucune fatigue, fut récompensée, et en 1865, je pus inscrire sur un dernier feuillet : « Aujourd'hui j'ai fini mon dictionnaire! » Mon collaborateur aussi infatigable que moi, M. Beaujean, qui est en même temps un collectionneur, a gardé par devers lui cet autographe, témoignage d'un accès de satisfaction qui me saisit au moment, et que je ne pus m'empêcher de consigner tel que je le ressentais. »

Et il a l'air de s'en excuser, le pauvre grand chercheur qui avait enfin atteint son idéal. Le dernier bon à tirer devait renouveler cette joie. Puis le rhumatisme cloua le vieillard sur son fauteuil. Il se compare lui-même au malheureux Scarron, « avec moins d'impotence peut-être, mais sûrement avec un opiniâtre catarrhe en plus. » D'ailleurs ne trouvant pas que ce fût le travail qui l'avait réduit en cet état, et continuant à travailler avec une vaillance admirable. Salut à ce grand aïeul qui ressemble à un géant à côté de nos pygmées.

Me voilà bien loin de Paris et du mouvement parisien.

Ce bord de tombe m'a attiré et j'y suis demeuré rêvant. Je ne sais pas de plus noble existence. D'ailleurs, de quoi avais-je à parler? Il n'y a rien à Paris de nouveau et en aucun coin. Les Coins de Paris ! C'est le titre d'un livre qu'un moraliste de journal, esprit droit et un peu amer,

M. Léon Chapron vient de mettre sur la couverture de son volume de début. J'aime ces pages souvent fortes et toujours honnêtes. Elles dureront. Il y a là un dégoût du convenu, du banal et de la fausse sensibilité qui me plaît.

L'auteur me rappelle un peu mon confrère Desgenais. J'aurais voulu, avec lui, et après lui, parler de ce dont il parle: madame Musard qui est morte, madame O'Connell qui est folle, madame de Montifaud qui se fait photographier en costume d'homme et madame Santerre qui se déguisait en pâtissier pour cacher les brioches de l'adultère. Ces sujets, qui ont vieilli, semblent encore jeunes sous la plume finement aiguë de Léon Chapron. J'ai aperçu ce chroniqueur au théâtre. Chroniqueur ou moraliste? Je gage qu'il préférera ce dernier titre qui lui va bien. Petit, nerveux, le menton rasé, la moustache courte, le monocle à I'oeil, il a l'air sec et froid. Il me semble afficher une certaine raideur qui doit facilement se fondre, là-bas, à Bois-Colombes, sous l'œil bon et le cher sourire de la mère — car l'auteur des Coins de Paris, qui, visiblement, cravache volontiers les femmes, les chérirait toutes si elles étaient mères et les adorerait si elles étaient mamans. Il n'est rien de tel que ces sceptiques pour être de braves gens.J. M.

XXIII

Paris, 10 juin.

Feu le scrutin de liste. — Une statue à Victor Hugo. — La statue de Voltaire vivant.

En dehors de la politique et de cette séance du Sénat qui est le gros événement de l'heure présente, — Je rejet définitif du scrutin de liste, comme l'annonçaient, à neuf heures, les journaux du soir, — (y a-t-il quelque chose de définÜif en ce monde et surtout en politique ?) — en dehors de ce fait, nous n'avons, à Paris, d'autres préoccupations, diversions ou entr'actes, comme on voudra, que des expositions de tableaux, et cet autre événement tout littéraire, en quelque sorte, qui est la constitution d'un comité pour élever une statue à Victor Hugo. L'idée, émise par M. Jourde, directeur du Siècle, et officiellisée, si je puis dire, par M. Hérold, préfet de la Seine, a fait du chemin depuis quelque temps.

Il est décidément dans la destinée du poète des Quatre vents de l'esprit d'.être, au temps où nous vivons, ce que fut Voltaire, il y a un peu plus de cent ans. Debout surce siècle qui n'a plus que dix-neuf années à vivre, Hugo est le patriarche de Passy comme Voltaire était le patriarche de Ferney. En 1770, on résolut d'élever à Voltaire vivant une statue. En 1881, on va permettre à Victor Hugo de se voir vivant, en bronze ou en marbre. L'Angleterre avait bien élevé une statue à lord Wellington et, en ouvrant sa fenêtre, le matin, le vainqueur de Waterloo se pouvait admirer coiffé du casque d'Achille. Qui n'aimerait mieux saluer

l'image d'un poète comme Hugo que la statue d'un militaire comme Viron duke ?

J'ai parlé de Voltaire. Cette portière germanique de Grimm nous apprend aujourd'hui comment fut organisée la souscription à la statue de l'auteur de Candide. « Le 17 du mois d'avril 1770, dit-il, il s'est tenu chez madame Necker une assemblée de dix-sept vénérables philosophes, dans laquelle, après avoir dûment invoqué le Saint-Esprit, copieusement dîné et parlé à tort et à travers sur bien des choses,.

il a été unanimement résolu d'ériger une statue à M. de Voltaire. Cette Chambre des pairs de la littérature se composait de Diderot, Suard, le chevalier de Chastellux, Grimm, le comte de Schomberg, Marmontel, d'Alembert, Thomas, Necker, Saint-Lambert, Saurin, l'abbé Raynal, Helvétius, Bernard, l'abbé Arnaud et l'abbé Morellet. »

Que de sénateurs de l'esprit, pour parler comme Grimm, que l'avenir n'a pas réélus dans la chambre des pairs de la postérité ! La gloire n'est pas inamovible.

On avait résolu d'éleverà Voltaire cette statue par souscription. Le sculpteur Pigalle fut choisi pour l'exécuter. Il fit tout exprès le voyage de Ferney. L'abbé Galiani, dont M. Edmond de Goncourt ne craignait pas de dire, en causant, l'autre jour, qu'il donnerait toute la Correspondance de Voltaire pour un billet de l'abbé Galiani, — donner un monde pour une puce ! - le petit Galiani donc écrivait alors à madame d'Epinay, autre pointue : — Je ne souscrirais à la statue de Voltaire qu'à charge de revanche !

Il n'était pas dégoûté, l'abbé. Au reste, il plaisante et on le voit, dans les Lettres que viennent de publier MM. Lucien Pérey et Gaston Maugras (un de ces deux pseudonymes masculins cache un aimable nom féminin), on le voit, dis-je, cepiccolino napolitain, décrire la statue qu'il imaginerait pour lui-même, une statue colossale; destinétf à cacher sa petite taille à la postérité, une statue élevée, à l'hôtel Soissons, « dans ce beau rond de la nouvelle halle, » à l'endroit où Bellegarde, l'amant de la belle Gabrielle, avait vécu et où l'Académie française avait, un moment,

tenu ses séances. « J'y serais à merveille, dit Galiani, au milieu des farines et des filles de Paris. » Quant aux inscriptions que cet homme d'esprit propose pour son piédestal, le lecteur d'aujourd'hui ne pourrait les lire, sans rougir un peu, bien différent en cela des femmes d'esprit du dix-huitième siècle, qui avaient le sourire presque toujours fin et la plaisanterie parfois très grasse.

Mais je m'éloigne de la statue de Voltaire. Revenons-y vite-. Galiani nous y ramène lorsqu'il écrit, en mai 1770 ; « L'inscription que l'on veut placer au bas de la statue de Voltaire : - A Voltaire vivant, par les gens de lettres, ses compatriotes, — serait sublime si on admettait à la souscription tous les gens de lettres de l'Europe. Il serait beau d'appeler compatriotes de Voltaire, l'Anglais, l'Allemand, l'Italien, et jusqu'à l'empereur de la Chine qui vient de faire un poème (l'Eloée de la ville de Mouken, par Kien-Lang, traduit par le P. Amyot). Mais s'il n'y a que des Français, l'inscription n'est que plate ; et elle serait mieux comme cela : A Voltaire, par un transport d'admiration. Mais en latin elle vaudrait mieux : Voltario, devicta Invidia, sœculi sui miraculo œre eruditorum conlato. Le latin est la langue des inscriptions et les Français ne feront jamais faire de miràcle à leur langue ! »

Ainsi, il y venait lui-même et de-bon cœur, le petit abbé.

Il latinisait pour s'écrier: « A Voltaire, vainqueur de l'envie, miracle de son siècle ! » Que devenait cependant la statue de Voltaire et comment le philosophe een avait-il accepté l'idée? Après la réunion de la Chambre des pairs de la littérature chez madame Necker, il écrivait : « 21 mai 1770.

» Ma juste modestie, madame, et ma raison me faisaient croire d'abord que l'idée d'une statue était une bonne plaisanterie, mais, puisque la chose est sérieuse, souffrez que je vous parle sérieusement.

» J'ai soixante-seize ans, et je sors à peine d'une grande maladie qui a traité mal mon corps et mon âme pendant six semaines. M. Pigalle doit, dit-on, venir modeler mon

visage; mais, madame, il faudrait que j'eusse un visage; on en devinerait à peine la place. Mes yeux sont enfoncés de trois pouces, mes joues sont du vieux parchemin mal collé sur des os qui ne tiennent à rien. Le peu de dents que j'avais est parti. Ce que je vous dis là n'est point coquetterie, c'est la pure vérité. On n'a jamais sculpté un pauvre homme dans cet état; M. Pigalle croirait qu'on s'est moqué de lui, et pour moi, j'ai tant d'amour-propre que je n'oserais jamais paraître en sa présence; je lui conseillerais, s'il veut mettre fin à cette étrange aventure, de prendre à peu près son modèle sur la petite figure de porcelaine de Sèvres.

» Qu'importe après tout à la postérité qu'un bloc de marbre ressemble à un tel homme ou à un autre! Je me tiens très philosophe sur cette affaire; mais comme je suis encore plus reconnaissant que philosophe, je vous donne sur ce qui me reste de corps le même pouvoir que vous avez sur ce qui me reste d'âme. L'un et l'autre sont fort en désordre, mais mon cœur est à vous, madame, comme si j'avais vingt-cinq ans et le tout avec un très sincère respect. Mes obéissances, je vous en supplie, à M. Necker. »

Quoiqu'il en eût, Voltaire était— on le sent dans sa lettre même — très flatté de l'idée que les hôtes de madame Necker avaient eue. La souscription grossissait d'ailleurs.

Le roi de Prusse s'inscrivait, disait-il à d'Alembert, pour la somme que l'on voudrait. Les grands seigneurs, le maréchal de Richelieu, le duc de Choiseul, bien d'autres encore apportaient leur offrande. Jean-Jacques Rousseau, par une lettre qui fit grand bruit, réclamait l'honneur de figurer parmi les souscrivants. La Beaumelle lui-même envoyait son argent à madame Necker, et cela un vendredi, jour de réception philosophique. Madame Necker lui retournait son argent et on décidait, dans le comité, comme on dirait aujourd'hui, que l'argent de Fréron et de Palissot, au cas où ils en enverraient, ne serait pas encaissé non plus. Tous ces petits détails, si vivants, sur les choses d'autrefois, ne sont-ils pas très actuels et très particuliers? C'est comme

un chapitre du Vieux-Neuf de ce fureteur qui s'appelait Edouard Fournier.

Bref, d'Alembert remettait au sculpteur Pigalle l'inimitable Pigal, comme l'appelait Jean-Jacques, une lettre pour Ferney. « Vous le recevrez, disait d'Alembert à Voltaire, comme Virgile aurait reçu Phidias, si Phidias avait vécu du temps de Virgile. » Phrase passablement prudhommesque, soit dit entre nous. Et d'Alembert ajoutait : « M. Pigalle prendra, dans les deux escarbouclesdont la nature vous a fait des yeux, le feu dont il animera la statue. »

A cela, Voltaire répond bien vite : Vous qui, chez la belle Hypathie (Hypathie, c'est madame Necker.) Tous les vendredis raisonnez De vertu, de philosophie, Et tant d'exemples en donnez, Vous saurez que dans ma retraite Est venu Phidias Pigal Pour dessiner l'original De mon vieux et mince squelette.

Chacun rit vers le Mont-Jura En voyant ces honneurs insignes; Mais la France entière dira Combien vous seuls en étiez dignes!

C'est dans cette lettre que Voltaire conte qu'en voyant Pigalle déployer sa trousse d'ébauchoirs, les gens de Ferney s'écriaient : « Tiens ! on va le disséquer 1 « Et ce diable de Voltaire prétend qu'ils ajoutaient : — Ce sera drôle !

Plus flatté qu'il n'en veut avoir l'air, le philosophe ajoute : — Ma statue fera sourire quelques philosophes, et renfrognera les sourcils réprouvés de quelques coquins d'hypocrites ou de quelque polisson de folliculaire. Vanité des vanités !

Pigalle demeura huit jours à Ferney. Mais impossible de faire. poser Voltaire. Le vieillard se trémoussait comme un enfant. Ou il dictait des lettres, ou il soufflait des pois. A la fin, Pigalle lui demanda de vouloir bien réciter quelques

passages de la Pucelle, ce que fit Voltaire, et pendant qu'il déclamait, le sculpteur le saisit enfin, et, de peur de gâter son esquisse, partit le lendemain, à l'aube, sans réveiller personne.

Je ne crois pas que jamais Victor Hugo ait jusqu'ici posé devant un sculpteur. Lorsque M. Schœnewerk a voulu faire son buste, le poète a invité l'artiste à dîner. C'était la séance. Hugo est cependant monté plus d'une fois chez Bonnat, place Vintimille.

Voltaire en voulut un peu à Pigalle, retour de Ferney, d'être allé répétant que le patriarche n'était pas aussi maigre qu'il le voulait dire. « Je m'efforçais d'être gai devant lui, écrivait-il, et d'enfler mes muscles buccinateurs pour lui faire ma cour. Jean-Jacques est plus enflé que moi, mais c'est d'amour-propre. » Ce dernier trait n'est pas fort joli, décoché au lendemain de la lettre écrite par Rousseau. Mais Voltaire guerroyait toujours contre l'auteur d'Emile.

A moi chétif une statue 1 Je serais d'orgueil enivré.

L'ami Jean-Jacques a déclaré Que c'est à lui qu'elle était due.

Il écrivait encore à Pigalle que Fréron et les rimailleurs allaient mutiler sa statue et que l'artiste ferait bien mieux d'abandonner son écorché pour quelque Grâce féminine : Sculptez-nous quelque beauté nue, De qui la chair blanche et dodue Séduise l'œil du spectateur.

Et encore (lettre à d'Argental) : — « Une statue ne console pas lorsque tant d'ennemis aspirent à la couvrir de fange.

Cette statue n'a servi qu'à irriter la canaille de la littérature ; cette canaille aboie, elle excite les dévots. » Il faut avouer que Voltaire était fort exigeant. Il n'admettait pas le triomphe suivi de l'esclave hurleur. Il ne voulait pas de tache au soleil. Toujours est-il que Pigalle travaillait, travaillait beaucoup et que, six mois après, la statue était achevée. Voltaire, assis sur un rocher, était représenté nu,

d'une main tenant un crayon, de l'autre un volume. A ses pieds un masque. La tête chauve. Nous sommes loin de la statue d'Houdon. Ce fut d'ailleurs, pour parler comme aujourd'hui, un insuccès lorsque Pigalle l'exposa. On railla le sculpteur, on railla le modèle : Pigalle au naturel représente Voltaire, dit une épigramme rapportée par P. Tarbé, l'historien de J.-B. Pigalle : Le squelette à la fois offre l'homme et l'auteur : L'œil qui le voit sans parure étrangère Est effrayé de sa maigreur.

Au mois de juillet 1771, le roi de Suède, visitant l'atelier de Pigalle, avait déjà formulé cette critique, d'une façon pittoresque, lorsqu'il disait que s'il avait à souscrire, ce serait pour acheter un habit à la statue. Voltaire résumait le tout en disant que Pigalle avait rendu vivant le squelette de Ferney. Il avait la coquetterie de sa maigreur, et nous l'avons vu protester contre les affirmations de Pigalle, à qui il reprochait de vouloir faire croire que, lui, Voltaire, était gras comme un moine. C'est à l'Institut que ce squelette, d'un réalisme saisissant, est aujourd'hui placé.

Je ne sais par quel goût, particulier à ce temps-ci, des rapprochements singuliers, parfois ironiques, la constitution d'un comité de la statue de Victor Hugo m'a fait rechercher l'histoire, -vieille d'un siècle, de la statue de M. de Voltaire. On ne verra, cette fois, ces discussions chez personne. L'idée d'une statue à dresser au poète a quelque chose de national, et la nation, cette toute-puissance, n'existait pas au temps où Pigalle sculptait Voltaire. Elle allait naître dix-neuf ans après. Et c'est comme par une explosion du sentiment national que l'on va élever une statue à l'auteur des Feuilles d'Aulomne, de la Légende des siècles et de Ruy-Blas.

De la vente Double qui est terminée et des kermesses de charité qui commencent aujourd'hui, je n'ai rien dit. On en a tant et tant parlé dans les journaux 1 La Foire aux plaisirs,

qui se tient jusqu'à dimanche, aura l'air d'une petite réunion d'automne. Un ventdemars souffle sur Paris. On ne grelotte pas précisément, mais on a, autour du Bois, les ailes du nez un peu plus que roses. Laurent Jan prétendait, en un paradoxe demeuré célèbre, que le Midi n'existait pas. Au lieu de rayons de soleil, on s'y chauffait avec des braseros. Nice était la patrie du rhume. On cueillait quantité de bronchites sur la corniche. Et caetera. Eh bien! on pourrait avec plus de vérité, donner un pendant au paradoxe de l'ami de-Balzac et affirmer, en toute réalité, que l'été n'existe plus à Paris. Il y a un hiver adouci, un hiver coupé de quelques semaines ensoleillées, mais un été, un véritable été estival, c'est chose perdue comme le mammouth. « Les genres, les espèces, une fois morts, ne ressuscitent pas, » a dit Littré. Espérons que l'été cependant ressuscitera.

Mais, cette fois, le tout Paris ne met pas grand empressement à s'en aller grelotter à la campagne. Paris a comme une arrière-saison d'hiver. Les directeurs de théàtre ne s'en plaignent point, Ceux qui ont trop tôt fermé s'en mordent les doigts. Et, aux cafés-concerts à peu près déserts, dans le frisson des arbres agités comme par la bise d'automne, les chanteurs, le nez gelé et les doigts gourds, jettent au vent froid des refrains comme celui de la Femme du musi-

cien : Moi, je fais la, quête, Il joue l'instrument ; Puis après la r'cette Nous mangeons l'argent!

Pauvre Béranger! Où sont tes chansons?

J. M.

XXIV

Paris, 17 juin.

Paris l'été. — Tarte à la crème ! — Un procès à propos d'un nom.

— Monsieur le ministre. — Le propriétaire de Ponson du Terrail. — M. Emile Augier et M. Féline. — La Fausta ou la Faiistin. Echo des dernières fêtes.'

Cette fois, c'est l'été. Par les soirs orageux, la ville a des aspects bizarres de cité méridionale. On aperçoit, sur le pas des portes, les casaquins blancs des commères qui discutent et des portières qui racontent la chronique du quartier. Des fenêtres ouvertes s'échappent, comme des bouffées, des airs de pianos. Les romances de la Mascotte ou la valse de la Korrigane - plus rarement les mélodies de Schubert ou les lamentos de Chopin - montent dans l'air attiédi. Les pianos, ce sont les oiseaux des villes.

On s'échappe, d'ailleurs, de la volière ou il semble qu'on doive s'en échapper. Le Bois n'en est pas moins fort peuplé, et très bien peuplé, et bien des Parisiens sont de l'avis de Voltaire qui a écrit: « La campagne est le premier des plaisirs insipides. » Ce qui ne l'empêchait point de s'aller terrer à-Per-ney. Et puis, il y a la mer! Ah! la mer! Je trouve dans un volume nouveau, très amusant, et publié par M. Gustave Claudin, l'humoriste, sous ce titre: Tarte à la crème, un leste chapitre sur — et contre — cette banalité, tant de fois répétée, rabâchée, ressassée, aux temps chauds où la cigale chante : — La mel'! que c'est beau ! Paris! que c'est -laid!

Claudin, Parisien comme Aubryet, comme Roqueplan, comme tous les boulevardiers délicieusement empoisonnés

de parisine, proteste, en faveur de Paris, contre la mer, contre la campagne, contre tout ce qui n'est point Paris en Parisis, Paris parisianisant etparisianisé.

— Cherchez donc dans les stations balnéaires des salles à manger plus fraîches que celles des restaurants des Champs-Élysées, des bois plus pittoresques que le bois de Boulogne et des jardins plus charmants que celui des Tuileries!

Paris, l'été, a encore, en effet, ses chanteurs de l'Opéra, ses comédiens de la Comédie-Française. Sans doute, c'est M. Truffier qui remplace Coquelin et M. Prudhon qui joue les rôles de Got. Mais ces jeunes valent mille fois les cabotins vieillis et les ténors enroués qu'on s'en va, de guerre lasse, pour tuer une soirée, écouter dans les casinos de bains de mer. Et les pianistes aquatiques, j'entends les pianistes de villes d'eaux! Les tapoteurs de touches qui viennentdu fond de la Pologne, pour écraser Planté ! Claudin a cent fois raison, et peut-être le plus simple pour passer la saison d'été est-ce de ne point quitter Paris, d'y humer, en son appartement bien clos, le frais pendant le jour, et d'aller prendre l'air le soir, dans les Champs-flysées en fête ou le Bois silencieux.

Et cependant on part. On emporte les livres nouveaux, ou l'on en va écrire à la campagne. Je lis, ce matin, dans un journal, que M. Edmond de Goncourt s'en va achever, dans la paix des champs, pour parler comme en province, le roman auquel il travaille. Il paraît que c'est un peu l'histoire de Rachel, un peu l'histoire de Sarah Bernhardt.

M. de Goncourt a presque envie, me dit-on, de donner à son livre ce sous-titre : Etude de tragédienne. Reste à savoir si la tragédienne est un genre ou un sous-genre dans la vie moderne. Je la prendrais plutôt pour une exception.

Les Lettres de mademoiselle Marie Colombier sur la campagne d'Amérique de mademoiselle Sarah Bernhardt sont aussi une étude de tragédienne, mais d'un réalisme lyrique, si je puis dire, tout à fait imprévu. On a imprimé quelque part que mademoiselle Colombier allait réunir ces articles en volume et que le livre serait illustré de nombreux des-

sins de M. Edouard Detaille. J'avoue que j'en doute un peu.

Pour en revenir à l'étude de M. de Goncourt, elle aura pour titre non pas la Fausta, comme on s'obstine à écrire,

mais la Faustin. L'auteur, qui est fort nerveux, et qui, en matière de noms est de la religion de Sterne, de Balzac et de Flaubert, est souvent agacé lorsqu'on lui dit : — Eh bien ! comment va la Fausta ?

— Ce n'estpas la Fausta, répond-il. C'estla Faustz"n 1 T-i-n tin ! La Fausta est un nom romantique, la Faustin est un nom naturaliste. Il y a toute la différence des deux écoles entre ce ta et ce tin.

Les noms ont, en effet, leur intérêt et leur influence. Les amis de Flaubert, qui s'amusaient volontiers à faire/joser ce grand écrivain, très naïf et aussi bourgeois que les bourgeois qu'il aimait à peindre, lui disaient, de temps à autre, sachant qu'il travaillait à un roman dont il avait confié le titre à quelques rares intimes : — Ah ! un tel a trouvé un bien joli nom pour un héros de roman !

- - Et lequel?

- Bouvard !

Le pauvre Flaubert bondissait.

— Comment, mais Bouvard, c'est la moitié du titre de mon prochain roman, Bouvard et Pécuchet 1 — Vous avez dit Pécuchet ? répliquait-on.

- Oui, Pécuchet.

- Avec un t ?

- Oui, c-h-e-t !

- Mais alors, un tel s'est servi de ce nom-là dans un roman qui paraît en ce moment !

Alors, Flaubertétaitconsterné. Sionlui enlevait Bouvard, si on lui prenait Pécuchet, son roman n'existait plus. C'était fini. Il n'avait qu'à le jeter au feu. Au diable l'écriture !

Ce n'étaient là que des désagréments imaginaires, mais il en survient un, assez imprévu, à un romancier de nos amis, M. Jules Claretie, qui vient de publier un roman parisien, sous ce titre : Monsieur le Ministre. Il y a, dans ce livre, un personnage de petite danseuse d'Opéra, un profil

de marcheuse du foyer de la danse. L'auteur l'a baptisée Marie Taunay.

Qui diable eût pu jamais s'imaginer que ce nom de Taunay recélait un orage? C'est le nom d'un peintre célèbre, rival de Debucourt, et qui a laissé de petits chefs-d'œuvre, entre autres la Mariée de village. Je ne sais trop pourquoi l'auteur de Monsieur le Ministre l'avaitchoisi. Toutà coup, brusquement, sans avis, un beau soir, tombe chez lui— ou plutôt chez son concierge — un papier timbré chargé de menaces ! Un huissier vient verbaliser et défend au romancier d'appeler Marie Taunay la petite danseuse. Il y a toute une famille Taunay qui se trouve blessée, lésée, et, avant tous les autres Taunay, un M. Taunay, homme de lettres, dont je n'ai, je l'avoue à ma honte, jamais entendu parler.

M. Taunay bombardait de papier timbré M. Claretie, son confrère, pour l'empêcher de faire sautiller mademoiselle Marie Taunay dans le foyer de la danse. Il parlait de dommages-intérêts, M. Taunay ! Rien n'est plus drôle. Il faudrait alors, comme au temps deMolière, appeler ses personnages Ariste, Eraste, Clitandre, Célimène, pour ne pas risquer de marcher sur un nom authentique. Et encore M. Dandin réclamerait, M. Jourdain se révolterait et Argan — il y a, pardieu, peut-être des Argan en ce monde — enverrait tout aussitôt un huissier, M. Loyal, porter du papier orné de timbres chez l'auteur dramatique.

Dans ce roman, qui met en scène des ministres et des danseuses d'Opéra, j'imagine que M. Taunay, homme de lettres, n'a peut-être vu que l'occasion inattendue d'une réclame. Il est certain que le vénérable M. Littré était plus illustre que lui.

— On m'emprunte mon nom! s'est dit M. Taunay. Si je faisais un procès?. C'est sans doute un moyen de le faire connaître.

Je doute que l'auteur de Monsieur le Ministre ait voulu être agréable ou désagréable à ce confrère qui, du premier coup, correspond à l'aide du papier timbré, mais il est bien certain qu'en pareil cas, un procès eût popularisé ce nom de Taunay, et peut-être révélé un talent ignoré dont le pu-

blic a sans doute grand tort de ne se point soucier. N'importe, M. Taunay, écrivain méconnu, a le papier timbré un peu prompt. Et qui diable pourrait empêcher M. Claretie de faire sautiller, sourire, aller, venir et chanter, dans Monsieur le Ministre, jcette Marie Taunay, d'ailleurs agaçant l'appétit avec des yeux de pervenche et sa fraîcheur de débutante?

En vérité, on arriverait à ne plus pouvoir baptiser un seul personnage de roman si tous les porteurs de noms réclamaient, comme M. Taunay, avec les âpretés de porteurs d'actions. Balzac, qui, lorsqu'il avait un héros à nommer, s'en allait par les rues interrogeant les enseignes, aurait plus d'une fois, lui aussi, reçu du papier timbré « où, parlant à une personne à son service, lui avons fait défense expresse, etc. » Lorsque M. Sardou écrivit la Famille Benoiton, — nom qu'il avait composé en prenant Benoît pour racine, — il surgit un Benoiton qui cria: Halle-là! comme M. Taunay crie aujourd'hui : Au procès! M. Sardou passa outre.M. Emile Augier avait écrit une comédie: Un homme de bien. Il avait baptisé le principal personnage — hypocrite — du nom fabriqué de Féline.

Féline, félin.

Tout à coup, un monsieur arrive.

— Monsieur, je m'appelle Féline ! Vous ridiculisez mon nom et je n'entends pas.

— Du diable, interrompit Augier, si je me doutais qu'il pût exister un Féline !

Et il ne modifia pas le nom. Je suis d'ailleurs certain que M. Féline eût perdu le procès qu'il voulait intenter à M. Augier. Il serait piquant de savoir ce qu'il adviendrait si M. Taunay, homme de lettres, faisait un procès à l'auteur de Monsieur le Ministre !

Après tout, ce ne serait pas si niais, et M. Taunay serait célèbre, du jour au lendemain. Cela vaut bien le coût d'un feuillet de papier timbré.

Encore une fois, M. Claretie ne connaissait certainement pas le publiciste Taunay avant cette menace dedommagesintérêts. Il n'en fut pas de même en certaine affaire, où le

propriétaire defeuPonson du Terrail traîna tout chaud son locataire devant la justice de son pays. J'ignore pourquoi Ponson du Terrail, qui était bien le plus aimable des hommes, avait contre son propriétaire une dent un peu aiguisée. Histoires de réparations locatives, je suppose. Bref, Ponsôn du Terrail, furieux contre son propriétaire, n'avait rien trouvé de plus simple que de le fourrer, avec ses noms et prénoms, dans un de ses romans avec une collection d'épithètes les plus extraordinaires.

— L'avare un tel! Le ridicule un tel 1 Le grotesque un tel !

Pour un peu, il eût ajouté : — Lzmisérable un tel! et en eût fait un cousin de Rocambole.

Je ne réponds même point qu'il ne l'ait pas tenté.

Le propriétaire poussa des cris de paon. C'était, je pense, assez juste. Il se plaignit, cita Ponson du Terrail devant les tribunaux, et Ponson du Terrail fut condamné. Le romancier riait beaucoup de l'aventure et la contait volontiers.

En somme, il était vengé.

Ces livres, dont je viens de parler, seront les derniers de la saison. On les emportera à la campagne et, parle temps de réclame qui court, je ne réponds pas qu'on n'en arrive à imprimer : — Ne partez pas sans emporter (ici le titre de l'ouvrage nouveau, le Théâtre chez Madame, Monsieur le Ministre ou Tarte à la Crème).

Absolument comme on lisait partout, il y a peu d'années !

— Ne partez pas dans les bains de mer sans Amélia !

Et Amélia, était une nouvelle sorte de paire de chaussures !

Les dernières kermesses parisiennes, le festival organisé au bénéfice des Juifs de Russie, sous le patronage de madame deRothschild, la réunion annuelle du Caveau dans un repas d'été où chaque convive doit chanter une chanson sur des mots donnés (cette année chaque mot désigné est une fleur différente), et, après le Grand Prix voilà la season terminée. On n'en a point fini de peindre la grimace des

Anglais et des Français en se voyant battus par un cheval américain. Eh! ces Yankees ! Prenons-y garde !

Quant à la Foire aux plaisirs, où madame Théo, l'autre jour, photographiait sans retouche- une opérette à faire, la Jolie photographe, pour servir de pendant à la Jolie parfumeuse, — tandis que madame Judic vendait des cerises: Exquises, exquises, Mes cerises !

on en parle encore. Il paraît que les vendeurs de programmes et de bibelots se sont multipliés pour arriver à grossir la somme destinée aux pauvres, Il y a des ingéniosités particulières pour ces cas-là.

— Messieurs, disait une comédienne, presque une tragédienne, mais ce n'était ni la Faustin, ni la Fausta, il me manque quinze louis! Qui veut m'embrasser pour quinze louis?

Il y avait là des femmes du monde, regardant l'actrice curieusement. Leurs cavaliers ne bougeaient pas.

— Messieurs, donnez-moi quinze louis, dit alors l'actrice.

Parfaites la somme entre vous tous, et m'embrassera qui voudra !

Ils s'entre-regardaient.

Pas un ne s'avançait, craignant de blesser quelque dame.

Alors la comtesse de Z. allant droit à la comédienne : — Ces messieurs ne sont vraiment pas galants! dit-elle.

Voici les quinze louis pour vos pauvres, mademoiselle!

— Et l'a-t-elle embrassée? demandait quelqu'un à qui l'on contait l'anecdote.

— Allons donc! C'est déjà bien joli qu'elle ne l'ait pas mordue!

Mais étonnez-vous ensuite que les journalistes de Highlife écrivent sur les gens du monde des courriers spéciaux, lorsque le monde se met à vivre en plein air et à jouer la comédie avec-Christian ouDailly ! Il existe bien, oui, certes, il existe, le fameux mur de la vie privée, mais chacun s'empresse d'y pratiquer des trous pour mieux voir chez le voisin et mieux laisser voir chez soi.

Le mur de la vie privée ? les Parisiens de mon temps l'ont supprimé. Ou, s'ils ne le font pas démolir, c'est simple- ment pour avoir le droit d'y poser des affiches. Tout le monde affiché, tout le monde annoncé, les faits et gestes de tout le monde appartenant à tout le monde. C'est le modernisme absolu et la modernité pure.

Je voisdans le dernier livre de critique de Zola, que lorsque Flaubert, de sa grande voix tonnante lisait duBossuet, M. de Goncourt disait : — Ah ! des annonces lues comme ça, ce serait superbe !

On en viendra peut-être là. Il y a beau temps que la critique est remplacée par la réclame et la trompette de la Renommée par le lyrisme de l'annoncier!

P. D.

xxv

Paris, 24 juin.

Paris à la campagne. — Les statues. — Les Mexicains. - Un discours de M. Edouard Lockroy.

Déplacement et villégiature. A Paris, rien de nouveau en fait de ces petits événements qui appartiennent à la vie courante, rien que le banquet offert à un peintre étranger, salué par des peintres français.

— France, a-t-on dit souvent à ce pays-ci, tu ne sais pas haïr! Tu n'as pas l'énergie de la rancune!

On ne peut, du moins, lui reprocher, à notre France, de ne pas savoir admirer. Et admirer, qui plus est, ce qui vient du dehors. On aurait, à l'occasion de la grande médaille que lui a décernée le jury, offert un banquet à M. Paul Baudry qu'il se serait trouvé, chez nous, des esprits mécontents pour trouver l'hommage un peu exagéré, — n'en doutez pas, il s'en serait trouvé, vous dis-je, — mais il s'agit d'un étranger, et la chose a semblé toute naturelle. On est prophète, en ce pays, quand on vient de loin.

M. Munkaczy mérite, d'ailleurs à bon droit, et à tous égards, d'être prophète. C'est un maître peintre dans toute la force du terme. J'ai entendu des critiques difficiles faire à son Christ ce singulier reproche: — C'est un Arabe de Bida au milieu de rabbins de Rembrandt !

Eh ! même en essayant d'écraser le vivant sous le grand mort, de combien d'artistes de ce temps pourrait-on faire pareille critique? Il y a un fier éloge sous un tel reproche.

Donc, M. de Beust, au nom de l'Autriche, a bu à Munkaczy, le maître hongrois, et les applaudissements de peintres français, qui portent des noms glorieux, ont souligné le toast de l'ambassadeur. Notez que Paris eût fêté de Nittis, qui est Napolitain, ou Pasini, qui est Parmesan, qu'il se fût trouvé autant de mains françaises pour saluer, de leurs bravos, les peintres italiens.

On n'a pas plus de talent que Pasini, et il n'y a pas de ville au monde où on lui en trouve plusqu'à Paris. C'est un orientaliste qui a vu l'Orient avec ses propres yeux et non à travers les lunettes d'autrui. On a chaud sous son soleil, on a frais dans ses constructions persanes aux clairs revêtements de faïence. Cette année, il avait, au Salon, un joyau pictural qui était comme le résumé de ses fins tableaux, au bleu d'azur, au gris de perle, comme le chef-d'œuvre de ses chefs-d'œuvre. Il rapportait naguère de Venise des études qui, exposées chez Goupil, ont été la fête des yeux et le désespoir de certains coloristes. Eh bien ! quel a été le premier acte d'un cercle artistique bien connu et dont le comité est, en grande partie, composé de peintres ? C'est d'acheter, en hâte, et de garder, avec joie, une de ces inappréciables études, d'une clarté, d'un coloris exquis. Pasini est non seulement l'hôte de Paris, mais en quelque sorte, un Parisien d'Italie que tout le monde aime et que tout le monde admire.

Faut-il que ce soit à cette date du 24 juin que je constate que nous savons aimer, accueillir, fêter, célébrer nos amis.

Il y a vingt-deux ans, à l'heure où nous sommes, le canon grondait à San-Martino et à Solferino, et les zouaves, dont Victor-Emmanuel avait été proclamé le caporal, mouraientà cùté des bersaglieri piémontais, et pour la même cause, celle de l'Italie. Ils flottaient dans le même salpêtre, ils clapotaient dans le même orage, ces deux drapeaux tricolores de France et d'Italie, qu'on oppose maintenant l'un à l'autre, et que des misérables traînent par les rues en en faisant une barrière de haine et de meurtre.

Solferino ! — Lorsque la nouvelle parvintà Paris, la dépêche annonçant la victoire étant datée du quartier géné-

ral de Cavriana, ce fut Cavriana qu'on acclama. Méry, le poète des improvisations, jeta en hâte sur le papier quelques strophes qu'on récita, toutes chaudes, le soir même, sur la scène de l'Opéra, Cavriana! CavrzOana! répétait la cantate. Je l'entends encore.

J'entends aussi, parles rues de Paris, les détonations des pétards, les cris de gamins, les V£ve la France! Vive l'Italie !

de la foule. Je vois, dans le bleu de ce soir de juin, briller l'or rouge des fusées. Qui nous eût dit que vingt-deux ans après on crierait, là-bas : — A bas la France !

Il y a un ossuaire à Solferino, où les squelettes de nos morts reposent côte à côte avec ceux des Italiens tombés pour l'unité de leur patrie. Va-t-on en arracher le drapeau français, et proférer là des cris de haine?

IL y a, à Brescia, un cimetière où l'on a jeté les morts de notre armée, soignés dans les ambulances de la ville, et admirablement soignés, par ces nobles femmes de Brescia, siénergiquement patriotes. Il faut lire les noms des pauvres gars qui dorment sous les pierres grises et l'herbe verte : Dumont, Durant, Dubois, Blanchard, Leroux, Legrand, Leblanc, Levert. D'humbles noms français de paysans arrachés à la charrue, à la moisson, à la vendange prochaine et envoyés, là-bas, au son du clairon, mourir pour l'indépendance de l'Italie !

Va-t-on aussi leur crier : A bas la France ! à ces morts qui sont les frères aînés de ces soldats de Tunisie que les correspondants du Dirito nous peignent comme abêtÙi, idiots, ignorants, indisciplinés, — j'allais dire lâches? Ce sont pourtant les mêmes soldats, c'est le même sang qui coule dans leurs veines. 0 ridicules de la politique et bêtise de haine !

Mais vraiment, on se demande si l'humanité n'est pas un ramassis de niais, en voyant la facilité avec laquelle on la pousse aux colères absurdes et aux férocités atroces.

Les coups de couteau échangés à Marseille me semblent encore plus stupides qu'odieux. Quoi 1 nous en sommes là que nous nous tailladons le visage et échangeons des coups

de feu à l'américaine, après tant de sacrifices et d'étreintes?

Il y a, en Italie, un écrivain d'un talent rare, coloriste admirable, critique un peu enthousiaste, qui confond dans une même sympathie bien des talents qui s'excluent, mais dont la verve généreuse a rencontré, de ce côté des Alpes, de très réelles amitiés. C'est M. de Amicis. Il a, je crois, avant de manier la plume, tenu l'épée et débuté, dans les lettres, par des tableaux très pittoresques de la vie militaire. Ses livres de voyage au Maroc, en France, en Angleterre, sont devenus célèbres. On les a beaucoup lus chez lui, on les a traduits chez nous. Dernièrement, des amis français de M. de Amicis se sont entremis auprès de M. Barthélémy Saint-Hilaire, pour faire donner à l'écrivain militaire italien le ruban rouge de la Légion d'honneur. Je ne sais trop pourquoi on a marchandé cette croix à un homme qui a du talent lorsqu'on la donne parfois très facilement à des gens qui n'en ont point. Toujours est-il qu'un artiste italien, qui aime fort M. de Amicis disait, il n'y a pas trois jours : — De Amicis a eu de la chance de n'être point décoré par la France ! Cela lui aurait fait du tort en Italie !

Le mot juge une situation.

Il y a dans un récent volume de M. de Amicis, une page que la France n'oubliera cependant point. Il arrive à Paris et il raconte que logé dans un hôtel sur le boulevard, il voit, du haut de sa fenêtre, passer un régiment de pantalons rouges. Et ra ! et fia ! Les tambours marchent en avant, et ces petits tambours allègres, frappant de leurs baguettes sur la peau d'âne, lui rappellent - à lui — les camarades de San-Martino et les petits tambours de Solferino battant la charge et grimpant là-haut, à travers les vignes.

A la bonne heure ! Voilà du moins un Italien qui n'oublie pas ! Il y a longtemps qu'unhumouriste a appelé l'Italie madame Perrichon. Ce sont là des mots, et j'aime à croire que M. de Amicis n'est pas le seul Italien qui" ait gardé le souvenir de la communauté du sang versé autre part que dans les rues de Marseille. Je sais bien que les Ita-

liens, dès le lendemain de Solferino, prétendaient que l'armée française n'avait été que pour peu de chose dans la victoire, et donnaient à la bataille le nom de San-Martino, point stratégique où s'étaient comportés si vaillamment les soldats de Victor-Emmanuel, ces soldats qui, pliant un moment devant la résistance des Autrichiens, entendaient leur général et roi leur crier : — Mes enfants, si un seul Français vient à notre aide ici, votre courage sera effacé ! En avant!

Mais n'ai-je pas vu représenter en Italie une pièce diurne intitulée la Prise de Sébastopol, où l'armée anglaise était représentée par un higlander; l'armée française par une cantinière et où l'assaut de la tour Malakoff était donné par des bersaglieri?

Encore une fois, ces. petits détails ne seraient que comiques si les rivalités nationales, qui étaient, en 1859, une émulation de courage et de dévouement, ne se traduisaient point par ces promenades hostiles à Naples, ces manifestations bruyantes à Rome et ces coups de stylet à Marseille. N'est-il pas, au point de vue philosophique, terriblement ironique de voir un peuple que nous avons combattu et envahi contre tout droit, comme le peuple mexicain, nous garder une affection toute naturelle de latins à latins, tandis que l'Italie, pour laquelle nous brùlions notre poudre et nous donnions nos enfants, nous montre les dents et les ongles, et nous menace de ses Cosenz et de ses Menabrea, les compagnons d'armes du général Cler, tué à Magenta et du général Aubé, tué à Solferino ? Il y a un an, à l'anniversaire de la prise de la Bastille, un écrivain mexicain, poète tout à fait éminentet polémiste des plus remarquables, dont je lis des pages hors de pair dans la Republica de Mexico, M. J. Manuel Altamirano, embrassait, sur la grand'place de Mexico, Je drapeau tricolore de France, ce drapeau qu'on sifflerait volontiers en Italie. Et lui, pourtant, M. Altamirano, nous a combattus, a défendu son pays contre nos soldats, a reçu le feu des canons français.

Mais, après la bataille, il reste, comme le Mexique tout entier, le fils reconnaissant d'une nation qui sait tout ce que

la révolution française a fait pour les autres peuples. Il ne récrimine pas, il n'insulte pas, il aime.

C'est par la reconnaissance et par l'amour que les nations prouvent qu'elles peuvent être grandes.

Je me laisse d'ailleurs aller là à des considérations qui sortent un peu du domaine de ces Lettres purement parisiennes. Comment ne point se sentir un peu ému et troublé par de telles ironies de la destinée ? Qui nous eût dit que jamais l'Italie en viendrait à nous huer, et que, dans nos opérettes, on s'amuserait à rire des Italiens et à donner comme sous-titre à une bouffonnerie d'Offenbach ces mots: la Conspiration italienne ?

C'est sur l'affiche du théàtre de Versailles que j'ai lu cela, et la pièce qu'on annonçait était la Fille du tambourmajor. Les impresarii de la troupe ont cru l'actualiser sans doute en donnant ce sous- titre alléchant: la Conspiration italienne, à un des tableaux de l'opérette qui fut la centième œuvre d'Offenbach et eut, comme la plupart de ses aînées, sa centième.

Cessons cette guerre absurde de mots, de polémiques, de journaux et de vaudevilles. Plus nous irons et plus le nom de Napoléon 1er sera une vérité : « Toute guerre qui éclatera en Europe à l'avenir, sera une guerre civile. » Je sais bien que ce sont là les guerres les plus acharnées, les plus implacables, mais aussi les plus odieuses. Que Verdi orchestre une poésie de Amicis, intitulée : Viva la Francia !

Que Gounod mette en musique quelque refrain de Déroulède, portant hardiment ces mots: Vive l'ltalie! Et qu'on s'embrasse! Et que tout finisse 1 Mon moyen n'a peut-être rien de très diplomatique, et paraîtra l'idée d'un rêveur à tous les gens qui passent leur vie à rédiger des protocoles au fond des chancelleries; mais la diplomatie a tant fait de mal à la cause des peuples qu'il se pourrait, en somme, que la poésie, si elle s'en mêlait, lui fit un peu de bien.

Ce n'est pas moi, c'est Béranger qui chantait un jour : Peuples, formez une Sainte Alliance Et donnez-vous la main.

Il est vrai que Béranger, cette étoile filante, comme l'a nommé M. Eugène Pelletan, est depuis longtemps classé parmi les vieux radoteurs et, en dépit de son spirituel scepticisme, parmi les songe-creux. Elles avaient cependant du bon, les songeries du bonhomme. J'aime mieuxses vers démodés que telle chanson que vociféreraient volontiers certains énergumènes : Peuples, debout 1 Cherchez des alliances Et cassez-vous les reins 1

Laissons là cette gallophobie italienne et cette italianophagie française. Il va paraître un livre qu'on lira beaucoup, cet été, sous les arbres frais et qui rappellera à ceux qui l'ouvriront de terribles journées d'orage. C'est le Journal d'une bourgeoise pendant la Révolution. Cette bourgeoise est l'aïeule de M. Édouard Lockroy, la femme d'un jacobin célèbre, et c'est son petit-fils, le vaillant et spirituel rapporteur du budget de l'instruction publique, qui donne à l'imprimerie les lettres jaunies de cette digne femme du dix-huitième siècle.

M. Lockroy est une individualité toute particulière dans le monde politique. Il ose être spirituel sans redouter de ne pas sembler profond. Il n'a rien du bonze, il a tout du Français, le trait, le mot, l'alacrité ! Il ne fait pas de phrases, ou il les fait courtes. Toutesont un trait final. D'autres abusent des fleurs de rhétorique, lui ne déteste pas le piquant des épines. Il raille. Il est fils de Voltaire et il ne dédaigne pas de faire sentir, en devenant orateur, qu'il est journaliste. Rien du pédant, tout du polémiste. Une science vraie, mais qui ne se hérisse pas. De là son succès, lorsqu'il aborde la tribune. Un succès écrasant, comme hier. On oublie trop, dans nos Chambres françaises, que nous sommes en France et que nous aimons la vivacité, la grâce, le charme et la malice. Danton, entre deux discours sur la patrie, faisait à la Convention une harangue à propos des joueurs d'orgue qu'on empêchait de moudre leurs airs, et il était aussi applaudi pour son esprit qu'acclamé pour son ardeur.

Édouard Lockroy a été artiste. Il a appris la peinture. Il dessine admirablement. J'ai vu de lui des études peintes, tout à fait saisissantes, de têtes d'Arabes exécutés. Lorsqu'il accompagna M. Renan en Syrie, il signa pour le volume que publia l'auteur de la Vie de Jésus, des gravures tout à fait remarquables. Il faillit mourir, là-bas. Une fièvre typhoïde le coucha sur un fumier, dans un village de fellahs.

Tous les soirs au coucher du soleil, les femmes venaient insulter le roumi moribond. C'était leur visite de digestion.

M. Renan, en repassant dans le village où il avait été forcé de l'abandonner (il fallait bien remplir sa mission), redoutait d'apprendre la mort de Lockroy. Il trouva Lockroy debout, souriant et racontant aux femmes de Syrie des histoires parisiennes. Il avait séduit ses ennemies.

A la Chambre, il vient de séduire ses adversaires mêmes.

C'est un charmeur ; nous le savions depuis longtemps. Lisez ce Journal d'une bourgeoise dont il est le digne et courageux petit-fils.

J. M.

XXVI

Paris, 1er juillet.

Une comète. La science et les lettres. — M. Renan et M. Berthelot. M. Dufaure. Un vaincu : J.-M. Cournier.

Un jour, Lalande, l'astronome, celui qui, pour bien des gens, est surtout célèbre parce qu'il ne dédaignait pas de manger des araignées, annonça qu'il se pourrait bienqu'une fois, par hasard, quelque comète vînt heurter la terre, et, quoique Newton eût déclaré d'avance —car toutes les opinions sont tour à tour émises en matière de science - que toutes les orbites des comètes connues jusqu'alors étaient placées de manière à rendre impossible la moindre rencontre, Lalande persista dans son affirmation, et on annonça même qu'il allait publier un Mémoire dans lequel il déterminerait celles des comètes qui pouvaient approcher le plus près de la terre. C'était en 1773, il y a un peu plus de cent ans. Tout Paris fut pris d'effroi. Lalande avait rendu blême la ville entière et, de Paris, la mauvaise nouvelle se répandillen France par le coche, et l'on vit tout un pays trembler de peur devant l'affirmation d'un astronome.

Ah! c'est qu'il ne s'agissait point d'une petite affaire!

Le choc d'une comète amenait bien d'autres perturbations dans le monde que les changements de ministère ou les révolutions sociales. Le mouvement de rotation et l'axe du monde se trouvaient changés, comme d'une chiquenaude, les océans se précipitaient torrentiellement vers l'équateur: nouveau déluge; anéantissement de races entiè-

res d'animaux; pas une seule maison, pas une seule pierre élevée par l'homme restant debout; plus de tableaux, plus de livres. Une seule pichenette d'une comète suffisait pour ce beau résultat. Il y avait bien de quoi, en effet, sentir sur sa peau courir un petit frisson.

Peu d'années après, un autre savant, Pingré, qui publia deux in-quarto spéciaux sur les comètes, une Comélographie spéciale, rassura un peu son monde ; mais nos aïeux, gràce à Lalande, passèrent, comme on dit, un assez mauvais quart d'heure. L'astre à queue, l'astre chevelu, l'astre barbu, comme on l'appelle tour à tour, est bien fait pour terrifier les gens simples. Et que je pourrais, avec les livres, faire preuve d'une érudition facile en additionnant toutes les terreurs que les comètes ont causées et toutes les erreurs qu'elles ont, à travers les siècles, fait commettre aux savants !

Cela me semble bien fait, soit dit entre parenthèse, pour rendre la Science un peu modeste. La Science, que nul ne respecte et n'admire plus que moi, n'est pas un absolu, mais un relatif. Elle est essentiellement progressiste. C'est sa vertu, mais c'est bien aussi sa faiblesse. Pythagore aujourd'hui serait refusé à l'École Polytechnique, etM. Joseph Bertrand lui donnerait, à coup sûr, des leçons de mathématiques. L'astronome du Pont-Neuf en sait plus long sur les comètes qu'Hippocrate de Chio et Apollonius deMynde.

Pierre Appien, qui fut astronome de l'empereur CharlesQuint, et Jérôme Cardan, qui passait pour avoir la science infuse, assuraient très sérieusement que les comètes sont en dépôt quelque part — Dieu sait où! — dans un coin du ciel et qu'elles en sortent de temps à autre, quand les circonstances l'exigent. L'homme à la lunette qui se tient, par les soirs d'été, sur les trottoirs de la place de la Concorde, debout à côté de son télescope, rirait beaucoup des assertions, assez commodes, d'Amerbach, de Paul Fabrice, de Regiomontanus, deCameriarus et d'autres savants en us.

L'humanité découvre la vérité scientifique miette par miette, et la vérité d'aujourd'hui n'est plus la vérité de demain. Ce qui est éternel, dans l'ordre des inventions hu-

maines — je veux dire ce qui est aussi durable que l'humanité même — c'est la vérité du sentiment, la vérité du cœur, une pensée nouvelle sur l'amour, sur le mariage, sur la paternité, sur l'enfant, sur la vie, sur la mort; c'est un beau vers, qui traversera plus sûrement les siècles qu'un Mémoire de Lalande ou même une découverte de TychoBrahé; c'est Homère, toujours jeune, c'est Virgile, toujours attirant dans son immortalité sans lézardes.

Oui, le poète qui chante brave la mode, l'avenir, les retours du goût; son humble sonnet est fait pour passer, d'âge en âge, sur les lèvres des hommes. L'œuvre du savant au contraire, tombe bientôt en décrépitude et, comme du comédien qui a quitté la scène, à peine reste-t-il de lui un nom dans les mémoires.

J'assistais, cet hiver, à une sorte de tournoi de paroles entre deux hommes des plus éminents de ce temps-ci, discutant tout justement sur cette question redoutable : — Du savant ou du littérateur, qui est le plus grand et le plus enviable ?

M. Ernest Renan, poète en prose et poète durable, tenait pour Je savant. M. Berthelot, savant admirable, à qui l'avenir élèvera des statues, tenait pour l'homme de lettres.

— Qu'est-ce que la science qui est dépassée d'heure en heure? disait-il. La science est un fonds commun à l'humanité. La pensée littéraire, l'art appartiennent, au contraire, seuls à quelques privilégiés. Si Raphaël n'était pas né, que de chefs-d'œuvre nous n'aurions point, tandis que si tel ou tel savant n'avait pas existé, tel autre aurait fait certainement les mêmes découvertes à sa place !

— Alors vous trouvez que Christophe Colomb ne vaut pas Homère?

— Non. Homère est unique. L'Iliade ne peut être chantée par n'importe quel individu. Tandis que si le Génois n'avait pas découvert l'Amérique, les Portugais — on le sait aujourd'hui — l'allaient inévitablement trouver sur le chemin de leurs vaisseaux, quelques années après. Il y a du hasard dans l'invention de tout savant, il y a de l'inspiration dans la création de tout poète !

Vainement M. Renan plaidait, comme il sait le faire, la cause du savant et de la science. M. Berthelot éloquemment combattait pour la littérature, et c'était une causerie tout à fait exquise qu'un pareil procès soutenu par de tels avocats. A mon sens, et pour rendre un équitable jugement, l'un et l'autre à la fois gagnèrent, ce soir-là, leur cause.

Bref, les savants ont, avec la comète, des occasions de discussions, de Mémoires et d'observations. Au-dessus des arbres de mon jardinet, la nuit, cette comète fait le vague effet d'une lanterne allumée. Elle va bientôt disparaître, reprendre sa course, —comme le Juif-Errant, et lorsqu'elle reparaîtra, dans son orbe, pas un de ceux qui l'auront re-

gardée, cette année, ne sera debout sur cette terre. Tous les yeux seront clos qui l'auront admirée. Le nouveau-né même, dont les prunelles ne peuvent l'apercevoir, aura disparu. Comme on pourrait, si on se laissait aller à son pessimisme quelque peu bouddhique, s'égarer en réflexions sur l'impassibilité de la nature et le peu de durée de nos fourmilières d'hommes, de nos taupinières et de nos ruches bourdonnantes!

On a beaucoup bourdonné, cette semaine, à la Chambre.

Non pas qu'on ait fait beaucoup d'ouvrage comme les abeilles, ni produit beaucoup de miel. On s'est agité! Il y a toujours plus de frelons que de travailleurs dans les ruches parlementaires. Il s'agissait de rassurer le pays sur les affaires d'Algérie. L'a-t-on rassuré? Ce Bou-Amema, l'homme au turban, —disent les gens bien informés sur la langue arabe, — renouvelle effroyablement les souvenirs du massacre de Sidi-Brahim. Il y a, vers la côté africaine, comme une traînée de poudre allumée. M. Dufaure choisit, pour disparaître, une heure un peu troublée. C'est une perte que la fin d'un tel homme d'Etat. Il était vieux, mais il pouvait encore être utile. A de certaines heures, sa parole lente, sûre, nette, cristalline, était décisive.

La première fois que je vis M. Dufaure, c'était, je crois, au Grand Hôtel, en février 1871. Il présidait un comité pour les prochaines élections, celles qui allaient se faire en un jour de malheur. Assis au milieu d'une table, entouré

d'une infinité de gens qui parlaient haut, jordonnaient, comme dit Victor Hugo, criaillaient, M. Dufaure restait calme, agitait de temps à autre sa sonnette et disait simplement, de sa voix nasillarde : — Voyons, voyons, messieurs. Le temps est précieux.

Ne le gaspillons pas!

Ce n'était rien et ces quelques mots suffisaient pour rétablir le silence.

M. Dufaure écrivait alors des noms, de ceux de ses vieux amis des Parlements, et je me souviens que nous sortîmes de cette assemblée en disant : — Il n'y a rien à faire de ce côté! C'est le coin des vieux l Les vieux? Ils étaient, ceux-là, plus énergiques et plus vigoureux que des jeunes. Ils allaient, le lendemain, supporter le poids du jour et le choc de la bataille. Déjà, Henry Mürger avait dit, à propos de ces jeunes qu'on réclame partout et qui ne naissent pas toujours: « Vous réclamez des jeunes, ô jeunes gens? Prenez les vieux! » La vérité est que M. Dufaure allait, pendant les années de lutte, déployer une vitalité singulière, unie à une sagesse profonde, un peu grognonne, renfrognée, mais sympathique, en somme.

Je revis M. Dufaure, non seulement à la tribune, mais le jour de l'ouverture de l'Exposition dernière au Champ de Mars. Il escortait, en habit noir, le maréchal de Mac Mahon qui sortait du Trocadero, en grand uniforme, avecleprince de Galles à son côté, pour se rendre au palais du Champ de Mars. Précisément, àla minute même où le cortège se mettait en marche, la pluie, qui menaçait, se mettait à tomber. Le prince de Galles parut d'abord contrarié, mais souriant, il fit gaiement contre fortune bon cœur; le maréchal continua, impassible et correct, sa marche sous l'eau, et M. Dufaure, pataugeant dans les flaques d'eau, avec ses pieds écartés, chaussés de gros souliers, les suivait de l'air d'un bon rural visitant ses champs. La pluie ne semblait pas l'effrayer.

Elle fait du bien à la terre.

Avec cette allure de campagnard, l'homme d'Etat était

très parisien. Il avait le mot, fin et piquant. C'est lui qui disait d'un académicien mort aujourd'hui : « Il est très gentil, mais il préfère tout le monde. » Et de certains ruraux de ladroite quiavaientdéclarélaguerre à la capitale : « Leur malheur, c'est qu'ils sont arrivés au ministère avant d'arriver à Paris. »

La mort de M. Dufaure, qui est un événementhistorique, laisse peu de place pour les regrets qu'emporte un homme de lettres disparu hier après avoir eu son heure, je me trompe, sa minute. Il s'appelait J.-M. Cournier. Ce nom-là n'évoquera pas de bien retentissants souvenirs de gloire, et pourtant ce fut celui d'un homme de talent, d'un vrai talent, à qui il a manqué un peu de chance pour réussir. Il avait admirablement débuté. Un drame de lui, un drame en un acte, dont on se rappelle peut-être le titre, le Doute et la Croyance, fut, vers 1848 ou 1849, un événement littéraire. C'était un drame en vers à deux personnages, visiblement inspiré des lectures de Musset, mais personnel cependant, éloquent, poignant.

Le pauvre Cournier était alors salué comme une espérance, comme une étoile! Il eut le grand tort, qui devint un malheur, deprendreladirectiondu théàtredela Porte-SaintMartin, et je ne crois pas que son administration fut très heureuse. Elledéshabitua, chose triste, les autres directeurs de le considérer comme un homme de lettres, car il en est des directeurs vaincus comme des ministres tombés, il semble toujours qu'à leur nom sont accolées ces deux lettres fatales : ex. Cournier, ex-directeur, se reprit à écrire des drames. Il les présentait, on les lui refusait. Il les publiait en volume. Et ces drames étaient bons! Et j'en sais un, les Irlandais, je crois, qui est tout à fait remarquable. Bah!

est-ce qu'on lit les drames refusés?

De temps à autre; J .-M. Cournier faisait représenter, par hasard, quelque drame : Une famille en 1870-71, aux Matinées de la Gaîté, et le Médecin de son honneur, aux Matinées de la Porte-Saint-Martin. Ce dernier drame, un peu touffu, un peu diffus, contenait cependant une situation violemment pathétique. Un fils voulait tuer je ne sais quel

méchant cabotin qui avait indignement outragé sa mère, et l'acteur lui répondait : — Soit, tuez-moi, je suis votre père!

Le pauvre Cournier, qui se débattait comme il pouvait contre la mauvaise fortune, avait les colères aveugles des vaincus. C'est ainsi qu'un jour, il s'avisa de publier tout un Mémoire, — un gros Mémoire, comme Lalande, — contre M. Victorien Sardou, qu'il accusait de lui avoir pris le sujet de la comédie jouée au Gymnase sous le titre d'Andrea. Il saisit, comme il disait, le public de l'affaire. Le public continua d'applaudir Andrea et ne se soucia pas de Cournier.

M. Sardou aurait pu lui répondre comme il le fit très spirituellement, un jour, à M. Alfred Assollant et à M. Jules Barbier : — Il faut bien se figurer que ni M. Assollant ni moi n'avons découvert l'Amérique !

Ces réclamations ne sont pas rares. Un pharmacien bien connu, propriétaire d'une spécialité qui l'a rendu millionnaire, n'accusa-t-il pas, un jour, M. Emile Augier de lui avoir pris le sujet de Gabrielle? Ce pharmacien était ambitieux.

Cournier, en ces derniers temps, avait renoncé à faire représenter des pièces nouvelles. Le malheureux en doit laisser un nombre considérable dans ses tiroirs, car on ne se guérit point d'écrire pour le théàtre lorsqu'on a une fois commencé. Il vivait comme il pouvait. Il rimait des chansons. Je crois bien que cela se paye vingt francs, une chanson. Et par une ironie suprême, J.-M. Cournier devait rencontrer, àla fin de sa vie, comme il l'avait trouvé à son début, un grand succès. Un succès moins littéraire que ce drame, le Doute et la Croyance, duo d'amour et de tristesse entre Fraricesca et Paolo, mais un succès populaire, un succès qui mit, non pas son nom, mais ses vers dans toutes les bouches. On chantait partout, l'été dernier, à Paris, sur les estrades des cafés-concerts, sous les parasols des vendeurs de cahiers de chansons des boulevards extérieurs, une romance sentimentale et bachique à la fois, très médiocre, mais bientôt devenue populaire, l'Ivrene de Jeanne :

Ma Jeanne a levé son verre A la hauteur de son œil !

Et partout, — en chemin de fer, le dimanche, dans les rues, en coudoyant le gamin qui fredonnait, — on entendait ce refrain éternel : Ma Jeanne a levé son verre !

LJvresse de Jeanne était une chanson de J.-M. Cournier.

Sa dernière chanson peut-être. Il avait rêvé d'être Musset et finissait pâr pasticher Colmance! — Un oublié, un battu, cet homme qui fut honnête, et crut, lui aussi, à l'art, au drame, à la poésie, même au théâtre. Il eut plus de talent que bien d'autres, et plus de misère.

Je lui ôte mon chapeau.

P. D.

XXVlI

Paris, 8 juillet.

Les prix académiques. — M. Nisard. — M. Paul Déroulède. —

Béranger. -

C'est l'Académie qui fait parler d'elle, cette semaine.

Elle s'occupe déjà de donner des successeurs à ceux de ses membres qui viennent de disparaître, et elle décerne des prix aux ouvrages qu'elle a jugés dignes de ses suffrages.

Il s'agissait, cette fois, de savoir à qui la majorité des membres de toutes les Académies réunies accorderait le prix biennal qui, depuis 1859, doit être attribué tour à tour, dans l'ordre littéraire, scientifique et artistique, à une œuvre ou à une découverte remarquable. Tous les deux ans, ce prix, qui est de vingt mille francs, comme on sait, est décerné soit à un savant, soit à un littérateur, soit à un artiste : chaque section de l'Institut a, tour à tour, le droit de choisir un candidat. Il y a deux ans, c'était l'Académie des sciences morales et politiques à qui ce soin appartenait; dans deux ans ce sera l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Cette année, le choix du lauréat appartenait à l'Académie française.

On a déjà remarqué que l'Académie couronnait d'ordinaire un de ses membres : en 1861, c'était M. Thiers; en 1871, c'était M. Guizot. Ce prix biennal n'a jamais été décerné d'ailleurs qu'à des œuvres considérables et à des noms glorieux : dans les sciences, M. Wurtz, qui est sénateur depuis hier, et M. Paul Bert, un-des ministres de demain. Dans les arts, Félicien David et M. Chapus. Dans les

inscriptions et les sciences morales, M. Oppert, M.Mariette et M. HenriMartin. Qui allait-on couronner, cette fois, puisqu'il s'agissait de décerner le prix à un lettré ?

M. Caro présidait la-séance plénière. Il y avait environ quatre-vingts membres de l'Institut présents. C'est M. Camille Doucet qui a donné lecture du rapport de M. J.-B. Dumas, le savant - membre de l'Académie française — concluant à ce que le prix fût décerné à M. Désiré Nisard pour son Histoire de la littérature françazse. Il est de toute nécessité que l'œuvre couronnée ou la découverte n'ait pas plus de dix années de date, puisque par voie de roulement les cinq Académies se trouvent chacune avoir à voter tous les dix ans. Mais l'édition nouvelle du livre, d'ailleurs monumental et hors de pair, de M. Nisard a été considérée comme une refonte de son œuvre primitive et comme un ouvrage nouveau. On avait pourtant songé à couronner M. Ernest Legouvé pour ses beaux livres sur les Pères et les Enfants, l'éducation, l'enseignement, la famille. M. Legouvé a décliné toute candidature. En cherchant l'œuvre la plus remarquable, publiée depuis dix ans, les académiciens s'étaient arrêtés sur les derniers volumes de Victor Hugo. Ils ont, un moment, voulu décerner le prix biennal à Victor Hugo.

Victor Hugo a refusé.

— Si vous voulez couronner un poète et un maître poète, a-t-il dit, j'ai un candidat à proposer à vos suffrages.

- Qui cela?

- M. Leconte de Lisle.

Le traducteur d'Homère, l'admirable styl:ste des Poèmes antiques, le peintre des étés et des monstres des tropiques, l'auteur des Poésies barbares, n'a trouvé d'avocat réellement éloquent et militant, si je puis dire, dans l'Académie française, que Victor Hugo.

M. Nisard s'est alors présenté. M. Nisard est un homme d'une valeur rare, et cette Histoire de la littérature française est un chef-d'œuvre. L'historien a ses partis pris et, conséquemment, ses injustices. Mais son livre est un monument élevé, avec passion, au clair et alerte génie de no-

tre langue, au génie français. Ajoutez à cela que la littérature et l'enseignement n'ont pas enrichiM. Nisard. C'était assez pour déterminer le rapporteur, M. J.-B. Dumas, à donner pour conclusion l'attribution de prix biennal à M. Désiré Nisard pour son Histoire de la littérature française.

Dans son rapport, M. Dunns disait à l'Institut que ce vote serait comme une affirmation de la véritable littérature nationale et une protestation contre le mouvement qui entraînait le goût français hors des limites respectables.

M. Ernest Havet a demandé alors la parole, répondant à cela que l'Institut devait voter pour une œuvre et non contre un mouvement extérieur, quel qu'il fut. M. Camille Doucet a défendu le rapport qu'il venait de lire et de lire excellemment. On a alors passé aux voix.

J'imagine que ces menus détails peuvent intéresser. Sur les quatre-vingts membres présents. Il y a eu soixante votants tout au plus, dont douze votants qui ont mis un bulletin blanc, un votant qui a écrit non et un votant qui a mis une croix au crayon. Cette croix a, un moment, intrigué les académiciens lorsque M. Egger a expliqué cette façon de voter.

- Ce n'est pas moi qui ai tracé cette croix, a-t-il dit, mais à l'Académie des inscriptions, nous avons l'habitude pour bien marquer que tout bulletin blanc n'a pas été mis dans l'urne par erreur, en même temps qu'un antre bulletin portant le nom d'un candidat, de rayer d'une croix au crayon Je bulletin que nous déposons, afin de le rendre valable. Un bulletin marqué d'un croix est, chez nous, un bulletin blanc. Il est certain que c'est un membre de l'Académie des inscriptions qui a importé ce vote particulier à notre section de l'Institut dans le vote de l'assemblée plénière!

M. Caro a conclu en proclamant le nom du lauréat, M. Nisard, dontun tel vote couronne dignement et glorieusement la carrière. Il paraît, d'ailleurs, que l'académicien qui guerroya si vivement, jadis, contre la littérature facile,

s'occupe, en dépit du mauvais état de ses yeux, de la rédaction de ses Mémoires. Il a beaucoup vu, beaucoup retenu.

Naguère, il donnait à une Revue les souvenirs les plus piquants sur Montigny, le directeur du Gymnase, dont il fut l'intime ami et parfois le conseiller. Ce fut Montigny qui alla trouver Nisard en le priant de donner sa voix à un ancien adversaire qui était Jules Janin, lorsque Janin se présenta à l'Académie française !

Quarante ans auparavant, Nisard, rendant visite à Jules Janin, dans son appartement de la rue de Vaugirard, trouvait, un peu étonné, le critique attablé en joyeuse compagnie et chantant.

Janin s'était mis à rire de la stupéfaction du jeune universitaire :

— Oui, voilà comme nous sommes! lui avait-il dit. Je conçois, cela vous semble extraordinaire. Dame ! vous serez académicien, vous, Nisard, tandis que moi, bah! je n'y songe guère, allez ! Je m'amuse !

Et Jules Janin, devenu pris de la fièvre académique, se demandait s'il n'aurait pas, pour l'empêcher d'entrer à l'Institut, Désiré Nisard devant lui, Nisard à qui il répondait, autrefois, en prenant la défense de la littérature facile: — Je sais bien pourquoi vous ne l'aimez pas, c'est que vous faites de la littérature difficile. à lire !

Injustices des polémiques et de ces querelles littéraires, parfois plus envenimées, souvent plus empoisonnées que les discussions politiques.

— Il n'y a pas de haines politiques, disait un jour Victor Hugo, stupéfiant un peu M. Victor Schœlcher, il n'y a que des haines littéraires !

M. Nisard eut d'ailleurs le bon goût — lui qui aime le goût et le fait aimer-de suivre le conseil de M. Montigny.

Montigny lui disait : «. Il sera généreux à vous de voter pour Janin. » M. Nisard vota pour Janin, et le déjeuneurne la rue de Vaugirard endossa l'habit vert comme son visiteur d'autrefois. Et il fut si heureux de l'endosser et si ému qu'il ne put prononcer son discours, et que, s'interrompant, il passa son manuscrit à M. Cuvillier-Fleury qui l'acheva

pour lui, tandis que mademoiselle Rousseil, placée sous son pupitre, applaudissait le prince des critiques en répétant : — Bravo ! bravo ! bravo ! Janin !

J'ai quelque plaisir à évoquer ces souvenirs d'hier. Hier 1 Comme c'est déjà loin! Mais, à mon sens, cela nous console un peu du temps présent. Le nuage ne laisse point que de noircir un peu du côté de l'Algérie. Le général Saussier réparera, sans doute, promptement, les incroyables négligences de ce général Cérez qui avait fait, en 1871, preuve d'une si grande énergie en Kabylie. C'est Wellington qui proposait de dire de tout soldat : Tel homme fut brave tel jour. Ce n'est pas tout à fait exact; on peut être toujours très brave sans être éternellement heureux, et surtout sans être toujours prudent ou avisé. Mais dans ces guerres de buissons, où toute broussaille est un danger, où, tapis sur les monts, les Arabes suivent la marche des nuages, montent et descendent avec eux, on ne saurait être trop sur ses gardes. L'œil toujours sur l'horizon, la main toujours sur la garde de l'épée ou la gâchette du fusil.

Et, pendant qu'on massacre là-bas les alfatiers et qu'ailleurs on tire à la cible nos officiers assis dans les cafés, Mustapha applaudit, à Paris, Michel Strogoff, écoute nos opérettes et reçoit, des affamés de rubans multicolores, des requêtes où on sollicite de sa toute-puissance des décorations du Nicham.

Du moins, bien des soldats, retour de Tunisie, sont en France, comme Mustapha. Jeudi dernier, M. Paul Déroulède fêtait, à Croissy, dans cette hospitalière maison qui a pour voisine la demeure d'Emile Auerier, le retour du capitaine André Déroulède, attaché au lieutenant-colonel Brugère, commandant l'artillerie au corps expéditionnaire de Tunisie. On a bu au retour du soldat, aussi bronzé que ses canons, et à l'officier à qui naguère, dans un cordial adieu, son frère souhaitait bonne chance et bon retour : Bonne chance, et que Dieu vous garde, Soldats, vengeurs de nos fiertés.

La France en armes vous regardei

0 chers porteurs de sa cocarde, C'est son cœur que vous emportez !

M. Paul Déroulède a réimprimé ce « souhait » dans son nouveau volume de vers, Marches et sonneries qui, au pas accéléré, rejoint le nombre des éditions des précédents Chants du soldat. Je sais infiniment gré à l'auteur de ce petit livre — livre de poche et de giberne — d'avoir placé ses chansons militaires sous le patronage de Béranger : « Non, mes amis, non, je ne veux rien être ! »

Ainsi chantait notre vieux Béranger; Humble écolier de cet illustre maître, J'ai sa devise et n'y veux rien changer.

A la bonne heure! Et il y a presque du courage aujourd'hui à dire qu'on aime Béranger. Il y a trois ans qu'on lui veut élever une statue. Elle devait être érigée, cette année même, au square du Temple, où il est né, ily a cent ans :

Dans ce Paris plein d'or et de misère, En l'an du Christ mil sept cent quatre-vingt, Chez un tailleur, mon pauvre et vieux grand-père.

Pour cette statue, un comité s'estconstitué, des souscriptions ont été ouvertes, des conférences ont été faites, entre autres par M. Eugène Spuller. Et la statue risque fort de n'être pas élevée ! Quelle somme a-t-on réunie? Dérisoire, sans doute. 0 injustice ! Béranger n'est plus à la mode. Il est trop fin, il est trop clair, il est trop simple, il est trop chauvin! Oui, trop chauvin. Il y a un écrivain parisien qui signe Vir au Gaulois et qui n'est autre que M. Jean Richepin, l'auteur de la Chanson des Gueux et de la Glu. M. Richepin, ou Vir — il a raison de se dire a un homme » — passe son temps à répéter aux Français de ce temps qu'ils ne s'inquiètentpas assez peut-être des choses du militarisme.

Les sonneurs de clairon, comme Déroulède, valent bien les sonneurs de sonnets, et Béranger ne mérite pas l'oubli, je pense, lui qui a pu dire de notre France : Mère adorée, adieu ! Que ton saint nom Soit le dernier que ma bouche prononce.

Aucun Français t'aima-t-il plus? Oh! non!

Je te chantais avant de savoir lire, Et quand la mort me tient sous son épieu, En te chantant mon dernier souffle expire!

Trop chauvin, Béranger ! Radoteur ! Ganache ! Trop chauvin, l'homme qui à pu dire de la patrie, écrasée en 1815 : J'ai fait de la charpie Pour ta blessure où mon baume a coulé !.

Trop chauvin! — Et faux bonhomme 1 L'appellation de faux bonshommes n'est pas de Théodore Barrière, mais de Pigault-Lebrun, qui fit un roman tout entier sous ce titre : Faux bonshommes. Donc, faux bonhomme, Béranger M. Paul Siraudin vient de le répéter pour la millième fois.

Il vient de sacrifier la réputation de Béranger à la renommée de qui? de Martainville. Ce Martainville, feuilliste aux gages d'un parti, quipassapouravoir livré auxPrussiens le pontde Pontoise, lorsque le général Exelmans exécuta cette fameuse charge de Roquencourt, où il culbuta et détruisit presque deux régiments à cheval de la garde royale prussienne, Martainville, le type du fournisseur de légendes et de bons mots mensongers, voilà l'homme que M. Siraudin compare à Béranger et — pis encore! — à qui il immole Béranger!

L'auteur médiocre du Pied de mouton ne se serait jamais attendu à un tel honneur.

Ce n'est pas M. Siraudin qui empêchera de grossir la souscription pour la statue de Béranger, mais bien évidemment cette souscription ne bat que d'une aile. Béranger n'est plus dans le vent. Nous avons vu ces éclipses passagères se produire pour des écrivains autrement populaires que Béranger. Il y a eu un moment où l'on a ignoré Voltaire. Les jeunes gens qui ne l'insultaient pas, en débutant dans les lettres, le laissaient dans la poussière des bibliothèques. Lamartine est peut-être aussi oublié que Béranger, à l'heure où nous sommes. On a mis récemment son Eloge au concours. Il ne s'est pas trouvé de concurrents!. Lamartine n'a pas eu son éloge officiel, pas plus que Béranger

n'a sa statue. Ces gloires reverdiront pourtant. Leurs lauriers ne sont ni morts ni coupés.

Un jour, le général Von der Tann disait à M. Jules Loiseleur, bibliothécaire de la ville d'Orléans, alors occupée par l'armée bavaroise : — Savez-vous pourquoi vous avez été battus? C'est que vous n'avez plus le sentiment des chansons de Béranger que mon père, vieux soldat du premier empire, m'apprenait à chanter quand j'étais petit !.

Il y a un fond de vérité dans la boutade. Je la recommande au populaire, au sympathique auteur de Marches et Sonneries et au vaillant polémiste qui signe Vir.

J. M.

XXVIIl

Paris, 15 juillet.

De la pluie, du beau temps, de la campagne et de la Bastille.

Je vous l'avoue, j'ai passé la journée d'hier, 14 juillet, à la campagne. Il ne me déplaisait pas de voir comment la nature, pour parler comme les gens du dix-huitième siècle, célébrerait la fête nationale. Le peintre David, dans son fameux Rapport sur les grandes cérémonies publiques, décrit, avec le ton idyllique si fort à la mode en son temps, le tableau de Paris éveillé par de la musique, comme Montaigne enfant. « L'aurore annonce à peine le jour et déjà les sons d'une musique guerrière retentissent de toutes parts et font succéder au calme du sommeil un réveil enchanteur. A l'aspect de l'astre bienfaisant qui vivifie et colore la nature, amis, frères, époux, enfants, vieillards et mères s'embrassent et s'empressent àl'envi d'orner et de célébrer la fête de la Divinité ! (Il s'agit de la fête de l'Etresuprême.) L'on voit aussitôt les banderolles tricolores flotter à l'extérieur des maisons; les portiques se décorent de festons de verdure ; la chaste épouse pare de fleurs la chevelure de sa fille chérie; tandis que l'enfant à la mamelle presse le sein de sa mère, dont il est la plus belle par are, le fils au bras vigoureux se saisit de ses armes : il ne veut recevoir le baudrier que des mains de son père ; le vieillard, souriant de plaisir, les yeux mouillés des larmes de la joie, sent rajeunir son àme et son courage en présentant l'épée au défenseur de la liberté! Cependant

l'airain tonne : à l'instant les maisons sont désertes; elles sont sous la sauvegarde des lois et des vertus républicaines ; le peuple remplit les rues et les places publiques; la joie et la fraternité l'enflamment. Ces groupes divers, parés des fleurs du printemps, sont un parterre animé dont les parfums disposent l'âme à cette scène touchante. »

Il s'agit ici de la fête du 20 prairial an II. Toute la sentimentalité du temps apparait dans cette composition de rhétorique. Chez moi, dans la maisonnette, nichée entre cinq ou six arbres que j'ai choisie aux environs de Paris, c'est par le canon lointain du Mont-Valérien que j'ai appris le commencement de la fête. Sous bois, toute la nuit, des régiments avaient passé, se rendant à Longchamps pour défiler devant les Parisiens. Ce lever du jour sur une journée de fête ressemblait à tous les matins d'été. Il y avait des frissons de vent dans les acacias et des chansons d'oiseaux sous les feuilles vertes. Des moucherons voletaient dans le soleil, comme des gouttes lumineuses; le sourd bourdonnement des insectes emplissait déjà le jardin criblé de lumière, où autour des allées sablées de jaune, les géraniums roses ou rouges faisaient de jolies taches gaies.

Rien de changé autour de moi, rien de nouveau, n'était qu'à travers les arbres, là-bas, j'apercevais des pans de couleurs bleues, blanches et rouges, des drapeaux tricolores qu'avaient accrochés, aux fenêtres de leurs fermes, les maraîchers des environs.

Pauvres et braves gens! Je les vois, le soir, empiler dans leurs voitures, avec cette régularité géométrique si fort admirée par Balzac chez les épiciers qui font leur étalage de bougies, les choux et les salades qu'ils s'en vont vendre aux Halles de Paris. Toute la famille bronzée, hàlée, travaille à faire la voiture. Le père, la mère, les sœurs, les petits frères, toute la couvée est à l'œuvre. C'est parfois un gamin de treize ans qui, seul, mène à la ville l'attelage et la charretée. Ils partent à la nuit tombée, par les chemins, arrivent à Paris vers deux heures du matin, attendent l'heure de la vente et tâchent de se débarrasser de leurs salades avant que la cloche ait sonné la fin du marché. Au

coup de cloche, tout est fini. Si l'on n'a point vendu, il faut remporter les légumes ou les donner pour rien. L'autre jour (nous ne nous doutons point, à Paris, de semblables drames), il y avait tant de maraîchers apportant des romaines aux Halles que personne n'en voulait. On n'a rien vendu. On a jeté les tas de feuilles vertes sur le carreau, dans le ruisseau, au diable et, me disait mon voisin, le petit François, il fallait voir comme ces galvaudeux de Parisiens sautaient dessus et les emportaient !.

J'ai plaisir à interroger ces laborieux. Ils se livrent volontiers quand on sait leur parler. Pauvres gens! Leur année, de ce côté, sera mauvaise. Tous ont fait des salades ; il y a surabondance de salades. La salade se donne poup rien. Ce qui est bon, cette année-ci, ce sont les choux.

— Presque partout ils se sont mal comportés, les choux, me disait François. Alors, ceux qui en ont pu élever, vous comprenez, ils les vendent cher. Tenez, — il me montrait, sur le coteau, courbé dans un" champ de choux, un vieux homme à l'air misérable, monsieur Garaud; - eh bien, cette année-ci, il fera de Vor, cet homme-là!

De l'or! Il gagne peut-être, Garaud, dix francs, quinze francs, au plus par charretée; —mais, après tout, François a raison. C'est de J'or, cela. Donc, quoique les salades ne donnent guère, mes voisins les maraîchers ont accroché à leurs logis des drapeaux tricolores et ils y allumeront des lanternes, ce soir. Quelle paix dans la campagne, sous les nappes chaudes de lumière.

Un beau soleil a fêté ce grand jour! j

dirait volontiers Béranger — avec raison, cette fois. j Et, ce grand jour, je le passe étendu sous les arbres, j dans un hamac et lisant. Je prends au hasard de vieux i journaux sur ma table : il y a des rapprochements singuliers dans ces hasards des rencontres. Tout justement je mets la main sur un vieux feuilleton de Paul de Saint-Victor parlant de l'Inde, des Aryens, du règne bienfaisant d'Indra. Le petit François me disait hier, en montrant les j

champs desséchés, la terre qui se fendille comme une faïence craquelée : - Ah! il faudrait de l'eau! L'eau c'est notre grande amie!

L'Eau! Ces Arabes, que nous combattons à l'heure qu'il est, ne craignent guère la mort, et la guerre qui apporte la mort est leur élément, parce que le trépas assure l'entrée immédiate dans un pays idéal où les femmes sont toujours vierges et où il pleut tous les deux jours. Pour le Bédouin, accablé de chaleur, la barbe poudreuse, l'eau, la pluie sont les souverains biens. « Indra, écrit Paul de » Saint-Victor, abreuvé du Soma, la liqueur ardente que » ses prêtres lui versaient, renvoyait en échange aux hom)) mes le breuvage dont la terre a soif. Il faisait traire les » vaches du ciel par les vents humides et une voix lactée » s'épanchait des nues sur le sol brûlant. »

Vraie lecture d'été que cet article de Paul de Saint-Victor, éblouissant comme une poignée de rayons. Mes voisins les maraîchers ne se doutent guère que les patriarches et les pasteurs de l'Himalaya, dont parle Saint-Victor, avaient avec la pluie le même duel, la même lutte formidable.

« Vzitra, le démon de la sécheresse, de la tempête; des ténèbres, le dragon à trois têtes, perturbateur de l'ordre aérien, vole les vaches pluvieuses, et il les enferme dans sa caverne flottante qu'il enlace de ses noirs replis. Mais leur mugissement trahit le larcin. Indra se lève alors, tonnant et terrible. il se jette sur le dragon, il le frappe de sa massue fulgurante, il délivre les vaches captivées et fait ruisseler à flots leur lait sur la terre. »

Les poètes hindous rêvent de tels combats pour expliquer l'orage, et les poètes comme Saint-Victor les décrivent. Nos paysans, devant la terre desséchée, ne songent guère aux vaches du ciel, mais ils hochent la tête, regardent tristement le ciel bleu, d'un bleu implacable, d'un bleu d'ardoise et disent : — Nous n'aurons pas encore d'eau auj ourd'hui!

D'ailleurs, ils ne travaillent pas. Beaucoup ont escaladé

les impériales des wagons pour aller, là-bas, voir la revue.

Les trains, noirs de monde, se succèdent allant vers Longchamps. Le chef de gare fait pendre, devant la marquise de sa gare, les cinquante lampions et les cinq drapeaux que lui a, cette fois, expédiés la Compagnie. L'an dernier, la Compagnie n'avait donné que trente lampions.

Il y a, d'ailleurs, de grosses affaires dans mon petit pays.

Le maire a donné sa démission. C'est peu de chose à Paris et qui s'y inquiète d'un maire? Mais ici, c'est toute une affaire. Le maire était un brave homme de boutiquier qui ne s'occupait guère des affaires de la commune que pour donner quelque argent de sa poche. Il déléguait tous ses pouvoirs au secrétaire de la mairie, homme important, plein de lui-même, officier d'Académie, s'il vous plaît, et qui traite les gens avec l)lus de hauteur qu'un César ne le pouvait faire. Tout le village le redoute, et il s'est si bien habitué à le redouter qu'on craint de perdre ce tyranneau de village. Et on peut le perdre. Le futur maire, ou l'homme du conseil municipal qui guigne la mairie, est un pharmacien actif, lequel, s'il ceint l'écharpe, voudra tout faire par lui-même et reléguera son secrétaire au secrétariat.

Alors, adieu à Son Importance l'administrateur du pays!

C'est toute une révolution. Je m'amuse à étudier de près cette fourmilière. Ces petites querelles de clocheton, multipliées par le nombre des communes de France, c'est la France !

Mais enfin, pourquoi le maire donne-t-il sa démission, — grave événement qui trouble un peu, dans ce coin, les joies de la fête nationale? Pourquoi? Ah ! c'est que le maire s'ennuie, comme le roi s'amusait. Il y avait, là-haut, sur la lisière de notre forêt, une vierge de bois que les gens d'ici, à la fois libres penseurs et superstitieux, révèrent beaucoup et qu'ils appellent la Vierge au Chêne. Il parait qu'elle a jadis protégé beaucoup d'enfants, pendant une épidémie de choléra infantile. Les mères l'adorent parce qu'elles y voient la protectrice de L urs petits, et les pères, tout en haussant les épaules, la respectent parce que les mères la vénèrent. Un jour, un ancien militaire, un officier retraité, a trouvé bon de s'aller brûler la cervelle aux pieds de la

Vierge au Chêne, en lui demandant sans doute pardon de S1 suicider. Cette vierge est une statuette posée contre le tronc d'un chêne, sous une niche de feuillage. Or, la veille de la Fête-Dieu, dans la nuit, des rôdeurs ou des ivrognes ont trouvé bon de scier la tête de bois de la Vierge au Chêne. On a trouvé la madone décapitée !

Grand tapage alors et gros scandale. Le député, qui est républicain, a prononcé très justement le mot de vandalisme; le curé a tiré parti du mot du député, et le maire a envoyé au chef-lieu pour y être interrogés un tas de gens qui ont rapidement démontré leur innocence et prouvé un alibi! Alors le maire s'est lassé de soupçonner des gens du pays, innocents vraisemblablement, et, accusé par les uns d'avoir été trop prompt à poursuivre, par les autres d'avoir manqué de zèle, iladonnésadémission, tout juste la veille du 14 juillet. Lui dont la maison était si brillante, si flambante l'an passé! Vous verrez que Je pharmacien posera sa candidature à la mairie en illuminant sa façade à tout éblouir I Voilà cependant ce qui préoccupe ici les esprits, tandis qu'on entend, au loin, les coups de canon de la revue, les salves d'artillerie de la fête. Ils doivent avoir terriblement chaud les pauvres soldats!

Je passe ma journée à lire. Tout à l'heure, le hasard me remettait sous la main un fragment de Paul de Saint-Victor, qui vient de mourir — feu d'artifice éteint, a-t-on dit; -voilà maintenant qu'en ouvrant un vieux journal d'autrefois, conservé là, je ne sais comment, sur les rayons de ma bibliothèque de campagne, je rencontre le nom de M. Nisard que l'Institut vient d'honorer solennellement.

Le vieux journal est daté de novembre 1850.

« L'Académie française, dit-il, s'est réunie le 28 pour procéder à l'élection de l'académicien- successeur de M. l'abbé de Feletz. M. Guizot présidait. M. Villemain, seIon l'usage, a lu le règlement du cardinal de Richelieu.

Après quoi, M. Guizot a fait prêter à chacun des académiciens le serment traditionnel, comme quoi ils n'avaient pas

engagé leur voix. Puis on a promené les urnes et procédé au scrutin. Il n'y a qu'un tour; en voici le résultat :

M. Alfred de Musset. ,. 5 voix.

M. Nisard 23 id.

» Les cinq académiciens électeurs qui ont voté pour M. Alfred de Musset sont MM. Lebrun, Victor Hugo, Empis, Sainte-Beuve et Mérimée. M. Guizot a proclamé M. Nisard membre de l'Académie française. »

L'Evénement s'écriait alors qu'il y avait Alphonse Karr, Eugène Sue, Théophile Gautier, Méry, Jules Janin, Léon Gozlan, Ponsard, Edgar Quinet, Eugène Pelletan, Jules Sandeau, Arsène Houssaye à nommer. De ceux-là, Sandeau, Janin et Ponsard ont été élus, Gozian, Quinet, Sue, Gautier, Méry, sont morts sans avoir été nommés. Pelletan, Houssaye et Karr vivent encore. « L'Académie, ajoutait l'Evénement, a préféré, un jour, à Pierre Corneille non pas le chancelier de France, mais le secrétaire du chancelier.

Elle a préféré Boyer, évêque de Mirepoix et théatin, à Voltaire, Esménard à Chateaubriand, M. Droz à Lamartine, M. Viennet à Benjamin Constant, M. Tissot à Charles Nodier, M. Flourens à Victor Hugo. »

J'aime à croire que ces avertissements la feront réfléchir pour demain.

Et, tout en songeant, lisant et me reposant ainsi, j'ai vu - finir la journée. Peu à peu, dès que la nuit tombe, dans les villages, sous bois, au delà du chemin de fer, sur les coteaux, les maisons s'illuminent. Des frontons brillants apparaissent. Des fusées montent, des feux de Bengale découpent les arêtes des sapins, éclairent les blancheurs des érables. Toute la campagne pétille de bruits de pétards.

Au loin, là-bas, le ciel devient tout rouge. C'est Paris qui s'allume! Paris illuminé qui envoie au ciel criblé d'étoiles, à la lune pleine et claire, son haleine de feu. Illumination en haut et en bas. Les étoiles répondant aux chandelles romaines. Seule, la comète a manqué. Mais on a vendu, parmi les bibelots inventés pour la fête, des comètes trico-

lores! — Je regarde, par la fenêtre, ces champs piqués de lampions, ces bois troués de lanternes, comme des vers luisants blottis dans les herbes. Peu à peu, une à une, ces lumières s'éteignent. La paix descend. Le silence est partout. Tout à l'heure des bruits de pétards, des chants lointains, des échos de cris de joie. Maintenant, rien. La nuit, l'espace apaisé, les arbres immobiles, à peine un aboiement de chien, et le ciel bleu, et les étoiles.

Paris est toujours debout là-bas, mais ici les champs sommeillent.

Quelle page idyllique écrirait, sur ce jour de repos, le maître David qui célébrait plus pompeusement mais moins joliment à coup sûr le 14 juillet, que J.-B Huet, l'humble et gracieux peintre des moutons et des bergères, dessinant, lui, un enfant costumé en garde française et une fillette en jupe rayée, prenant gaiement la Petite Bastille!

L'aimable est plus durable que le pompeux.

P. D.

XXIX

Paris, 22 juillet.

Les Semaines de deux Parisiens.

On s'est fort occupé, cette semaine, de la grandequerelîe, subitement élevée, entre les romanciers et les chroniqueurs. On a mis la plume à la main, on a même, par surcroît, mis flamberge au vent. Le public n'entend guère, le fin mot en ces sortes de choses. Peu lui chault qu'un écrivain soit un chroniqueur, pourvu qu'il l'amuse ; peu lui importe qu'un autre homme de lettres soit un assembleur de documents humains, si ce peintre scientifique du cœur humain, pour parler galimatias, lui paraît ennuyeux. S'il est vrai qu'un sonnet sans défaut vaut seul un long poème, il est évident qu'une chronique agréable vaut mieux qu'un gros livre maussade. Rivarol est plus durable que Rétif. Chamfort est plus vivant que Laclos, un mot de Scholl ou une ironie de Wolff ont plus d'agrément que bien des in-18 un peu lourds.

Un fin lettré, qu'il ne m'appartient pas de louer ici comme je voudrais, M. Gaston 13érardi, vient d'écrire, pour un volume que je n'ose recommander non plus, une piquante préface où il assigne très nettement, avec trop d'indulgence peut-être, la place que la Chronique — cette boutique à un sou ou à quatre sous de l'histoire — occupera dans la littérature de ce temps : « La maison d'un ar» tisan de Pompéï, dit M. Bérardi, nous a plus appris sur » l'existence quotidienne des Romains que ne l'ont fait le » Forum et le Capitole. De même la chronique, qui est

» à l'histoire ce que la rue est aux monuments, nous en » dit plus long parfois sur les mœurs et les caractères » d'une époque que ne le font des documents sévères pa» tiemment compilés. Prosper Mérimée, cet écrivain pré» cis et cet investigateur délicat, avouait qu'il eût donné » tout Thucydide pour des Mémoires authentiques d'As» pasie ou d'un esclave de Périclès. Et de fait, ces mémoi» res-là seraient aussi instructifs à feuilleter et aussi ap« préciés chez nous que la moitié des historiens grecs.

» Le goût que nous professons pour la chronique est d'ail» leurs un goût invétéré. C'est moins par Mézeray que par » Montluc, La Noue ou Brantôme que nous connaissons » les Français du seizième siècle et, sans parler des écri» vains qui nous font assister, comme Saint-Simon, à toute » une période de notre histoire que nous connaîtrions très » imparfaitement sans eux, c'est encore dans les chroni» ques modernes de de Jouy et de Colnet que nous trou» vons les tableaux les plus curieux et les plus animés de » la Restauration. »

En tête de quel recueil M. Gaston Bérardi signe-t-il donc, d'une plume si indulgente et si alerte, les lettres de noblesse de la chronique ? J'hésite à le dire. Le recueil qui s'ouvre par ces charmantes pages s'appelle les Semaines de Deux Parisiens, et il est signé de deux noms que je ne voudrais ni louer ni railler, celui de mon camarade Pierre Desgenais et le mien.

Comment la tentation nous a-t-elle pris, à lui et à moi, de faire un livre avec les feuilles volantes que nous jetons à la poste, couvertes de nos notes au crayon sur notre viede tous les jours? Et avons-nous jamais eu la fatuité de croire que ces Lettres parisiennes pourraient jamais former des volumes? Non, du tout. Mais l'occasion, l'herbe tendre — cette herbe aujourd'hui brûlée par les chaleurs torrides — quelque diable aussi nous poussant, nous sommes allés frapper à la porte du plus accueillant des éditeurs, et les Semaines de Deux Parisiens sont nées, sous artistique couverture illustrée, représentant, d'un côté, un personnage qui ressemble vaguement à Musset et qui doit être moi,

Mardoche, et, de l'autre, un monsieur maigre et moustachu, rappelant assez bien le type de Théodore Barrière et qui est certainement l'ami Desgenais.

Sont-ce des portraits? Comme il vous plaira. Si je l'avouais, je serais forcé, pour ma part, de reconnaître que le crayon de Poirson m'a flatté. C'est donc moi qui, un beau soir, portant les feuilletons de l'indépendance belge roulés sous mon bras, ceux de Desgenais et les miens, me suis présenté, « au nom des deux », comme disent M. Eickmann et M. Chatrian quand ils envoient un volume à un ami, à la porte de la librairie Dentu.

Pour un vieux Parisien de Paris, comme moi, c'est un coin bien connu que ce magasin du Palais-Royal où tant de débutants sont entrés avec des battements de cœur et sont, plus d'une fois, sortis avec un sourire sur les lèvres.

Ilya deux librairies parisiennes caractéristiques : la Librairie Nouvelle où l'on entr: pour causer, où' jadis Aubryet allumait les fusées de ses paradoxes, où Scholl, Claudin, Valfrey, Perret, Narrey, Ludovic Halévy, tous les Parisiens boulevardiers, Noriac, autrefois, avant la maladie qui le tient prisonnier, venaient demander ou apporter des nou-

velles aux frères Heymann, à Renoul ou à Ménard, les plus aimables et les plus érudits des commis libraires, — et, avec la Librairie Nouvelle, il y a le magasin de Dentu, en cette galerie d'Orléans où se donnent encore rendezvous tous les provinciaux visitant Paris.

Là, dans cet entresol encombré de livres, ont passé bien des gloires et vu le jour bien des renommées. Cette porte - vitrée, ornée d'affiches multicolores annonçant les derniers romans publiés par la maison, savez-vous bien que c'est, pour nombre de gens, quelque chose comme la porte

du Panthéon? - On est un débutant, un ignoré avant d'en franchir le seuil; on est un édÜé, presque un illustre, en le repassant, après avoir giissé son manuscrit entre les mains de Dentu, Domus Dei, porta cœlif Au fond de la librairie, se tient assis en son bureau, un petit homme nerveux, aimable mais non pas banal, dévoué au logis, dévoué aux auteurs de la maison, aimant la li-

brairie où il vit au point d'y revenir, les jours de fête, respirer la bonne odeur de papier imprimé et de livres frais.

C'est M. Sauvaitre, la cheville ouvrière de la maison, un de ces dévoués d'autrefois en qui on peut se remettre tout entier en toute confiance. Qui des deux est le plus ancien dans la maison, M. Edouard Dentu ou M. Sauvaitre ? Je n'en sais rien, mais quoique jeune encore, ily apeut-être trentecinq ans déjà que M. Dentu, succédant à son père, vient dans ce magasin de la Galerie d'Orléans s'asseoir à la même place avec un amour profond de la vieille maison fondée par le grand-père et vaillamment continuée par lui. Il y a là un amour de la fonction, de l'état paternel qui n'a d'égal que le sentiment des Anglais pour la raison sociale de leur house. Le commerçant français ne songe d'ordinaire qu'à vendre sa maison après fortune ou demi-fortune faite. Le négociant anglais ne pense qu'à la continuer et à l'agrandir. Le travail est pour lui plus qu'un devoir, une joie.

Avec sa fortune, bien évidemment, M. Dentu pourrait se retirer, vivant heureux l'hiver dans sa maison dePassy, coquette et blanche comme un Trianon, avec des œuvres d'art sur toutes les murailles et, entre autres joyaux, des esquisses et des tableaux de Decamps, dont il a épousé la fille, et, l'été, en sa demeure du Loiret, menant largement la vie de châtelain. Il ne veut pas. Il n'aime que ce coin de magasin, au Palais-Royal, ce petit bureau auquel on accédait jadis par un escalier tournant — un escalier qui a vu bien des talons, rouges ou noirs, et bien des bas bleus — et qui, maintenant, est situé à gauche de la porte d'entrée de plain-pied avec le magasin.

C'est là que, devant un tas de lettres, à répondre ou répondues, entre quelques rares et remarquables dessins d'Henry Monnier, des gravures de Guérard ou de Lalauze et certains de ses livres tirés à petit nombre sur papier de Hollande, l'éditeur se tient, souriant, accueillant et travaillant sans cesse. Son frère, M. Gabriel Dentu, qui relit scrupuleusement toutes les épreuves des ouvrages à l'impression, — un lettré entre les lettrés, sachant tout et le montrant sans bruit, — et son secrétaire, M. Émile Faure, un

journaliste de la vieille et solide roche, l'entourent quelquefois. Le prédécesseur de M. Faure était, il y a peu d'années, M. Jules Troubat, aujourd'hui bibliothécaire à Compiègne. A la mort de Saint-Beuve, M. Troubat était entré à la librairie Dentu comme autrefois M. Noël Parfait chez Michel Lévy.

Et c'est là, c'est à cette porte que j'ai frappé, venant ajouter notre recueil de notes — puisqu'on aime les notes aujourd'hui - à tous ceux que Dentu a publiés déjà. Je dois reconnaître que l'aimable éditeur ne nous a point demandé si nous portions des noms célèbres. Il n'a même pas tenu à soulever le masque qui couvre le visage de Desgenais et qui ne cache plus qu'à demi le mien. Il ne s'est enquis ni de mon acte de naissance ni de mes opinions politiques. La chance a voulu que les feuillets qu'il avait parcourus dans le journal lui fussent restés dans la mémoire. J'ajoute que la promesse d'une vive et alléchante préface par M. Gaston Bérardi l'avait fait sourire. Bref, voici tous nos commérages de l'an passé cousus par les fils d'une bonne reliure et réunis sous une galante couverture où l'on voit les allées du Bois et la sortie de l'Opéra. Un élégant petit monsieur qui personnifie sans doute la gomme actuelle et une jeune femme, qui me parait d'une tenue un peu bien modeste — ou modiste — pour une Parisienne à la mode, complètent l'ornement de cette couverture grise. Que le dieu de la librairie soit propice à ce nouveau-né !

Quant à moi, je profiterai de cette mise en vente pour répondre à des questions qu'on m'a cent fois adressées, de toutes les manières et sur tous lestons : — Qui êtes-vous? D'où venez-vous?

Et à d'autres lettres où l'on me disait, d'un ton fort entendu : - Inutile de conserver un pseudonyme. Ne savez-vous pas que nous vous avons, dès longtemps, reconnu?

A ceux-ci je répondrai qu'ils se trompent. Comment les lecteurs de ces Lettres m'auraient-ils reconnu? Ils ne me connaissaient pas. Et pour les autres points d'interroga-

tion, je n'hésiterai pas à dire, très volontiers, et d'où je viens et qui je suis.

Je suis Parisien, non de naissance mais d'éducation et de goût. Il n'y a que très peu de Parisiens, fils de Parisiens, nés et grandis entre les murailles parisiennes. Le pur sang parisien est rare. Mais de Paris j'ai tout respiré, tout goûté, je connais tout ou crois connaître tout ou à peu près tout. — Comme si l'on connaissait jamais tout à Paris !

J'ai dépassé l'âge des illusions et j'en suis presque à l'âge des regrets. -Ou j'y touche. J'ai vu des révolutions, comme tout le monde, et des profiteurs de révolutions. J'assiste, sans irritation, en curieux, au défilé des infatuations et des solennelles médiocrités. Je vois s'enfler comme des grenouilles des gens de lettres de peu de poids qui trouvent que Victor Hugo manque de modestie et prétendent qu'on leur manque de respect. J'ai vu grandir bien des renommées qui étonnent, et entendu bien des fanfares qui détonnent. J'ai été un croyant, en toutes choses, et pis ou mieux qu'un croyant, un gobeur, pour parler cet argot de Paris qui, dans sa drôlerie narquoise, raille comme le lazzi d'un gamin. Maintenant j'ai bien peur de n'être plus qu'un sceptique, mais ce sceptique se sent tout remué au battement d'un tambour, au flottement d'un drapeau, à la vue d'une belle œuvre d'art ou au récit d'une belle action. La petite bête n'est pas morte, quoique la dent des camarades et l'ongle rose des femmes l'aient beaucoup tàtée, et blessée, plus d'une fois.

Je vois, en me décrivant moi-même, ce que je suis : un amateur, un philosophe. Un amateur qui aime tout ce qui est beau et un philosophe qui prend son parti de ce que tout n'est pas fort bien. Je laisse à Desgenais l'amertume, quoiqu'il y ait plus d'un jour dans le mois où je me sente moi-même devenir Desgenais. Quant à mon métier, je l'avoue, je suis journaliste. Vieux journaliste ou journaliste déjà vieux, comme on voudra, aimant à suivre des yeux ce mouvement de Paris que nous étudions là, en observateurs, mais tâchant dem'y mêler le moins possible, en vertu d'ailleurs, de cette théorie bien connue que, pour peindre exac-

tement un incendie ou pour décrire unetempête, il ne faut être ni dans la flamme ni dans la bourrasque.

J'habite loin du monde, je vis loin du bruit et je preuds des notes. Après ma mort, on trouvera beaucoup de ces notules sur des bouts de papier. Les brûlera ou les publiera qui voudra. Elles pourront intéresser bien des gens et, j'espère, ne blesseront personne.

— Tout cela, me répondront ceux qui m'eut posé tant de points d'interrogation, ne dit pas enfin qui vous êtes?

Mais qu'importe après tout ce qu'est un passant? Dans le drame qu'on regarde, s'inquiète-t-on du comparse? Je suis un comparse dans la comédie contemporaine, ou, si l'on veut, un régisseur qui fait ses remarques, ou encore un souffleur qui, rentré, le soir, dans son petit logis, jette sur son carnet ses observations de la journée : — Mauvaise répétition. M. A. ne savait point son rôle.

Mademoiselle B. a manqué de mémoire.

C'est là un plaisir comme un autre. Il m'amuse et je le continuerai, je pense,.jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'encre dans mon écritoire, ce qui peut arriver. Car tout arrive, M. de Talleyrand avait bien raison, et voici que Paris est menacé de manquer d'eau. Il vaut bien la peine d'être civilisé au point de crever de civilisation comme d'une pléthore pour qu'en l'an de grâce 1881 les autorités spéciales vous viennent dire, tout à coup : — Paris est capable de n'avoir plus assez d'eau à boire ! Les Parisiens d'aujourd'hui sont moins aqués ou aquatifiés que les Romains de la décadence. Voilà qui inspirerait à Desgenais une boutade diantrement justifiée !

On se sent quelque peu humilié, je gage, à se dire qu'avec tous les progrès de la science et les prodiges des savants on en est pourtant là que trois semaines de chaleur peuvent changer Paris en désert de sable. En vérité, il n'y a pas à se vanter si haut de cette fameuse civilisation!

Paris sans citernes! Paris assoifé, Paris tirant la langue, Paris transformé en un immense, en un fantastique radeau de la Méduse! Voilà un tableau que Géricault n'eût pas conçu et qui ajoute un document à ceux que les misanthro-

pes amassent pour enseigner à l'homme un peu de modestie.

Du diable, si je me doutais, en regardant, il y a trois ans, le tableau qu'un jeune maître oriental, M. Benjamin Constant, exposait au Salon, et où il nous montrait de malheureux « prisonniers marocains » se précipitant aplat ventre, los yeux et la bouche avidas, vers un mince filet d'eau aperçu dans le sable, du diable, is-je, si je pouvais supposer que Paris, ce grand Paris, pourrait subir un jour de pareilles angoisses, et mériter jamais le surnom que déjà Fromentin donnait au désert : Le pays de la soif!

J. M.

XXX

Paris, 29 juillet.

Les concours du Conservatoire, étude d'après nature. — Paul de Saint-Victor.

Je me suis amusé, cette semaine, à étudier, à un point de vue tout particulier, les concours du Conservatoire.

Certes les concurrents y sont intéressants, — quelquefois, - mais le public qui les écoute, les applaudit ou les critique, est bien plus curieux encore, à mon sens. Il y a là, à côté d'une fraction du monde artistique et littéraire, toute une classe de Parisiens qui font partie de ce qu'on pourrait appeler la bohème bourgeoise : petits employés qui rêvent l'Opéra ponr leurs tilles, demi-ouvrières qui voient déjà leur petite succéder à mademoiselle Sarah Bernhardt, familles ruinées qui espèrent en un prix de piano pour leur enfant élevée à faire des gammes. Puis voici la jeune garde des élèves, les petites fillettes en chapeaux de paille de quatre sous, un ruban là-dessus, une méchante petite robe et un sourire à damner des saints ! Ce sont celles-là qui écoutent, attentives, passionnées, dévorant les grandes, — celles qui ont déjà des bracelets aux poignets, — de leurs beaux yeux limpides. Et comme ça applaudit ! Comme ça crie bravo ! Comme ça proteste avec ardeur contre les décisions du jury!

A côté d'elle, des gamins de dix-huit ans, qui vous jouent déjà les vieillards avec le rictus de Monrose et de Talbot, des gamins nés sexagénaires, pareils à des fruits mûrs tout de suite. Ce sont des Harpagon adolescents, des Arnolphe

sans un poil de barbe, des Monsieur Poirier qui ont un gendre avant d'avoir des moustaches. Ces petits prodiges ne sont pas les personnages les moins intéressants du public. Ou ils n'ont pas été admis à concourir, ou ils ont concouru la veille, et ils sont là, juges à leur tour. Et sévères !

Mais les types les plus piquants de tous- ceux qu'on rencontre dans ce public, toujours identique à chaque année nouvelle, avec cette différence que le jury et les critiques, quand ils ne sont pas morts d'un an à l'autre, ont des cheveux gris en plus ou des cheveux en moins — les types les plus ironiquement amusants peut-être sont ceux des anciennes élèves du Conservatoire qui se retrouvent là, pour un jour, dans le berceau de leur gloire et le nid de leurs espérances. Pauvres filles ! il y en a eu beaucoup d'appelées, même beaucoup d'élues et de couronnées, mais combien peu d'arrivées!

Il en est qui ont roulé de théâtre en théâtre, ballottées de ville de province en ville de province et qui, du fond de leurs stalles, écoutant mélancoliquement chanter l'air des bijoux, de f/aust, se disent en hochant la tête : — Je l'ai autremeut enlevé que ça, cet air-là ! C'est avec lui que j'ai eu mon prix ! Ce qui ne m'empêche pas d'être prima donna au théàtre de Bourges ou de Nevers !

D'autres ont quitté le théâtre. Avec quel déchirement!

Elles se sont mariées. Honnêtement. Elles ont trouvé quelque brave garçon, pas très riche, qui leur a dit : « La scène n'est pas une existence, pour une brave fille. Quittez donc les coulisses et faites-vous un foyer ! » Et elles ont sauté au cou du bon garçon devenu fiancé. Ah ! quelle joie! Un sort tout fait'! Un ménage! Des enfants! Maintenant les années ont passé, la jeunesse s'est enfuie, très yite, et ellès ont un petit air vieux et triste, quoiqu'elles soient très jeunes. Elles sont restées attachées au rivage et, de loin, mélancoliques, elles suivent des yeux les rivales de jadis qui ont pris la pleine mer, et les débutantes d'aujourd'hui, toutes prêtes à se jeter à l'eau.

Que de rancunes et d'amertumes en ces pauvres têtes

blondes ou brunes ! Elles avaient rêvé un tel avenir, couleur d'azur et de rose ! Ah ! quand, sur ce même plancher, elles sont venues saluer le jury, cette loge d'où tombait la vpix du président : - Mademoiselle, le jury vient de vous décerner un premierprix I- comme le lendemain s'ouvrait devant elles!. Il y avait comme une trouée sur le ciel au fond de la loge. Et maintenant ! Maintenant des devoirs, des enfants, des soucis, plus de voix si l'on était chanteuse, plus de "verve si l'on était comédienne, plus de foi si l'on était artiste. Il y a bien des d-gît au fond des cœurs vivants.

Mais, dans ce type général, une variété particulière, plus navrante peut-être que les autres, c'est l'ingénue, la jolie petite ingénue blonde, mince, frêle, poétique, qui ne peut que jouer les ingénues, qui est née ingénue comme les petits jeunes gens dont je parlais tout à l'heure sont nés vieux, l'ingénue qui a l'œil ingénu, le sourire ingénu, le geste ingénu, la voix ingénue, la grâce ingénue, qui a la beauté fixe de certaines couleurs tendres — des déjeuners de soleil — l'ingénue condamnée à ne jamais vieillir sous peine de ne plus exister, de n'être rien, car une ex-ingénue n'est qu'une non-valeur, — et qui, se sentant vieillir, voit apparaître, tous les ans, blond , poétique et rose, jolie comme un Fragonard, quelque autre ingénue, qui sourit comme elle souriait, salue comme elle saluait, minaude comme elle minaudait, et, après tant de grâce printanière, aura le même sort que l'ingénue qui a passé fleur et qui la contemple, comme août peut contempler avril.

Tous les ans, en effet, on la voit arriver, auréolée de cheveux blonds, svelte dans sa robe blanche, cette éternelle Agnès de l'éternel Molière qui, sur le même ton, avec la même voix limpide, naïvement, tendrement, — doux écho du professeur, — répond avec gentillesse : — Le petit chat est mort !

Et : — Jamais je ne m'ennuie !

Elle est charmante, elle plaît, elle a, comme Je lilas et la primevère, une grâce de puberté, et le même murmure

flatteur, le même applaudissement séduit, accueille ce même morceau qui est comme Yair de bravoure de l'ingénuité : Il disait qu'il m'aimait d'un amour sans seconde Et me disait

(Avec un sourire.) des mots les plus gentils du monde, Des choses que jamais rien ne peut égaler, (Émotion. -Regard étonné, d'un bleu de pervenche.) Et dont, toutes les fois que je l'entends parler, La douceur me chatouille, et là-dedans.

(La main gauche sur le corsage blanc à la place du cœur.

Si la main est jolie, le succès est double.) Et là-dedans remue Certain je ne sais quoi dont je suis tout émue.

Ah ! ce certain je ne sais quoi, l'avons-nous entendu dire, avec un charme identique, selon les règles apprises et l'aimable tradition, par bien des Agnès successives! Le certain je ne sais quoi décide du prix. Le certain je ne sais quoi est destiné, s'il est bien parlé, à enlever le suffrage du jury. Le certain je ne sais quoi de mademoiselle Émilie Dubois, la plus blonde des ingénues (la destinée devait l'empêcher de vieillir ! ), fut célèbre. Puis nous avons entendu le certain je ne sais quoi de mademoiselle Reichemberg, et puis le je ne sais quoi de mademoiselle Birretta, et il y eut un certain je ne sais quoi qu'on porta aux nues, ce fut celui de mademoiselle Legault.

Ah! quand elle le frissonna, le roucoula, le caressa, ce « certain je ne sais quoi », mademoiselle Maria Legault fit se pâmer toute la salle!- C'est une Agnès parfaite, disait doctoralement M. Ballande : un ange qui a je ne sais quoi du démon !

Toujours le je ne sais quoi.

Et maintenant, voici le nescio quid de mademoiselle Durand, une grande et douce Agnès, fort distinguée, qui

ressemble à mademoiselle Émilie Dubois justement et qui va débuter, soit à l'Odéon, soit à la Comédie-Française en disant le plus agréablement du monde : — Le petit chat est mort !

— Jamais je ne m'ennuie !

La douceur me chatouille et là-dedans remue Certain je ne sais quoi dont je suis tout émue !

Elle a vraiment, elle aussi, le je ne sais quoi, le charme, la grâce, la jeunesse, — ce je ne sais quoi des Agnès qui, au bout de quelques années, hélas ! contemplent les Agnès nouvelles récitant le : Petit chat est mort! et le : je ne sais quoi ! et n'ont plus, ingénues à qui l'âge défend l'ingénuité, que le je ne sais plus quoi : le sourire du soleil couché et la grâce du souvenir.

Ces Agnès, ces Néron, ces Azuceaa, ces Don Juan, ces Faust, ces Marguerite, ces Mignon, ces de Jalin, ces Aventurières en herbe ont absorbé l'attention d'une partie du tout Paris. Le reste s'occupait de la Chambre expirante.

Elections prochaines, rapides. Toute la fourmilière bientôt en mouvement. Duels de professions de foi comme il y a eu, cette semaine, duels à coup d'épée. Duels à propos de caricatures. Un dessinateur de beaucoup de talent et d'une verve drôle, M. Alfred Le Petit, avait représenté l'Italie sous les traits d'une mendiante. Un Italien s'en est blessé et a envoyé une provocation à l'auteur du dessin qui a troqué son crayon contre un fleuret. On s'est battu, dit-on.

M. Le Petit aura eu l'honneur de se battre comme Lamartine, pour une question de principe. Lamartine ayant dit, dans le Dernier chant de Child-Harold, qu'il allait chercher loin de l'Italie :

Pardonne, ombre romaine, Des hommes et non pas de poussière humaine !

le général Pepe lui envoya des témoins et lui donna un coup d'épée qui faillit même coûter la vie au poète. On se battait alors pour des vers, on se bat maintenant pour des caricatures. Il y a, entre les deux causes de rencontre,

toute la différence qu'on peut trouver entre le romantisme et le naturalisme.

Mais vive Dieu ! si l'on ferraillait pour des charges de journaux, les caricaturistes italiens ne manqueraient pas de recevo:r des provocations. Ils n'ont pas eu assez de crayons à tailler contre nos soldats, et les pantalons rouges à qui les Tunisiens donnent des coups de pied dans les reins, tandis que de brunes Tunisiennes allument le narguileh que fume un bersaglier et passent leurs mains blanches dans les cheveux frisés de l'Italien, se rencontraient partout, bafoués et calomniés. A quoi bon s'émouvoir de ces caricatures, et le mieux n'est-il point d'en rire?

M. Le Petit s'était égayé de l'Italie comme les Italiens s'amusent des soldats et des fusiliers qui se font bravement tuera Sfax. Qu'importe ! C'est un jeune homme, ce M. Le Petit, brun, solide, gai, avec l'œil perçant du portraitiste, et la verve gaie d'un rural qui n'aime pas les ruraux en politique. Il publie, en ce moment, en les illustrant de dessins fort gais, les Dialogues de Gros-Jean et de son curé, que M. Léo Taxil avait empruntés à Roussel de léry et signés de son nom, sans façon aucune. De l'annexion en matière littéraire, chapitre à écrire. Al. Alfred Le Petit, avec la drôlerie d'un imagier du moyen âge, sculptant des barbes fantastiques de saints dans la pierre des cathédrales, illustre, avec une malice sans méchanceté et une belle humeur de bon enfant, la Vie des saints, et il y a là des trouvailles de physionomie, de comique, d'une naïveté tout à fait savante. La religion ne s'en trouve pas plus mal, quoique la parodie soit grosse et forte en gueule.

Je crois bien que M. Le Petit est le fils d'un fermier normand qui, poussé par l'amour de l'art, quitta la ferme et se fit photographe. Il est mieux que cela aujourd'hui : ses portraits-charges de Contemporains sont tout à fait remarquables. Il en a peint sur des assiettes. Il est peintre d'ailleurs et, quelque jour, exposera au Salon.

S'il apporte à sa peinture les qualités de sincérité qu'il met à ses dessins, je lui réponds d'un vif succès. Il habite, à Levallois-Perret, une petite maison donnant sur un grand

jardin touffu. C'est de là qu'il est parti pour la frontière suisse, prêt à défendre avec l'épée les fantaisies de son crayon. C'est du moins ce que les journaux m'ont conté.

Je crois aux journaux.

En fait d'épée, une conception des plus bizarres est, à coup sûr, le projet émis par des journalistes, d'offrir des épées d'honneur aux élèves de Saint-Cyr frappés par le général Farre. Ce serait une épée d'honneur bientôt gagnée. Mais les partis politiques n'y regardent pas de si près. On offrait d'ailleurs, de même , sous Louis-Philippe, je ne sais plus trop pourquoi, un sabre d'honneur au caporal Bach. Jamais on ne vit autant d'honneurs rendus à des gens, vivants ou morts.

— Je ne demande pas une statue, disait Sainte-Beuve un jour, pour bien marquer quelle était à ses propres yeux sa physionomie littéraire, je ne réclame qu'un buste dans une des salles de la bibliothèque de ma ville natale.

Ce que Sainte-Beuve demandait pour lui, Jacques Offenbach l'aura eu, grâce à quelques amis dévoués, dans un coin du jardin de l'hôtel du Pavillon Henri IV, à SaintGermain. M. Albert Wolff et M. Henri Meilhac ont invité à cette cérémonie quelques intimes de l'auteur de tantd'œuvres populaires et autour du buste de marbre qu'a sculpté Franceschi, la musique du régiment de chasseurs en garnison à Saint-Germain-en-Laye jouera des airs d'Offenbach — et, sans nul doute, cette Chanson de Forlunio qui causa tant d'émotion, chevrotée par les orgues, aux funérailles du musicien.

Il faut avouer qu'Offenbach est resté aussi populaire, et, mieux encore, aussi vivant après sa mort que durant sa vie. C'est une figure parisienne en diable. Sa musique n'a point vieilli. On l'a continué, le maestro, mais on ne l'a pas remplacé.

Il est des hommes qu'on ne remplace pas, mais à qui l'on peut suc.céder avec un rare talent. C'est M. Edouard Thierry, par exemple, qui prend le feuilleton de Paul de Saint-Victor au Moniteur universel. Homme érudit, ferré sur l'art dramatique, ayant déjà, si je ne me trompe, écrit

au Moniteur l'article « Théâtres », M. Édouard Thierry, ancien directeur de la Comédie-Française, remplacera la poudre et les étincelles de Saint-Victor par le bien informé et le savamment déduit. Il est probable, mais non certain, que Saint-Victor eût été élu, cette fois, membre de l'Académie, française. Il avait contre lui bien des préventions.

On le trouvait un peu hautain. Ce n'était qu'un timide bourru et bon.

Ses coups de chapeau étaient rares. C'est Mürger qui disait, un jour, à un camarade qui, dans la rue, ne le saluait pas : — Ah çà L-tu as donc le chapeau de Saint-Victor sur la tête?

Les académiciens tiennent à ne se rencontrer, en séance, qu'avec des confrères aimables, autant que possible. La lutte sera vive entre M. Édouard Pailleron et M. SullyPrudhomme, s'ils se présentent pour le même fauteuil. On est assuré d'avance, autant qu'on peut être certain de quelque chose, de l'élection de M. Pasteur.

Le soir où Paul de Saint-Victor ne fut pas élu, nous le rencontrions. Il souriait, faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Mais on le sentait blessé. 1 — Ce qui me console, dit-il, c'est que la littérature est étrangère à l'événement.

Il serait pourtant temps, comme dit Musset, que les littérateurs refusés n'eussent pas de telles raisons à donner pour se consoler, ou pour consoler l'Académie.

— Vous avez laissé mourir Gautier sans le nommer, disait M. Vacquerie à M. Camille Doucet. Vous laisserez mourir Saint-Victor sans l'élire 1 M. Doucet lui, du moins, est de ceux qui voudraient que la littérature ne fût jamais « étrangère à l'événement ».

P. D.

m

XXXI

Paris, 5 août.

M. Got décoré. — Souvenirs de la Commune. — Le musicien Cabaner. — La fin d'un excentrique.

Voilà M. Got chevalier de la Légion d'honneur. Cette question de la décoration des comédiens avait tellement surexcité l'opinion que, si je puis parler comme M. Joseph Prudhomme, ce bout de ruban, qui est le plus beau jour de la vie de M. Got, était devenu une question de premierParis. Et tout justement, hier, en achetant le nouveau journal, Paris, pour me tenir au courant des nouvelles de la Tunisie et du mouvement électoral, je ne l'ai pas eu déplié que, dès la première colonne, en haut, avant toutes choses, je lisais : « Dernière heure. - Au Conservatoire. M. Got, chevalier » de la Légion d'honneur.

» Enfin!. M. Got est nommé chevalier de la Légion » d'honneur.

» Ce n'a pas été sans peine ! »

Il est évident que, depuis des années, une campagne s'était organisée pour réclamer, au. nom des comédiens, la possibilité de porter le ruban rouge comme le commun des martyrs. M. Ernest Legouvé, toujours actif, toujours militant, avait accumulé arguments sur arguments en faveur des artistes dramatiques qu'on mettait, en quelque sorte, hors la loi. Mais je me rappelle fort bien une brochure des plus intéressantes et des plus probantes, autrefois publiée par un M. Marcus Nothing sur les Comédiens et la Croix d"honneur. Ce M. Nothing, lui aussi, démontrait l'injustice

criante qu'il y avait à tenir dans une sorte de quarantaine, en fait de récompenses honorifiques, toute une classe de citoyens. C'était un pseudonyme, ce nom de Marcus Nothing, et il cachait, pour tout dire, un éditeur fort intelligent, M. Maurice Dreyfous, qui ne doit pas rougir aujourd'hui de ce péché de jeunesse. Si M. Got a un ruban aujourd'hui, Marcus Nothing lui en a bien apporté un fil.

Il est plus que probable que si M. Got n'avait pas eu le.

tempérament et le talent d'un artiste hors de pair, depuis longtemps, il aurait attaché ce bout de soie à sa boutonnière. Il était soldat, en effet, et cavalier, je crois, et on gagne plus facilement la croix en « chevaucbant le poulet d'Inde » qu'en créant Giboyer ou Maître Guérin. Créant ou interprétant, comme on voudra, M. Constant Coquelin a fait toute une conférence pour prouver qu'on doit continuer à dire créer. Et, de fait, Frédérick Lemaître a créé - Robert Macaire avant Daumier, Henry Monnier a autant créé Prudhomme en le jouant, en le mimant, qu'en écrivant ses bourdes solennelles et ses truisms majestueux.

Donc, M. Got, soldat, serait devenu, je pense, chevalier comme et avant bien d'autres. On ne lui faisait faire antichambre que parce qu'il était comédien. Car, pour l'honorabilité, je ne sa's personne qui soit aussi net que cet homme de conscience et de foi, qui a passé sa vie entre sa bibliothèque et les coulisses de son théâtre. Ajoutez que M. Got est un écrivain. Il a écrit un François Villon qui, pour être un livret d'opéra, ne manque point d'une réelle valeur littéraire. Lorsque M. Sarcey publia le Journal de Voyage des comédiens français à Londres après la guerre, on put voir avec quelle vigueur, quelle saveur pittoresque M. Edmond Got exprime ses idées. Mais il est un travail de lui — des notes tout simplement qu'on devrait se décider à donner à l'imprimeur et qui montrerait l'artiste et l'homme sous plus d'un aspect digne d'estime : c'est le Journal et comme le livre de bord qu'il tenait, pour lui-même, pendant la Commune où il se plaisait à aller partout, à tout étudier, à tout voir en profond observateur qu'il est.

M. Got coudoya alors bien des puissants « de quatre jours M, 'c'est le cas ou jamais de rééditer le mot de Beau- marchais. Il vit de près Raoul Rigault et faillit être arrêté par lui. Je crois qu'il s'agissait justement d'obtenir du délégué à la préfecture de police des laisser-passer pour quelques-uns des jeunes comédiens, se rendant à Londres avec leurs aînés, et qui, par leur âge, tombaient sous le décret d'incorporation dans les bataillons de marche de la Commune.

Des réfractaires, en un mot.

Raoul Rigault reçut M. Got assez mal et, accompagné de Dacosta, il commença par reprocher au doyen de la Comédie-Française de donner l'exemple de la désertion. « Comment, vous quittez Paris, au moment où Versailles l'attaque! Vous désertez ! Vous n'allez pas seulement à l'étranger, vous passez à l'ennemi ! »

Je ne rapporte point les paroles, j'en donne le sens.

Got comprit que, s'il discutait, il était perdu. Il se mit à rire, ce qui étonna Rigault. Il traita ce gouvernant improvisé en gamin de Paris, tout en ne le blessant ni dans sa dignité nouvelle, ni dans ses galons.

— Et que gagnerait la Commune à garder lascarille?

Vous avez donc besoin de Scapin?

Bref, il fut acteur. Et merveilleux acteur, ayant envie de dire toute sa pensée, nette et ferme, à ce jeune homme qui le dévisageait à travers son lorgnon. A la fin, Raoul Rigault se mit à rire et dit à Got : — Vous êtes un bon b., vous !

— Je tâche d'être le b. le meilleur que je puis ! répondit Got, en riant aussi.

— Vous aurez vos laisser-passer !

— Pour Laroche et les autres?

— Pour les citoyens Laroche et les autres! Mais ne m'embêtez plus !

— Pour qu'on ne vous « embête » plus, il faut me donner les laisser-passer tout de suite !

— Il faut le temps.

— Oh ! le temps ! le temps ! Ce n'est pas si long ! Du papier, une plume, tout ce qu'il faut pour écrire.

— Comme dans les vaudevilles de cet imbécile de Scribe !

— Comme dans les vaudevilles de Scribe ! Voyons, ce n'est pas bien long.

— C'est vrai. Allons, Dacosta, du papier. Tenez, le voilà, votre laisser-passer ! Seulement filez v:te et qu'on ne me parle plus de vos cabotins !

— Merci L Raoul Rigault a peut-être regretté, depuis, de n'avoir pas « fourré au bloc » le doyen de la Comédie-Française.

Quant à Edmond Got, dès sa sortie de l'ex-préfecture, il prenait en note sa conversation avec le successeur de M. Piétri et il est impossible que ces pages ne soient pas publiées quelque part, un jour ou l'autre, en ce temps où l'on publie tout et où M. Henri d'Ideville prend note de ses conversations les plus intimss et en fait, au jour le jour, de la copie.

Ce qui en fournit, de la cop-e, à l'heure où nous sommes, ce sont les professions de foi! Tous les imprimeurs de toutes les villes de France, grandes ou petites, sont occupés à composer des proclamations. Hélas! le scrutin de liste étant écarté, nous verrons revenir plus d'un illustre représentant de la médiocrité dans les idées, — aureamediocritas, dit le latin, — qui aura eu le temps d'assurer sa situation dans son fief électoral et les moyens de dépenser l'argent voulu pour faire pousser, en guise de feuilles, ses affiches sur et sous le tronc des hêtres. Sub legmine fagi.

0 Tityre, tu les vois maintenant, par les villages, au bras de quelque membre influent de leur comité qui les entraîne, passer les candidats saluant, çà et là, avec un sourire confit, l'ombre des paysans qu'ils rencontrent! Tu les vois, Tityre, ôter leur chapeau au petit chat qui traverse le chemin en plein soleil, au chien qui jappe en voyant leur silhouette, au grimpereau qui volette, de çà, delà; du buisson à la muraille 1 Tu les vois, ô berger, et tu te dis :

- A l'heure où le soleil darde, où la campagne s'endort dans la chaleur, sous le bourdonnement sourd des in-

sectes grisés de rayons, à l'heure torride où il fait bon chercher le frais sous les arbres verts et boire, loin du champ criblé de lumière et comme blanc de poussière, le vin clair qui désaltère, arrosant le morceau de viande froide et le fromage coupé sur le chanteau de pain, à cette heure où je me repose, moi pauvre paysan de France à la peau brûlée, Je candidat s'en va par les routes, cherchant et quêtant des suffrages! Le candidat entre dans les cabarets de villages, s'informant des salles à louer, le candidat mâchonne des périodes oratoires et s'éponge le front encherchant sa péroraison !

0 les infortunés candidats et le bienheureux Tityre! Tityre est électeur, Tityre tient par le bulletin de vote le bourgeois de la ville qui vient solliciter sa voix. Tityre est souverain pendant la période qui s'ouvre, et il n'a pas l'air de s'en douter, car il continue à garder ses troupeaux, tandis que Mélibée, qui a planté ses poiriers comme au temps de Virgile, regarde, sur les branches, grossir et mûrir ses poires.

Ce monsieur de la ville qui traverse là ce village ensoleillé, ce qu'il vient solliciter, après tout, c'est d'être moins le représentant que le serviteur de Mélibée et de Tityre. « Député des fusillés, » s'intitule M. Vallès. « Commissionnaire du peuple, » disait M. Rochefort. C'est ce dernier titre qui est le bon, et il est assez naturel, en somme, qu'il soit le bon.

On agitait, l'autre soir, devant nous la question de savoir si tel député de l'Oise serait réélu : — Je serais bien étonné qu'il ne le fût pas, répondait un de ses collègues. Il a rendu un nombre considérable de services à ses électeurs. Il ne quittait jamais les antichambres des ministères et il a passé le temps de son mandat à toujours solliciter quelque chose pour quelqu'un. Où trouverait-on un. meilleur député? Il a conquis, de haute lutte, un nombre considérable de bureaux de tabac et il se représente devant le suffrage universel escorté de tout un

cortège : la théorie des gardes champêtres qu'il a fait nommer 1 Ce qu'il a fait à la Chambre? Il n'a rien fait, mais il a donné son apostille à dit-sept cents pétitions et il a moucheté son arrondissement de croix de la Légion d'honneur et de rubans violets d'officiers d'Académie. Voilà un homme, messeigneurs! On ne trouverait pas son pareil. Il existe pourtant, ce pareil. L'espèce pullule. Ce n'est pas un original comme ce pauvre Cabaner, un bohème de la musique, qui vient de mourir. Cabaner, dont la renommée n'a point franchi certains quartiers de Paris, était une gloire du quartier de la Nouvelle-Athènes et du café où se réunissent, place Pigalle, les intransigeants de l'art, ces candidats au tapage.

Miïrger n'a pas croqué de plus amusants profils que ceux des originaux qu'on rencontre là! Marcelin Desboutin, le graveur, qui a écrit des drames en vers: Maurice de Saxe, représenté à la Comédie-Française, le Cardinal Dubois et Ali Pacha, qu'on y représentera peut-être quelque jour, était, avec Cabaner, l'orateur du café de la NouvelleAthènes, qui mériterait presque autant que l'antique Procope le titre officiel du caffé Cabaner. Mais tandis que grave, digne, étonnant, Cabaner égrenait là ses paradoxes, DesbouLin n'y laissait tomber que d'ardentes vérités. Tous, en ce lieu où Manet est prophète, ont d'ailleurs l'horreur de la banalité. Cabaner, le musicien du clan, était couramment appelé Cabaner, plus fort que Mozart. Ce surnom lui devenait un nom :

Cabaner plus fort que Mozart Est bien plus fort que Cabanelle.

En fait d'éloquence, en fait d'art, Cabanel n'est rien qu'un moutard.

Cabaner est son colonelle!

Et le public est en retard, Qui connait Karr et Mortemart, Conrart, Havard, Ponsard, Ponchard, Et ne connaît pas — par hasard — CABANER PLUS FORT QUE MOZART!

Cabaner, plus fort que Mozart, transigeait cependant,

pour vivre, avec son radicalisme musical. Je crois qu'il jouait du piston ou du violon dans quelque musico de la place Moncey. Il couchait parfois dans les tuyaux de conduite de gaz, non pas à la belle éto;le mais à. la belle courbe de la fonte. Puis il mettait en musique les productions des poètes naturalistes, les chansons de Jean Richepin et les monologues de Coquelin cadet. Le peintre impressionniste Franc Lamy signait les dessins destinés à orner ces publications. Cabaner dédiait ses compositions à mademoiselle Thérésa, àmademoiselle Amiati, à madame Judic, à M. Pacra. On les chantait quelquefois dans les cafés-concerts.

Parfois aussi Cabaner signait, en même temps, les paroles et la musique de ses chansons. On a de lui, comme disent les biographies, le Pâté, chanté par Coquelin cadet et orné d'un dessin par Henri Pille. Le Pâté vaut-il la peine d'être recueilli pour la postérité reculée? Je l'ignore, mais il marque une note spéciale, un symptôme particulier dans cette maladie du monologue, ce monologuoriasis qui a sévi sur la peau de nos contemporains. Le voici, ce Pâté!

Et qu'on juge, par ce poème épique/de ce qu'était ce malheureux Gabaner!

I

Décidément ce pâté Est délicieux. De ma vie Je n'en ai, je le certifie, Mangé de mieux apprêté.

J'en veux faire A la pâtissière Mon sincère compliment.

Excellent! Excellent!

II

Celui que l'on m'a servi L'autre jour était bon, sans doute, Fort bon et surtout la croûte, Mais j'aime mieux celui-ci.

J'en veux faire, Etc.

III

Mais je l'ai déjà fini 1 J'aurais pu le manger moins vite, Eh 1 bien, je me réinvite.

Ami Jean, retournes-y.

Vas-en faire A la pâtissière Mon sincère compliment.

Excellent, excellent

On ne croira guère, plus tard, que c'est avec des plaisanteries pareilles qu'on faisait se tordre de rire les plus spirituels de nos contemporains. Les calembours de M. de Bièvre, les rama et blaguorama des rapins de Balzac, les OEdipe de rébus et les fabricants de co,nbles sont gens sensés, amusants, fins, aimables et légers à côté de ces monologuistes et de ces monologueurs qui sont, grâce à cet homme de beaucoup de talent qui s'appelle Coquelin cadet, les clowns de l'esprit français.

Cabaner en était le Boswell.

Alas, poor Yorick, pauvre Cabaner plus fort que Mozart et plus faible que le dernier gratte-papier ou le moindre maçon qui sait gagner le pain de la journée !

J. M.

XXXII

Paris, 12 août.

L'exposition d'électricité. — M. Edison. — Professions de foi.

L'exposition d'électricité arrive au milieu des professions de foi, des programmes et des réunions publiques. Elle reste donc un peu dans l'ombre, soit dit sans jeu de mots, mais avant qu'il s jit longtemps, elle sera la curiosité de Paris. M. Cochery a eu là une excellente inspiration. Provoquer un congrès international des électriciens, ouvrir, sous le patronage de la France, une première exposition d'électricité et y convier tous les peuples, c'était tout simplement marquer une date dans l'histoire de la science.

« L'électricité, disait le ministre des postes et des télégraphes, dans son rapport au président de la République, est restée longtemps un agent capricieux, inconstant, difficile à maîtriser, impossible à utiliser; avant Volta on constata son action: on ne pouvait ni l'expliquer, ni la produire, ni, à plus forte raison, la mesurer. La découverte de la pile et les perfectionnements que celle-ci a bientôt reçus, les travaux d'Ampère et d'Arago sur les courants et leur action magnétique, les recherches de Faraday sur l'induction, ont ouvert des voies nouvelles et fécondes dans lesquelles le progrès ne s'est plus arrêté. »

C'est ce progrès en marche dont l'exposition d'électricité a pour but de montrer les développements. Rien de plus curieux. Il y a là une succession de choses étonnantes. Je ne parle pas du téléphone, déjà banal et cependant toujours stupéfiant et fantastique, ni du phonographe qui eût per-

mis d'emmagasiner le discours que M. Ferry vient de prononcer à Nancy et de le transmettre à nos arrière-neveux.

Mais il y a bien d'autres merveilles! Voici le pyrophone ou lustre chantant. Le lustre d'un théâtre va se mettre maintenant à accompagner les chœurs. Il peut remplacer un orchestre, à lui tout seul. Au lieu de ces violons en lunettes qu'on aperçoit dans l'orchestre ou de ces malheureux cor.nets à piston congestionnés, on aura l'ouverture d'un opéra tombant d'en haut comme une nappe de mélodie.

Nous sommes ici en pays de féerie. Qu'on remonte et qu'on retouche la Biche au Bois, les splendeurs de la mise en scène ne dépasseront point les étonnements de ces réalités. On peut voir là un exemplaire de cette fameuse lampe Edison qui a fait trembler nos directeurs de compagnies de gaz et dont il se fabrique deux mille exemplaires par jour dans l'usine de Menlo-Park. Au reste, Edison est, pour le Parisien, la great attraction du palais des Champs-Elysées.

— Où est l'exposition d'Edison?

— Est-ce que Edison est à Paris?

— Est-ce que, comme Pierre Petit, Edison opère luimême?

Tout est à Edison. Tout ira vers Edison. Edison for everl Émile de Girardin se vantait d'avoir une idée par jour.

Edison se fait fort, paraît-il, de mettre au monde une invention par jour. Le monde se laisse volontiers prendre à ces gasconnades épiques. Il aime les gens qui sont sûrs d'eux-mêmes.

La destinée fait, d'ailleurs, comme le monde.

— Combien ai-je de chances de guérison? demandait le président Garfield au docteur Bliss, après l'assassinat.

— Une sur cent, répondit froidement le médecin.

— Eh bien, soit ! je prends celle-là!

Il l'a si bien prise, et avec tant d'énergie, que le voilà guéri. Aide-toi, le ciel t'aidera.

M. Edison s'aide beaucoup et la légende, qui mêle à son histoire un côté mystérieux ou plutôt théâtral, ne nuit pas du tout à sa popularité. Cet inventeur, enfermé dans son cabinet, dont les illuslratedpapers nous ont donné l'image,

ressemble plus à un thaumaturge qu'à un savant. Aussi bien, il absorbe toute la curiosité. Il a pour lui l'attrait d'un merveilleux qui ne va pas sans un certain charlata- nisme. Napoléon prenait bien des leçons de Talma pour porter son manteau de pourpre !

Voilà donc les Parisiens férus d'électricité et s'y intéressant comme à une pièce nouvelle. Évidemment le Salon de peinture les amusait beaucoup plus quoiqu'ils n'y con-.

nussent, en fin de compte, pas davantage peut-être, mais les éclairages électriques par incandescence, les signaux électriques pour cheminsdefer, les tramwaysélectriques, les câbles électriques, les phares, la photographie électrique, l'aérostat dirigeable électrique - car tout ici est électrique ! — la pédale magique, l'indicateur visuel électrique les intéressent profondément. Car, puisqu'on parle tant de vie moderne, c'est là la vie moderne dans toute son intensité, sa combativité, son mouvement, sa grandeur. En art, il y avait des défaillances. En matière de science, il n'y a que des ascensions vers le progrès.

Oui, c'est notre vie même, ces applications admirables d'une même force à mille besoins, ces contrôleurs d'alarmes pour incendie, ces sémaphores, ces paratonnerres relais, ces sonneries de toutes sortes, ces appareils destinés à faire connaitre les postes d'où partent les appels de nuit, ces appareils télégraphiques imprimeurs, ces microphones pouvant transmettre la parole au delà de trois cents kilomètres, ces transmetteurs de la pensée humaine par fils aériens et par câbles, ces briquets électriques allumant directement des bougies, ces instruments de télégraphie optique, qui étonneraient singulièrement Galilée s'il revenait au monde, ce Galilée dont on trouvera, à la section italienne, un aimant tenant suspendu un coffret de fer ayant appartenu aux Médicis.

L'aimant de Galilée! Il est exposé par l'Institut de physique de l'université de Padoue et les exposants ont eu la bonne foi d'ajouter, dans le catalogue, un petit adverbe qui les empêche d'être accusés de charlatanisme historique.

« Ancien aimant naturel armé ayant probablement ap» partenu à Galilée, » dit le catalogue.

Ce probablement ôte toute curiosité à l'objet en question, .mais il prouve la bonne foi de l'université de Padoue. Un simple collectionneur et amateur n'eût point manqué de rayer le probablement et de cataloguer ainsi son aimant : — L'aimant de Galilée ! Il le portait encore lorsqu'il comparut devant le tribunal de l'Inquisition.

L'Institut de physique de l'université de Padoue expose encore — avec un peut-être : « Une boussole à cadran ap» partenant à l'Institut physique de l'université royale de » Padoue. Elle porte la date de 1597 et a servi, peut-être, à » Galilée, qui donna des leçons à l'université de Padoue » de 1592 à 1610. » Sachons encore gré aux exposants de ce peut-être. Il nous donnerait la tentation de trouver la boussole plus authentique et plus précieuse encore.

L'exposition rétrospective de l'Italie est, du reste, tout à fait intéressante. L'université de Pavie expose les instruments de Joseph Belli et ceux d'Alexandre Volta. L'Institut de Milan nous montre un mortier électrique en cire, modelé par Volta lui-même, un emporte-pièces ayant servi à Volta pour découper les disques de papier ou de drap pour ses piles. On ne peut s'empêcher d'éprouver une certaine émotion en regardant ces outils de progrès, ces instruments de civilisation, ces humbles ustensiles qui ont changé la face du monde.

Dans l'exposition du cabinet de physique du lycée de Vérone, je vois les instruments de Joseph Zamboni. Il y a là un certain appareil mis en mouvement par des piles sèches et que Zamboni, croyant avoir découvert l'absolu, appelait le mouvement perpétuel. Il était certain, pensait-il, que la force motrice en était indéfinie, puis il s'aperçut que la pile sèche finissait comme toutes les autres piles, et le savant tomba du haut de son rêve.

Que d'efforts, que de recherches, que de veilles, que de travaux, que de patience, que de génie pour arriver à cette exposition dont tant de désœuvrés diront peutêtre :

*

- Oh! moi, j'ai été voir ça et je n'y ai rien trouvé!

C'est assommant!

L'université de Louvain a prêté une collection précieuse de livres imprimés et de manuscrits, depuis le De Magnete de Petrus Peregrinus (Augsbourg, 1558), jusqu'à la Théorie des phénomènes électro-dynamiques d'André-Marie Ampère (Paris, 1826). Elle possède aussi et a envoyé à Paris une belle collection de piles.

La France, moins riche que l'Italie, en fait de raretés rétrospectives, expose- pourtant, grâce à M. Bréguet, le premier modèle du télégraphe imprimeur d'Arlincourt, deux mémoires manuscrits d'Ampère sur l'électro-dynamique, prêtés par la Société française de physique, et des autographes d'Arago, de Faraday, de Melloni. Je trouve en Allemagne, exposé par la direction der ThuringenschenEisenbahn-Gesellschaft (Erfurt), le dessin de la première construction des sonneries électriques pour le service dès chemins de fer, inventé en 1846 par Léonhardt. Qui savait le nom de Léonhardt, en dehors du monde spécial?Ah ! s'il avait en chef commandé des armées et saccagé des villes, il serait illustre !

On a dit et redit que ce temps-ci souffrait d'une vaste névrose. Le vague à l'âme des petits cousins d'Obermann, ce mal du siècle dont souffrait Musset, a été, depuis quelques années, remplacé par une autre maladie, l'innervation, et une immense névropathie s'étend sur le monde.

Saluons l'électricité médicale ! Elle nous offre, aux ChampsElysées, cinq ou six cents moyens de nous guérir 1 Voici des appareils électriques pour la cautérisation des plaies, des baignoires électriques localisant le courant électrique sur les parties voulues du corps, des machines électriques qui vous arrachent des dents sans douleur, des fauteuils où s'assied le malade et qui l'électrisent, toute une joaillerie électrique contre les douleurs névralgiques, les rhumatismes , une bijouterie qui guérit radicalement des migraines (va-t'en voir s'ils viennent, ou plutôt si elles reviennent!) , des bagues, des colliers, des ceintures, des brassards, des épingles, des semelles élec-

triques 1 Voici une batterie de poche à fonction instantanée.

On a inventé jusqu'à des cannes électriques qui valent cent fois les cannes à épée.

On se promène. On est Jupiter. On a la foudre à la main.

Arrive un chien enragé.

Vite, un bouton pressé, et le chien tombe foudroyé.

L'homme-tonitruant devient Dieu, de par la science, et j'imagine que Galilée, puisque nous en parlions, visitant l'exposition d'électricité douterait de la possibilité de ces choses, et se tàtant le front après avoir jeté les yeux sur tant de prodiges s'écrierait encore : — E pur. cela existe!

Les murailles parisiennes, où l'exposition d'électricité est affichée, se couvrent maintenant des placards électoraux. Je ne suis pas de l'avis de ce pessimiste qui me disait, l'autre jour : - « Il y a une grande différence entre les athlètes et les candidats. Pour les premiers, c'est la lutte à mains plates; chez les autres, c'est la lutte des pieds plats! »

Très cruel, le mot est très juste parfois ; il y a là une germination de petites ambitions, un choc de personnalités, une cohue de rancunes, de colères, d'injures, de violences qui donnent à réfléchir au spectateur. Mais, Dieu merci, il est encore des gens de conscience dont le nom seul, sur un papier, vaut tout un programme et pour lesquels on vote en se disant : — Celui-là est un homme d'honneur!

Je causais hier avec un homme d'infiniment d'esprit, qui me disait : — « Si jamais j'étais candidat à la députation, je commencerais ma profession -de foi par ces mots : « Citoyens, » Vous êtes tous des imbéciles!. »

Et je le prouverais, en montrant combien le public, qui est très confiant et bon enfant comme Cadet Roussel, se laisse prendre facilement aux promesses irréalisables et aux utopies de quelques-uns, rêveurs ou habiles. Je croi-

rais par là faire acte de vrai patriote. Mais croyez-vous qu'on me donnerait beaucoup de voix?» Qui sait? Une telle franchise ne déplairait peut-être point. Ce n'est d'ailleurs pas du tout la méthode qu'emploient les candidats ordinaires. Ils ne morigènent pas, ils flattent. Ils se foncent en couleur ou s'atténuent en nuances selon la composition d'une réunion ou la passion des électeurs. Espérons que de la bataille et de la cohue sortira du moins une majorité dévouée au pays et qui n'aura qu'un but en entrant au Corps législatif : remplir son devoir.

J'ai d'ailleurs vu, ce matin, un député d'hier (et sans doute un député de demain) bien ennuyé.

C'est celui-là même à qui un de ses électeurs écrivait naguère : — « Quand vous reviendrez chez vous, rapportez-moi donc un parapluie d'Old England. »

Le député l'avait rapporté, ce parapluie. Il se croyait très sûr de sa circonscription qu'il a ainsi parapluisée de toutes les façons. Tout à coup, un concurrent surgit. Un comité s'est formé qui lui oppose un adversaire.

— Et qui? Devinez qui ? s'en va répétant partout le député menacé. Un homme qui dînait tous les samedis chez moi et se servait les plus gros morceaux!

Mon député n'en revient pas.

Je ne désespère point de l'entendre poser à son concurrent, dans quelque réunion publique, cette question toute de principe : - Je demanderai au citoyen. pourquoi, puisqu'il me trouvait trop tiède, il acceptait de dîner chez moi?

A cela, le concurrent n'aurait qu'une réponse à faire : — Vous pouvez être tiède sans que vos potages le soient et mettre de l'eau dans votre vin sans que votre chàteauyquem en souffre !

Je n'exagère rien.

On voit en quelles infimes querelles personnelles — dis-

eussions de clochers, de clochetons et de clochettes — peuvent dégénérer ces luttes politiques où se joue la destinée d'un pays.

Fort heureusement il y a, — comme une alluvion souterraine, — un grand courant populaire qui sait où il va et qui, de ces petitesses oubliées bientôt, fait, un jour, une manifestation nationale!

Nous sommes peut-être à la veille de cette manifestationlà.

Je le souhaite — sans trop l'espérer.

P. D.

XXXIII

Paris, 20 août.

Hogarth et les élections. - Voyage d'un Persan en France. —

La politesse française. - Candidats ! Candidats 1 Tous Candidats!

Je feuilletais, l'autre jour, des dessins d'Hogarth. Le satirique n'a eu garde d'oublier, dans sa galerie des mœurs de son temps, le tableau des élections. Il l'a tracé en misanthrope, avec une amertume méprisante, et vraiment si les scènes de violence qui ont signalé les dernières réunions politiques de Charonne et du Cirque d'hiver se renouvelaient très souvent, le ricanement d'Hogarth aurait bien raison. C'est Hogarth qui énumère les yeux pochés, les nez écrasés, les côtes brisées pendant une période électorale. C'est lui qui montre les partisans de tel candidat portant, traînant au vote un misérable paralytique qui, ne comptant déjà plus comme homme, compte encore comme votant. Quelle verve féroce dans ces tableaux du grand railleur anglais! Guy Patin, le docteur lettré à qui je ne sais pourquoi je n'eusse pas donné place à mon chevet tout en lui réservant un bon rang dans ma bibliothèque, Guy Patin assure qu'en France toute fête de carnaval augmente dans des proportions considérables la clientèle des médecins. En Angleterre, s'il faut en croire Hogarth, ce qui avance prodigieusement les affaires des chirurgiens, ce sont les élections. Il ne reste pas seulement sur le carreau des vainqueurs et des vaincus, mais des édentés et deséclopés. Le poing y est parfois un argument comme le

grognement. Et les Américains, qui poussent tout à l'extrême, ponctuent même, lorsqu'il le faut, leurs professions de foi par des coups de revolver. Une détonation équivaut à un point et virgule. Mark Twain trouverait là un pendant à cette railleuse fantaisie où il nous montre les journalites yankees posant la plume entre deux phrases pour envoyer et recevoir quelques balles. Pif! paf ! Ce sont là de pures parenthèses.

On a dit qu'en Angleterre, où l'électeur échange souvent son vote contre un pot de bière, le premier élément politique était le bœuf, le rosbif. Je rougirais pour ce pays-ci le jour où il serait prouvé que le grand électeur est le demi-setier. Ils avaient, cependant, à coup sûr, puisé leur énergie dans le broc du marchand de vins les tapageurs à outrance qui ont étouffé la voix de M. Gam- * betta l'autre soir. Pour que ce tonnerre ne s'entendît point, il a fallu que l'orage fût bien fort. Quelqu'un qui a été témoin de la tempête et qui d'ailleurs en est sorti écœuré — c'est le mal de mer — m'affirmait avoir entendu tomber des lèvres du tribun des mots foudroyants qui n'ont pas été recueillis dans les comptes rendus.

Un interrupteur, placé sur les solives du hangar où se tenait cette réunion publique de dix mille personnes, ayant -crié à M. Gambetta : — Nous allons t'abattre, gros bœuf!

Superbe, l'orateur, se tournant vers cet homme et ceux qui criaient avec lui, aurait, haussant les épaules et étendant le bras, répondu, de ce ton de hautaine ironie qui vaut bien l'amertume d'Hogarth : — Oui, j'entends!. Eh bien, vous pouvez même m'appeler Gambetta le taureau ! Et je n'ai pas peur d'une loque rouge !

On a tant reproché, et avec une telle bonne foi, à M. Gambetta de n'avoir pas coupé sa queue! Il a marché dessus. Est-on content?

C'était, pour l'auteur anonyme de je ne sais quelle pièce anglaise signée d'un auteur peu illustre chez nous, M. Robertson, une occasion difficile à retrouver que la repré-

sentation de cette comédie, les Élections, donnée, il y a quatre jours, au théâtre du Gymnase. On s'attendait à quelque lanterne magique, « pièce curieuse ». On n'a trouvé qu'une pseudo-facétie sans valeur aucune, et les affiches de ces Élections du Gymnase dureront moins que celles des candidats mis ou collés au pied du mur. Il n'y a même pas eu de ballottage pour la pièce nouvelle. Elle ne réunira pas même une minorité. C'est le néant.

Et pourtant quelle comédie vivante, étonnante, bien moderne, où le fond même de l'âme humaine apparaîtrait en plein jour, qu'une comédie vraiment digne de ce titre : les Élections l Mais il y faudrait beaucoup d'audace et de vigueur, et de verdeur. Eh parbleu ! il faudrait un Hogarth à la plume. Il s'agirait d'abord d'établir en quoi consiste, par exemple, l'honneur pour un candidat. On lui jette publiquement, devant deux mille personnes, des injures dont il ne supporterait pas, j'aime à le croire, la vingtième partie dans le privé, et ces insultes corarn populo ne prouvent rien. On peut répondre à un homme qui vient de vous appeler traître, et de vous déclarer indigne de la confiance des électeurs : « Mon honorable adversaire se trompe. » L'épithète d'honorable, comme celle de traître, n'est là qu'à l'état de formule. Ni l'une ni l'autre n'a souvent aucune valeur.

Mais qui dira en quoi un homme peut être blessé dans le fameux point d'honneur qui a ses casuistes comme toutes les choses humaines?

Un bon bourgeois va au théâtre, muni de son billet, d'un billet pris au bureau et qu'il a payé de ses deniers. A la place qu'il se présente pour occuper il trouve un monsieur installé déjà.

— Monsieur, c'est ma place, vous seriez fort aimable de me la rendre.

— Votre place?. Ce n'est pas votre place, puisque je l'occupe !

— Soit, mais vous l'occupez contre tout droit. Voici , mon coupon.

— Je me moque pas mal de votre coupon. J'ai pris ce

.- fauteuil, je le garde. Il fallait arriver avant le lever du rideau.

— Quand on a payé sa place, monsieur, on vient s'y asseoir quand on veut. Je vais vous faire expulser par un contrôleur.

— Etsi vous me faites sortir, je vous mets ma main sur la figure !

Il n'y a pas toujours très loin de la menace au fait quoiqu'il y ait loin de la coupe aux lèvres. Le bon bourgeois, qui venait au théâtre pour se divertir, qui avait payé sa stalle, qui ne réclamait rien qui ne fût à lui, reçoit sur la joue un soufflet retentissant. S'il le garde, il est un lâche.

S'il ne se bat point, pour une partie de cette salle il est déshonoré. Il est même regardé comme un couard si, n'ayant point reçu de soufflet, il a reçu des injures et n'en a point demandé compte à ce malotru qu'il ne connaît pas, qu'il n'a jamais vu, qu'il ne reverra jamais, dont il ignore le nom et qui ignore le sien.

Mais que ce même bon bourgeois, devenu candidat et par conséquent mettant en avant sa personne, reçoive d'un homme qu'il connaîtra parfaitement une bordée d'injures, une averse d'infamies, un jet continu d'insinuations, le même public, qui le trouvera pusillanime de ne point riposter à un inconnu, trouvera tout simple qu'il ne demande pas raison de tant d'infamies à celui qui, les signant de ses nom, prénoms et adresse, les lui aura lancées du haut d'une tribune.

Après cela, concluez, je vous prie ! Dites-moi qui constitue une offense et définissez exactornent le point d'honneur.

Dieu sait ce qui depuis trois semaines de période électorale, s'est échangé d'injures entre candidats ! Et je ne vois guère que deux personnes qui y aient répondu par une demande d'explications : M. Ernest Lefèvre, au Havre, et M. Thomson à Alger. Encore M. Thomson a-t-il seul rencontré un adversaire.

Il y a une explication à cela, toute naturelle, c'est que l'homme qui se met en avant, qui brigue les suffrages, c'est-à-dire la confiance, de ses concitoyens, leur appar-

tient corps et âme dans son passé, dans ses origines, dans ses actes, je dirais jusque dans sa vie privée.

Il vient s'asseoir lui-même sur la sellette, il est tout juste qu'on lui en fasse sentir le bois et les clous. Et puis, la discussion en plein air est pour les démocraties ce qu'était pour les chrétiens d'autrefois la confession publique. « Si tu as la prétention de me représenter, dis-moi au moins qui tu es. Appartiens-moi si tu veux que je t'appartienne! »

En réalité, on ne saurait reprocher — les énergu mènes étant mis hors de cause — aux électeurs de France qu'une confiance trop grande et une bonne foi trop naïve. Ils aiment à admirer. Ils ne sont pas comme le renard d'Esope qui touchait le buste de plâtre : « Belle tête, dit-il, mais point de cervelle ! » Us se prennent au premier conférencier venu. Ils ne cherchent pas à savoir si tel journaliste, qui se présente à leurs suffrages comme serviteur de la République, n'a point traîné dans les journaux réactionnaires ; si tel député, qui accepte avec désinvolture le programme radical, n'est point jadis "passé en proverbe comme quémandeur dans les antichambres de l'empire. Ils acceptent tout sur l'étiquette. Et Ils votent!

Ah ! la piquante comédie à écrire.

Mais qui sait? elle sera peut-être écrite, en anglais, comme la pièce de M. Robertson, par ce roi des îles Sandwich qui est arrivé à Paris dans un moment fort intéressant pour un étranger, il faut bien l'avouer. C'est peut-être dans un volume imprimé à Hawaï que nous lirons ce titre : les Élections, et que nous verrons ce tableau.

Il doit prendre des noies, ce roi d'Océanie.

Jugées par ces observations exotiques, nos mœurs nous semblent tout à fait originales et ces visiteurs ont des opinions inattendues. J'ouvre, par hasard, un volume qui date de trente-cinq ans environ et qui me paraît une compilation ou une opération de librairie quelconque, mais qui est fort intéressant et bien fait. Il a pour titre : les Voyages de Nadir-Shah en Europe et en Asie de 1840 à 1843, publiés par Charles Malo. Le voyageur est un Persan. Il réside à Londres, puis à Paris et — que M. Malo ait

imaginé ce jeune Anacharsis de Perse ou qu'il ait réellement recueilli ses souvenirs — voici ce que Nadir-Shah dit de Paris et des Parisiens : « Les Français en général, les Parisiens surtout, sont d'une politesse extrême : jamais ils n'emploient seuls les mots oui et non; ils ont recours à des périphrases. Vous indiquent-ils votre chemin, vous expliquent-ils quelque chose, ils sont infatigables et regardent cette complaisance comme la marque d'une bonne éducation. Vous pouvez, à quelque heure que ce soit, faire visite à un Français ou lui raconter, deux fois de suite, la même histoire, il vous écoutera sans donner le moindre signe d'ennui. »

Le Nadir-Shah de M. Malo est-il bien informé ou a-t-il bien observé? Les Parisiens d'aujourd'hui sont fort pressés, au contraire, et n'aiment point les longueurs et les redites.

« Je ne pense pas, ajoute le Persan de M. Malo, qu'un Anglais se montre jamais susceptible d'une pareille déférence. »

Nous devenons Anglais sur ce point, et Américains sur d'autres.

Nadir-Shah dit encore, et ceci est joli : « Les hommes ont, en France, une physionomie plus riante et plus ouverte qu'en Angleterre ; leur tournure a plus d'aisance, leur abord plus de cordialité, leur langage plus d'abandon. Quant aux Françaises, je les ai trouvées, pour la plupart, gracieuses, spirituelles et sémillantes ; mais je préfère encore, à tous les moyens de séduction, la simplicité peut-être apparente et la beauté même un peu froide des Anglaises. Je me sentais involontairement bien plus à l'aise auprès des unes qu'en présence des autres.

Voici pourquoi : pour un étranger qui sait balbutier à peine quelques mots de français, il y a toujours dans le sourire, même le plus gracieux, d'une Parisienne, quelque chose de finement spirituel qui le tient en défiance de luimême ; il craint qu'il n'y ait quelque moquerie imperceptible ou raillerie légère cachée sous ces minauderies si charmantes ; et c'était précisément là ma crainte ; or, il

n'était pas entré dans les prévisions de mon voyage en Europe de faire rire, même la plus jolie femme de France, à mes dépens. Dans l'Inde, les femmes n'ont pas ce précieux privilège de nous manquer ainsi de respect. »

Le tout me paraît un peu subtil pour un Persan et ce Persan-là me semble quelque peu parent des Persans de Montesquieu ; mais l'observation est assez piquante, et je souhaite que le roi Kalakaua nous ait étudiés d'aussi près.

Il nous dirait ce qu'il faut penser du sourire des Françaises de 1881 et si elles ont cet air de raillerie que Nadir-Shah reproche aux Parisiennes de 1840.

Je me demande avec quel sourire certaines femmes d'un vrai talent et de beaucoup d'esprit accueilleront cette nouvelle qu'un réformateur fonde, à l'instar du cardinal de Richelieu, comme disent les annonces de province, une Académie de femmes? On va nommer des académiciennes!

Non pas à l'Académie, mais dans une académie spéciale, inaugurée par un homme de bon vouloir qui me paraît dépasser le but. Madame Edmond Adam, — dont le dernier volume, si érudit et si charmant à la fois, les Poètes grecs contemporains, mérite, en effet, tous les suffrages, — sera évidemment élue académicienne. Mais par qui?

Où est le terrain électoral, comme on dit agréablement dans cette langue des affaires qui, selon Théophile Gautier, doit marquer la décadence de la langue française ?

Il paraît que les élections pour les académiciennes auront lieu après les élections pour les députés. Pourquoi nepoint nommer aussi des députées ? Nous allons, si le projet est mis en pratique, assister à un aimable choc de personnalités. Mais les candidates, j'espère, seront plus agréables à contempler que les candidats. Puis, il faudra, pour ces candidates malheureuses, trouver une variante à l'épitaphe, tant de fois citée, d'Alexis Piron : Ci-gît Piron qui ne fut rien Pas même.

Académicienne ne pourrait plus rimer. C'est affaire aux ciseleurs d'épigrammes d'inventer une autre facétie.

Mais ne remarquez-vous pas que la folie d'être quelque chose envahit décidément toutes les cervelles ? On a dit que la Prusse était une nation de fonctionnaires et de factionnaires. On pourrait dire que la France devient un peuple de candidats.

— Je ne comprends pas qu'on se présente au tumulte du suffrage universel, me disait, l'autre jour, un littérateur fort connu.

— Est-ce que vous ne vous présentez pas au crible du suffrage de l'Académie?

— Si fait. J'ai même commencé mes visites.

Donc, il est candidat. Candidat, son fils qui s'est présenté à l'Ecole polytechnique. Candidate, sa fille qui tient à obtenir un diplôme de l'hôtel de ville. Candidat son jardinier qui attend un bureau de tabac. Candidat, son neveu, sa nièce, son chat, son chien — candidats à un os quelconque. Candidat du petit au grand, tout le monde, — et, comme dirait la chanson de la Périchole :

Voulez-vous faire un' expérience?

Prenez les premiers qui pass'ront.

Demandez-leur à quoi ils pensent, Je gage bien qu'ils répondront: Aux urnes.

Aux urnes.

Il n'y a que ça !

Tant que la terre tournera, Tant que le monde votera : Les urnes, Les urnes Il n'y aura que ça, Du maréchal jusqu'au soldat, Du chiffonnier au potentat, Tout être humain est candidat!

Candidat au repos, à la quiétude, aux appétits, aux honneurs, aux joies rêvées! Et, comme en toutes choses, il y a si peu, si peu d'élus! L'urne qui ne trompe pas, dirait Young, ce funèbre compatriote d'Hogarth, est celle où les anciens enfermaient les cendres de leurs aïeux : candidats au bonheur, eux aussi, et candidats malheureux comme tant d'autres. J. M.

XXXIV

Paris, 26 août.

Mon candidat.

J'habite sur la lisière des boulevards extérieurs une maison non loin de la rue Pigalle. Mon candidat est donc M. Ranc qui sera le 4 septembre prochain soumis au ballottage, ou plutôt définitivement élu dans notre arrondissement. Il y a longtemps que je connais M. Ranc. Aux années déjà lointaines où je commençais à apprendre ce rôle de spectateur, que je remplis encore avec plaisir, j'allais parfois dans un cabinet de lecture, boulevard Montmartre — près dupassage Jouffroy —feuilleter les collections de journaux français et lire les gazettes étrangères.

Chaque jour à la même heure, entrait alors un homme d'environ trente-cinq ans, déjà gros, le teint coloré, qui s'asseyait à une place habituelle, par lui choisie sur une des tables où couraient les feuilles nouvelles et les numéros des revues, Revue des Deux-Mondes, Revue Française, Revue Européenne, Revue Germanique, Revue des Races latines. Presque toutes ont disparu depuis.

La première fois que j'avais aperçu @ ce jeune homme robuste, les épaules larges, le ventre déjà dessiné, marchant devant lui comme ceux qu'une ferme volonté conduit, j'avais été frappé par son aspect d'énergie et de màle bonté dissimulée sous un sourire volontiers railleur. Il saluait avec politesse, s'asseyait sans embarras (dans les deux sens du mot) et sous son aspect de former on devinait le gentleman.

Il se mettait alors à écrire. De ces doigts solides tombait une petite écriture fine, nerveuse, gravée, quasi féminine, mais très nette, comme toute la personne.

— Qui est donc ce monsieur? demandai-je, un soir, à Alphonse Duchesne, l'ami et le collaborateur de cet Alfred Delvau dont les bibliophiles se disputent aujourd'hui, à prix d'or, les volumes qui ne se vendaient qu'à demi, de son vivant; — Duchesne, un bon et loyal garçon, critique de talent, lettré, libéral, franc et conciliant. Mort trop tôt pour sa renommée qui eût grandi. C'est lui qui, avec Delvau, rédigea ces fameuses Lettres de Junius qui firent, un moment, tant de tapage.

Duchesne me répondit : — Comment! Tu ne connais pas ton voisin?

— Non.

— C'est Ranc.

— Ranc?

— Le correspondant du Journal de Genève. Un républicain éprouvé, qui s'est échappé de Lambessa où il avait été envoyé, lui, étudiant de Paris, pour avoir pris part, dit-on, au complot de l'Opéra-Comique. Un écrivain qui est un homme d'épée et qui est aussi redoutable par ses coups dégagés que par ses bons mots. Un ami de la phrase courte, incisive et faisant trou. Très éloigné de la grande musique romantique. Aimant par-dessus tout le bon sens et la raison. UnBLionarotti qui, au lieu d'avoir lu la phraséologie de Babeuf, se serait assimilé le style de Stendhal.

Bref un grand talent.

— Et une personnalité, à coup sûr!

— Tu peux dire un caractère, chose rare dans notre monde. Sais-tu comment nous appelons Arthur Ranc quelquefois, entre amis? Ranc de bronze !

Je n'ai jamais oublié ce petit « portrait parlé » fait par Alphonse Duchesne, et, dès ce jour, le correspondant du Journal de Genève devint un des hommes qui m'attirèrent et un des écrivains que je tins à suivre. A peu de temps de là, I e Nain jaune, fondé par M. Scholl, devient politique sous la direction d'un Valaque dont une expulsion arbi-

traire avait fait une sorte de personnage politique, et qui, s'il eut de grands torts en sa vie, eut du moins ce mérite de laisser à ses rédacteurs, qui s'appelaient Ranc, Spuller, Georges Avenel, Ceyras, — parfois J.-J. Weiss, — une liberté pleine et entière.

Au Nain jaune, Arthur Ranc fit la chronique. Il était l'ennemi des longueurs. Jamais de ce qu'on peut appeler, en matière de journalisme, le remplissage. Il mettait toujours une idée dans sa phrase, et son style d'acier passait, avec raison, parmi les plus redoutables. C'était un politique moraliste, si je puis dire. Il trouvait les mêmes accents d'une implacable ironie pour flétrir les hauts faits de M. Pinart, nom alors très souvent prononcé d'un ministre parfaitement oublié, et pour railler les Comtesses de Châlis dont Ernest Feydeau, ce Brantôme des boursiers, racontait les galantes histoires. Il est dommage que ces lestes écrits qui semblent-d'un Paul-Louis plus râblé, moins apprêté, n'aient pas été réunis en volumes; ce serait aujourd'hui, comme disent certaines gens que M. Ranc n'aime pas, une collection de précieux documents.

En revanche, M. Ranc a publié des volumes qui ont marqué et qui restent. Lorsqu'on annonça que le satirique allait écrire un roman, on s'étonna. Qu'était-ce que ce roman?

— Oh! une chose toute simple, répondait Ranc, un roman où il n'y aura pas l'ombre d'amour, uu roman où il n'y a pas de femme!

Ce fut le Roman d'une conspiration. L'officier chargé plus tard d'accuser devant le conseil de guerre M. Ranc de participation à la Commune, déploya, à propos de ce titre, toute sa foudroyante éloquence ; il montra Ranc conspirant dès sa naissance, conspirant au collège, conspirant dans son âge mûr et quand il ne conspirait pas, écrivant, rédigeant le code du conspirateur! Évidemment l'avocat général en épaulettes n'avait jamais ouvert le roman de Ranc.

Il eût trouvé sous cette étiquette un épisode des plus poignants des conspirations antibonapartistes sous le premier empire, èt, pour l'écrire, Ranc, qui est Poitevin, n'avait eu

qu'à se souvenir des récits entendus autrefois à Poitiers, comme Erckmann-Chatrian se sont souvenus des histoires des vieilles gens de Phalsbourg pour écrire le Blocus et M. Louis Ulbachdeschroniques parlées de la ville de Troyes pour conter la navrante et entraînante histoire de la Fleuriotte.

Bref, le Roman d'une conspiration fut un vif succès, et Ranc depuis lui a donné un pendant tout contemporain : Sous l'Empire. Le premier volume tenait du roman historique, le second se rapproche du pamphlet et des mémoires. Il est vivant et, pour me servir d'un mot dont on abuse, il est vécu. Mais c'est dans ses souvenirs personnels, dans son livre De Bordeaux à Versailles qu'il faut aller chercher le talent, la verve, le sarcasme, la netteté d'esprit et de logique de M. Ranc. Il y a là des pages écrites pour durer, des portraits d'hommes politiques qu'on ne refera pas. Si l'on veut se rendre compte de ce que M. Thiers nommait les chinoiseries de l'Assemblée de Versailles, c'est là qu'il faut puiser.

Et M. Ranc est mon candidat! On lui oppose des adversaires qui n'ont pas, comme lui, bien mérité de leur cause.

Il n'avait qu'à rappeler son passé pour triompher du premier coup. Il n'a pas daigné. Il méprise d'ailleurs la phraséologie parlée comme la phraséologie écrite. Il est pratique et net. Ce mot net revient, remarquez-le, à chaque instant sous ma plume quand il s'agit de lui. Pratique, il a administré, pendant le siège, le 9e arrondissement avec un rare talent et une remarquable activité jusqu'au jour il partit, en ballon, pour aller renforcer le gouvernement de Tours. A la veille de la capitulation de Metz, il se préparait, muni des pleins pouvoirs de la délégation, à aller arrêter, dans son camp, le maréchal Bazaine, dont la trahison patente était connue à Tours. La malle de M. Ranc était faite. La signature de la capitulation l'empêcha seule de se mettre en route.

Son rôle pendant la Commune est bien net aussi. Il suffit de lire, pour s'en convaincre, ce que disent de lui les historiens communalistes. Il sortit de l'Hôtel-de-Ville le jour où

il s'aperçut que la bêtise allait devenir criminelle. Le général de Ladmirault devait l'en récompenser en demandant àl'Assemblée nationale le droit de le poursuivre. Ranc fut condamné à mort sans plus de façons. Il est vrai qu'on ne pouvait guère l'exécuter qu'en effigie. Bruxelles lui a donné une hospitalité qu'il n'oublie point, je parie.

Voilà cependant l'homme que des adversaires peu soucieux de la vérité ont représenté comme un satisfait, un séide du dictateur Gambatta.

Dictateur! La dictature!

C'est Ranc qui a trouvé pour répondre à cette absurde calomnie la raison triomphante : — Vous dites que Gambetta exerce une dictature? écrivait-il naguère. Oui, en effet, la dictature dn patriotisme et du talent! C'est une dictature qui appartient à tout le monde. Si vous la voulez, prenez-la !

Au lieu de la prendre, on a trouvé plus commode de calomnier, en vers et en prose. La prose on la connaît. Les vers sont moins célèbres. En voici quelques-uns. C'est la Marseillaise des Bellevillois, qui crie aux électeurs de Charonne et de Belleville :

Allons, enfants de Belleville, Le jour du vote est arrivé!.

Et pour combattre l'opportunisme, on emprunte les accents de Rouget de Lisle : Eh quoi! la cohorte génoise Ferait la loi dans nos foyers?

Ces ventrus à mine narquoise Terrasseraient nos ouvriers?

Ciel!. vers des mains déshonorées Nos mains honnêtes se tendraient !

De vils parvenus deviendraient Les maîtres de nos destinées 1.

Aux. urnes, citoyens ! à ton poste, électeur : Votons 1 sur ce mot d'ordre : A bas le dictateu?,!.. -

Tremblez, Léon, et vous, perfides, Qui vous prosternez devant lui !

Tous vos projets liberticides

Seront déjoués aujourd'hui.

Belleville pour vos combattre, Sait trouver sous son pavillon, Des Lacroix et des Révillon Contre vous tout prêts à se battre!

C'est simple, comme on voit, et il est tout à fait démocratique de reprocher à un tribun d'être un parvenu. Une image qui accompagne les couplets montre un jeune ouvrier, les bras nus, envoyant, d'un coup de pied, le dictateur et son programme de 1869 aux calendes grecques tandis que M. Krynakowski et le très aimable M. Tony Révillon sortent souriants de l'urne populaire.

Eh bien! toutes ces manœuvres et ces calomnies versifiées, clamées ou bramées, n'ont pas empêché M. Gambetta de sortir d'autant plus triomphant de la bataille que la lutte avait été plus acharnée et moins libérale.

Mais que faut-il penser des effroyables moyens de polémique des réunions publiques ?

Qu'on traite, comme on l'a traité, M. Castelbou, maire de Toulouse, en lui disant qu'il a menti, qu'il a volé, qu'on le force à venir dire dans une réunion publique, de telles phrases pour sa défense : « Le Réveil m'a accusé d'avoir fait dégager au mont de piété des bijoux d'une courtisane. Amenez la dame ici, cette courtisane, avec son souteneur 1 » Et que l'assemblée réponde : — Oui, oui, qu'on l'amène!

Cela est navrant, mais cela se passe en pays méridional où le soleil échauffe les têtes et fait claquer les langues.

D'ailleurs M. Castelbou me paraît fort comique à la façon dont il repousse les attaques. Mais qu'un Gambetta et un liane soient accusés et attaqués comme ils l'ont été, cela rend quelque peu maussade, même sans gastralgie, et cela donne certaines nausées, même sans dyspepsie.

Je relisais hier dans Saint-Evremond cet étincelant chapitre sur la Retraite de M. le duc de Longueville en son gouvernement de Normandie (1649), et j'y trouvais cette page ironique et désolée sur la politique de son temps, — cette

Fronde qui avait ses Longueville, mais qui n'avait pas ses injurieurs à la journée (calomniateurs de tous les partis et qui n'hésiteront pas à débiter les plus répugnantes calomnies sur M. Révillon, à son tour).

« Cependant, dit Saint-Evremond, je me tiens heureux d'avoir acquis la haine de ces mouvements-là, plus par observation que par ma propre expérience. C'est un métier pour les sots et pour les malheureux, dont les honnêtes gens et ceux qui se trouvent bien ne se doivent point mêler.

» Les dupes viennent là tous les jours en foule : les proscrits, les misérables, s'y rendent des deux bouts du monde ; jamais tant d'entretiens de générosité sans honneur ; jamais tant de beaux discours et si peu de bon sens ; jamais tant de desseins sans actions, tant d'entreprises sans effets : toutes imaginations, toutes chimères, rien de véritable, rien d'essentiel, que la nécessité et la misère. De là vient que les particuliers se plaignent des grands qui les trompent, et les grands des particuliers qui les abandonnent. Les sots se désabusent par l'expérience, et se retirent; les malheureux, qui ne voient aucun changement dans leur condition, vont chercher ailleurs quelque autre méchante affaire : aussi mécontents du chef de parti que des favoris. »

Ce dégoûté de Saint-Evremond ! Il voyait terriblement clair en politique. Comme je voterais joyeusement pour lui, aussi, - s'il était candidat P. D.

XXXV

Paris, 2 septembre.

Les Commandements du Chasseur. — Les Quarante de l'Académie féminine.

Les-voici revenus à l'ordre du jour, -comme tous les ans, les Commandements du Chasseur et le journal le plus parisien de Paris peut-être — et qui est un journal anglais, — The Parisian, les réédite sans nous donner le nom de l'auteur : Sans rechigner tu sauteras De ton lit matinalement.

Dans les champs tu t'échineras Jusqu'au soir inclusivement.

Beaucoup de chasseurs tu verras Mais du gibier aucunement.

L'œuvre de mort n'accompliras Que dans tes rèves seulement.

Les poulets tu respecteras Ainsi que les chats mêmement.

Le chien d'autrui tu ne prendras Pour un lièvre devenu grand.

Ton camarade tu tueras Le moins possible assurément.

Ton fusil tu déchargeras En revenant, soigneusement.

Vers huit heures tu rentreras Anéanti complètement.

Et dans tes bras n'apporteras Qu'un moineau mort d'isolement.

L'ouverture de la chasse est, en effet, avec le scrutin de ballottage et la conférence de M. Paul Bert au Cirque, l'événement de la semaine. La chasse même se mêle quelque peu à la politique, puisque les journaux conservateurs adjurent leurs partisans de négliger quelque peu les perdreaux pour voter en bons citoyens et faire, s'il est possible, triompher M. Godelle. Moins de grains de plomb et plus de bulletins de vote, c'est le mot d'ordre du moment.

J'ai bien peur que ces recommandations anti-cynégétiques ne soient que de la poussière jetée au vent et de la poudre brûlée aux passereaux.

Il y a bien une autre nouveauté, qui est stupéfiante, c'est la fondation de l'Académie des femmes; mais cette création bizarre n'a passionné que fort peu le public. Le commandant d'Epailly, qui a inventé cette Académie et qui, à Paris, se portait à la députation contre M. Henri Brisson comme candidat du divorce, donne cependant suite à son projet, et il paraît que, pour tout de bon, les élections pour les quarante académiciennes vont avoir lieu, je ne sais où. Les journaux ont déjà, à titre de curiosité, donné la liste des candidates, et je crois qu'il est intéressant de la recopier en l'expliquant un peu. On pourra voir par là quelles sont les forces vives de l'esprit féminin en France, à l'heure où nous sommes, et quelétat-mîjor veut grouper M. d'Epailly, le Richelieu de cette'Académie Nouvelle.

Voici comment seraient, paraît-il, occupés les fauteuils de l'Académie des femmes : 1. Madame Michelet. — Une femme d'un talent rare et d'un grand cœur. Modeste, profonde, poète jusqu'au fond de l'âme. Collaboratrice de son mari dans ces admirables livres qui s'appellent l'Insecte et l'Oiseau. Charmante et bonne. Dévouée à la gloire posthume de son illustre époux comme, lui vivant, elle était dévouée à son bonheur.

2. Madame Edgar Quinet. — Est pour l'auteur d'Ahasvérus ce que madame Michelet est pour l'auteur de YHîstoire de France. La renommée d'Edgar Quinet reste en bonnes mains.

3. Madame Edmond Adam. — La meilleure, la plus ser-

viable, la plus spirituelle des femmes et d'un esprit fait de bonté. Une Grecque de Sparte et une Parisienne qui, dans sa propriété du golfe Juan, a la nostalgie de Paris parfois et toujours le regret de l'Alsace. Un soir, les poètes, les historiens, les politiciens, les romanciers, les critiques lui ont tour à tour, dans un banquet superbe, porté un toast.

Girardin s'écriait: ( Nous recommencerons l'an prochain! »

Girardin ne sera plus là, mais les coupes s'élèveront encore en l'honneur de l'auteur de Grecque, de Laide et du Journal d'une. Parisienne pendant le siège de Paris.

4. Madame Judith Gautier. — La fille de Théophile Gautier. Une romancière et une salonnière. Décrit les tableaux de Baudry comme l'eût fait son père et écrit des romans chinois qui eussent appris bien des choses à M. Stanislas Julien. Très belle.

5. Mademoiselle Maria Deraisme. — Une conférencière.

Éloquente. Républicaine. N'aime pas Dumas fils et fait des conférences contre son théâtre. A harangué aussi Sardou.

Riche. Elle donne dans sa superbe propriété, aux environs de Pontoise, des réceptions où M. Emmanuel Gonzalès montre sa moustache de Castillan et où se montre M. Léon Richer, le rédacteur en chef du journal le Droit des femmes.

Bienfaisante aux pauvres et digne de sa fortune.

6. Madame Clémence Royer. — Mademoiselle Maria Deraisme tient pour les doctrines de John Stuart Mill ; madame Royer tient pour Darwin. Elle l'a traduit — admirablement. — Une femme savante.

7. Madame Gagneur. — Romancière et -femme d'un député. M. Gagneur est ou était, je crois, maître de forges dans le Jura. Madame Gagneur a écrit la Croisade noire et Chair à canon, deux livres de bataille.

8. MadameAnaïs Ségalas. La poésie. Une sous-Valmore.

Femme du docteur Ségalas. Du talent. Elle a eu la gloire de voir attribuer à Victor ilugo des vers qu'elle avait composés. Tout le monde n'a pas eu cette bonne fortune.

9. Madame ou Mademoiselle Brés — La Doctoresse, je pense.

10. Madame Angélique Arnaud, compose des romans,

qui valent la peine d'être écrits et qui certes valent la peine d'être lus. J'oublie les titres. Les livres m'avaient pourtant frappé.

11. Madame Grault. — C'est sans doute : Graux qu'il fallait orthographier. Veuve de M. Ernest Duvergier de Hauranne et femme de M. Graux, aujourd'hui député. A publié une Histoire de la Révolution française abrégée, non sans mérite. Carolus Duran l'a pourtraicturée. Femme de lettres, sans nul jeu de mots.

12. Madame Gustave Fould. — Ou : Gustave Haller. Il y a du charme dans Vertu et dans le Bluet, des romans qu'elle publia avec des couvertures illustrées par Carpeaux.

A voulu, après avoir joué des comédies sous le nom de Valérie, en faire jouer sous son pseudonyme d'Haller.

L'auteur dramatique a eu moins de succès que la comédienne. Son été de 1881 au Gymnase a dû lui coûter cher.

13. Madame de Grandpré. — Inconnue à l'Académie !

14. Madame d'Ernesty. — Gloire ignorée!

15. Pierre Ninous. C'est un pseudonyme. Il cache la femme d'un officier qui a débuté, il y a peu d'années, dans la Petite République française par des romans tout à fait dramatiques, puissants, bien machinés et qui firent sensation. Tant et si bien que la Petite République s'attacha Pierre Ninous comme romancière ordinaire et aussi comme directrice littéraire du journal. Le choix était bon. Le critique en madame Lapeyrière (je l'ai nommée par mégarde) vaut le remarquable auteur de romans. Un de ses livres, VEmpoisonneuse, tout à fait saisissant, ferait une admirable pièce. Le drame est tout tracé et fort bien écrit.

Pierre Ninous est un romancier d'imagination, — un conteur, comme dit M. Zola dédaigneusement,—quia de l'observation et du style.

16. Madame Claude Vignon. - Du talent et des talents.

Fort belle, madame Rouvier est une femme d'esprit qui a écrit des pages supérieures et sculpté des œuvres achevées.

J'ai l'écrivain dans ma bibliothèque et j'admire plus d'une fois le sculpteur en passant dans les squares de Paris.

Claude Vignon, que M. d'Epailly sacre açadémicienne, a

une sœur, madame Jouan ou Jouhan qui a signé de fort jolies nouvelles et qui sera, elle aussi, de cette Académie.

Elle a, comme dirait M. Scribe, tout ce qu'il faut pour écrire : l'esprit et le goût.

17. Madame André Léo. — Il y a quinze ou seize ans parut chez l'éditeur Faure un roman : Un mariage scandaleux, signé de ce nom. C'était un pseudonyme. Le livre était bon et presque beau. Un autre roman vint après, les Deux Filles de M. Plichon. Il avait là un talent rare. On se demandait qui était André Léo. Un homme? Une femme?

C'était madame Champceix, la veuve de l'ancien coassocié de Pierre Leroux dans l'imprimerie de Boussac. Honnête femme, fière, un peu raide. Un caractère. A depuis exagéré son républicanisme. Le succès ne l'a pas récompensée comme elle le méritait. N'ai-je pas lu qu'elle avait épousé M. Benoît Malon, qui vient de publier un livre à étudier, à méditer sur le Parti ouvrier ?

18. Madame Henry Gréville. — Madame Durand. Aimable femme d'aspect bourgeois qui a vaillamment débuté, rapportant de Russie, où son père et son mari professaient le français, tout un stock de romans moscovites; Dosia, la Princesse Oghéroff, les Koumiassine, etc. Trop de romans à la fois, mais beaucoup de talent. A, depuis, abordé le roman français. Son mari, M. Durand, étudie Marivaux et a trouvé M. Littré un peu surfait. M. Durand, clément à l'auteur des papotages du Jeu de l'amour et du hasard, est sévère à l'historien de la langue française. Il n'est pas de l'Académie de M. d'Epailly, mais sa femme y entre victorieusement. Henry Gréville a rêvé le théâtre, comme madame Sand. Elle s'y est essayée, sans persister.

19. Madame Jenny Touzz"n.-Poète, romancière, oratrice, récitatrice. Écrit ses vers, les dit, les mime, au besoin jouerait ses propres pièces. Je lui ai entendu réciter un monologue où elle personnifiait Brutus poignardant César. César était représenté par un fauteuil. Le fauteuil était vieux. A chaque coup de poignard de Brutus il sortait de César, au lieu de flots de sang, un flot de poussière. Les ides de Mars n'en virent jamais autant. D'ailleurs la poésie avait de la

valeur et madame Touzin montrait tant de foi qu'on l'acclamait. Tel de ses romans, où il est question d'art, de peintres, de sculpteurs, de modèles, mérite d'être lu. Qu'aije donc aujourd'hui? J'oublie encore le titre.

20. Madame Liénard. — N'évoque aucun souvenir. C'est la Champagny de l'Académie des femmes.

21. Mademoiselle Sarah Dernhardt. — Par droit de conquêtes. Tant de cordes à son arc! Remplirait toutes les sections d'un Institut féminin. C'est sans doute sa fameuse Chaise qui lui vaut ce fauteuil.

22. Madame Raltazzi. — Madame de Solms, madame Rattazzi, madame de Rute, princesse Létizia BonaparteWyse. Miniaturiste comme madame de Mirbel, poète, romancière, critique, politicienne. Signait jadis : le major Staff. Très bonne et très folle. Il y a, en cent ans, une beauté pareille à celle de la jeune fille que Lamennais appelait la petite fée.

23. Madame de Gr'andval..- Musicienne. Pourquoi n'avoir pas, à sa place, choisi madame de Grandfort, auteur d'un roman, Ilyno, quifitscandale? Madame de Grandfort!

Une gloire d'antan !

24. Madame Clarisse Bader. — Une lauréate de l'Académie française, la vraie. Ne pas la confondre avec Madame Badère qui courait les bureaux de journaux, des manuscrits sous le bras, ni avec CarolineBader, l'ancienne actrice des Variétés, si jolie jadis, qui a fait battre nos cœurs sous nos tuniques de lycéens et qui tient maintenant un bureau de tabac, rue Drouot, en face l'Hôtel des ventes !

25. Mademoiselle Ilolmès. — La Thétis de Regnault.

Blonde, belle, le profil superbe, l'œil glauque. Une statue à tête de camée. Artiste et vraiment artiste, inspirée, et sympathique. On a acclamé ses Argonautes. C'est une œuvre. Mademoiselle Augusta Holmès est une des physionomies de ce temps, qui en a si peu.

26. Madame Bertrand. — Inconnue au bataillon.

27. Mademoiselle Amélie Bosquet. - Bonne, souriante, rose comme une pomme de Normandie, son pays. Fut

institutrice, je crois. Adorait littérairement ce bon grand enfant de Gustave Flaubert. Une des romancières les plus distinguées de la Société des gens de lettres.

28. Mademoiselle Louise Abbema. — Peintre et graveuse.

Très spirituelle, érudite. Petite nièce de Louise Contât.

Une Parisienne qui a du sang indien dans les veines. Une portraitiste qui a de la couleur de Carolus dans le pinceau.

29. Mademoiselle Nélie Jacqlfemart. - Aujourd'hui madame Édouard André. On l'a faite académicienne comme on a fait tant d'autres académiciens, pour sa fortune. Un vrai talent, cependant.

30. Madame Olympe Audouard. — Toujours blonde, toujours souriante et toujours jolie. Spirite et voyageuse.

Conteuse agréable, directrice du Papillon, journal littéraire. Le papillon aime les rayons du soleil, et ces rayons sont les cheveux de madame Audouard.

31. Madame Rey. — Je cherche.

32. Madame Delaville. - Je ne trouve pas.

33. Madame Augusline Bi-ohaii. - La Chamfort de l'Académie des femmes. Fut longtemps le porte-manteau auquel on accrocha tous les bons mots courants. Madeleine avait tout l'esprit qu'on prêtait à Augustine. C'est elle, — Madeleine, — qui disait à un de ses camarades, entiché de noblesse : « Tu es bête! Qu'avons-nous à demander, nous qui sommes les Rohan cabot ? »

34. Madame Marie Dumas. — Conférencière. Fondatrice des Matinées littéraires internationales.

35. Mademoiselle Agar. — Pourquoi pas?

36. Madame de Peyronnie. — C'est elle qui signe Etincelle. Elle a bien de l'esprit. Elle est admirablement renseignée. Elle écrit avec grâce. Femme de lettres, elle est bien femme. Bibelotière, chiffonneuse, érudite des petits faits, et doctoresse ès-goût et ès-parisianisme. L'auteur du Carnet d'un mondain sera la Gustave Droz de la Nouvelle Académie.

37. Madame Auguste Cl'aven. — On lui réserve l'emploi de M. de Falloux.

38. Madame Th. Bentzon (Madame Blanc). — Bien du

talent et un talent vrai. Lauréate de l'Académie véritable.

Écrivit un jour un drame que M. de Kératry lut à quelques amis. Comment une telle pièce n'a-t-elle pas été représentée? Elle eût fait sensation. Madame Blanc a signé Petite perle et Une vie manquée. J'aime beaucoup aussi Georgette. C'est elle qui a traduit Bret Harte. Il y a du nouvelliste saxon chez cette ou ce romancier français.39. Mademoiselle Blanchecotte. — Malvina Blanchecotte, timide, petite, souffreteuse, douloureuse, une ouvrière protégée de Béranger. Il y a du cœur dans ses poésies et de petites larmes, celles de Sterne.

40. — Point de nom, mais je suppose que la place est réservée à mademoiselle Hubertine Aucler, à moins que la catholique madame Raoul de Navery, ou que la blonde mademoiselle Jenny Sabatier, ou encore madame Paule Minck, Louise Michel ou madame Jenny Rouzade ne réclament. Et j'oubliais madame Aubernon ! Et l'admirable marquise de Blocqueville, la digne fille et l'historienne du maréchal Davoust! Il y des grands seigneurs à l'Institut!

Pourquoi n'y aurait-il pas de grandes dames à l'Académie des femmes ?

Si les élections annoncées ont décidément lieu, le steeplechase académique sera, je pense, assez intéressant. Il y a encore des sujets de causerie pour l'éternelle raillerie française. Mais une académie féminine ! Molière, Molière, qui ne fit point partie de la masculine, n'avait point prévu cette invention-là !

J. M.

XXXVI

Paris, 9 septembre.

Lettres et livres lus un jour de pluie. — Le Plaib- dHélène de M. A. Racot. — Un récit de M. Desmaze. — Lettre d'une femme à M. Alexandre Dumas fils. — A Yvonne!.

Ah! le triste temps, le lugubre été! Maussade, je suis resté tout le jour, à ma fenêtre, laissant muet le fusil que j'avais pris pour chasser. Il pleut à torrent. Aujourd'hui, la carnassière demeurera vide et mon chien Mouche ne se précipitera point, comme d'habitude, pour ramasser le gibier.

Que faire à la campagne par un temps de pluie, triste, gris, où les fonds apparaissent, au loin, tout noyés dans unebrume aqueuse? Les marronniers aux pelons déjà roussis dégouttent sous la pluie battante. Il y a bien des feuilles jaunes aux acacias et l'herbe seule paraît reverdir sous ces torrents diluviens. Impossible de sortir même dans le jardin où les allées détrempées sont pleines de ces flaques d'eau que l'on appelle, chez nous, des gouliers.

Si je lisais les journaux? Ils sont fort tristes, avec leurs listes de cadavres, de blessés, d'éclopés, d'écharpés dont la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée vient encore d'enrichir les cimetières et les hôpitaux. Les disques ne fonctionnaient pas ! Quand on songe que ces disques, d'où dépend la vie de tant de gens, ne sont pas mieux surveillés !

C'est à faire frémir !

Que donne-t-on au théâtre? L'Odéon va rouvrir. Par une pièce nouvelle. Jadis, quand il rouvrait par le Misanthrope, le sculpteur Piéault disait :

— On joue le Misanthrope à l'Odéon : c'est le caissier qui remplira le principal rôle !

La Porte-Saint-Martin va nous montrer des lions. Plaisir de belluaires. Mais, après tout, comme chantait je ne sais plus quel coupletier : Aux vaudevilles nouveaux La foule s'arrête.

J'aime mieux les animaux, Ce n'est pas si bête.

Quand il pleut, le mieux est de liee. Ce pauvre Edouard Plouvier avait fort joliment intitulé un volume de nouvelles : Contes pour les jours cle pluie. Tout justement, j'ai là un tas de lettres des plus curieuses, comme en reçoivent parfois les gazetiers, et un volume des plus dramatiques.

Avant de dépouiller ma correspondance, disons bien vite que ce volume est un roman, le Plan d'Hélène, par M. Adolphe Racot.

Au milieu de toutes les œuvres d'imagination, qui, de plus en plus, pullulent, celle-ci se distingue par les plus rares et les plus vigoureuses qualités. Je ne connais pas de situation au théâtre qui soit plus saisissante que lasituation maîtresse du Plan d'Hélène. Un jeune homme rencontre, aux eaux, une sorte d'aventurière, cantatrice de hasard, dont il devient l'amant et qui veut devenir sa femme.

«Le mariage, ont dit MM. de Goncourt, c'est la croix d'honneur des filles. » La famille du jeune homme résiste. Lui, s'emporte. L'aventurière alors s'introduit dans l'honnête ménage et dit tout haut au père : — De quel droit m'interdiriez-vous d'épouser votre fils?

Sa mère, avant de devenir votre femme, a bien été votre maîtresse !

Le fils entend tout, se précipite sur la misérable et lui dit : — Sortez!

Au théâtre, l'effet d'une telle scène serait, à mon avis, foudroyant. C'est bien l'avis de M. Dumas fils qui avait lu le Plan d'Hélène dans sajorme primitive, car avant d'être un roman, l'œuvre de M. Racot était une comédie. Elle re-

deviendra œuvre de théâtre, et elle est, à coup sûr, une œuvre essentiellement dramatique. La conclusion est audacieuse ; le mâle de l'aventurière, le courtisan de la courtisane que l'auteur a mis dans son récit, est tracé avec une rare vigueur. M. Adolphe Racot vient de se placer par un tel livre au premier rang des romanciers nouveaux. Je sais bien que cette formule est devenue banale à force d'être consacrée, mais pour le cas présent, elle est strictement - vraie. Le Planât Hélène est un livre à relire et sera, quelque jour, une pièce à revoir.

Passons à mes lettres. Elles sont là pêle-mêle, curieuses, étranges, lettres d'hommes, lettres de femmes. Les écrivains ont parfois la chance de communications pareilles qui les charment et les étonnent.

Il y a des idées et des anecdotes dans ces lettres et voici, par exemple, un petit drame réaliste conté très simplement par un magistrat érudit, M. Desmaze, l'auteur de ce livre cruel, le Crime et la Débauche à Paris : Malgré les recherches consciencieuses de MM. Camille Doucet et Renan, l'Académie française n'a pas couronné, cette année, toutes les belles actions Connaissez-vous l'acte héroïque de ma blanchisseuse, la vôtre peut-être? — Non. — Je vais vous le raconter. Elle demeure cité Napoléon, rueRochechouart. Vous voyez sa boutique, en passant; elle se mariait, il y a quelques années, avec un serrurier. Jeunes tous les deux, laborieux, ils entraient en ménage avec un pécule qu'ils espéraient grossir. D'ouvrier le mari voulut devenir patron, il fit des livraisons importantes, non payées; la faillite survint, les gens d'affaires mangèrent ce qui restait. Avec la ruine et, pour s'en consoler, le mari fréquenta les cabarets, quitta sa femme, pour éviter ses reproches, sa présence. Il y a quelque temps, la délaissée apprit que son mari s'était mis avec une femme, qu'il était malheureux. Sur l'indication d'une voisine, elle se dirigea vers le domicile indiqué. Là, elle monta cinq étages, frappa à une porte, derrière laquelle on entendait les cris d'un enfant nouveau-né. « Entrez, » dit une voix d'homme. La femme entra; la maîtresse s'éloigna, dans un coin de la chambre, en bercant l'enfant. Tiens, c'est toi, tu m'as trouvé, ma pauvre femme 1 que veux-tu? — Je viens, parce qu'on m'a dit que tu es misérable, je t'apporte de l'argent. — Merci, je travaille à l'usine des Anglais, avenue Trudumez; demain, je dois toucher vingt francs, ma paye; descendons, je vais te reconduire. Ils causèrent tristement, puis au pied de l'escalier : « Tu es bien bonne, donne-moi pour du ta-

bac. » Elle lui remit un franc. Au revoir, puis ils se séparèrent, après s'être embrassés, comme dans les beaux jours, si loin déjà, mais non oubliés pourtant. Lui remonta vers sa famille, nouvellemont improvisée, à laquelle le rattache un premier enfant, et elle retourna à sa boutique, à ses ouvrières, à ses fers comme Régulus.

Maintenant, voici une correspondante, des plus compétentes et des plus éloquentes qui, à propos d'un mot sur les femmes médecins, me demande de traiter la question de l'influence des confesseurs sur leurs pénitentes et, chose aussi délicate et aussi grave, l'influence sur leurs clientes des médecins, ces confesseurs de ceux qui ne croient pas.

La lettre qu'elle transcrit pour moi, elle l'a déjà adressée à M. Alexandre Dumas fils, ce confesseur laïque des pécheresses et des femmes qui pensent. M. Dumas a-t-il répondu?

Je l'ignore. Voici cette Lettre à M. Alexandre Dumas : Monsieur, C'est une cause qui est, en résumé, celle de l'honnêteté publique. En effet, les canons de l'Église catholique, en ce qu'ils autorisent de la part du confesseur à sa pénitente, n'offrent d'importance pratique qu'à l'égard des familles catholiques ; pour le reste de l'humanité, les canons de l'Eglise de Rome restent dans le domaine de la spéculation et deviennent simplement des objets de curiosité.

Mais la médecine, mais la chirurgie, qui peut se vanter, qui peut espérer de n'y pas recourir? Dans quelle famille juive, catholique, protestante, n'a-t-on pas eu, n'aura-t-on pas un jour besoin de l'homme aux drogues ou de l'homme aux instruments! Et dans quelle situation ces deux hommes-là se trouveront-ils à l'égard de la -jeune femme, de la jeune fille qui doivent recourir à leur science? L'Église ne s'y est pas trompée; elle assimile le médecin, le chirurgien, dans l'exercice de leur art, au confesseur, et elle proclame également innocentes les émotions physiques résultant de leurs rapports professionnels avec des femmes. Si ignorante que je sois, je sais encore assez de latin pour avoir traduit ce qu'un concile a décrété à cet égard; voir la Question du Divorce, page 330.

Là, je me suis demandé une fois de plus avec stupeur, comment les Jésuites, les confesseurs, avaient eu la mauvaise fortune d'être perpétuellement dénoncés, dévoilés, dans les immoralités de leur doctrine et de leur situation! Pourquoi depuis Pascal leurs accusateurs n'ont jamais manqué? Les grands hommes sont sortis de terre pour les dénoncer à la réprobation publique; on a vu Edgar Quinet, Michelet, dévouer leur talent à cette tâche, tandis que les médecins avaient la fortune que Molière ne riait que de leur costume,

de leur ignorance, de leur pédantisme d'alors. Depuis lui, on ne s'est plus occupé d'eux, sauf ce bon M. de Balzac, qui dans son Médecin de village n'a vu qu'un côté du médecin et les a pour celui-là fourrés en bloc dans une sorte d'apothéose, fruit de leur charité et de leur dévouement à leurs malades. Le public a emboîté le pas, et depuis M. de Balzac le médecin est resté dans les imaginations une sorte d'apôtre du dévouement professionnel et humanitaire. Tous trouvaient leur intérêt à s'endormir sur cette légende; le mari, le père confiaient avec moins d'appréhensions les femmes de leur famille à l'être surhumain susénoncé ; et les malheureuses femmes obligées de vaincre tant de répugnances légitimes, en ayant recours aux disciples d'Esculape, aimaient à se tromper elles-mêmes sur ce point. Dieu me garde de vouloir en rien diminuer les mérites des médecins! Presque tous sont charitables, dévoués à leurs malades riches ou pauvres ; ils aiment à faire le bien et ils le font. Malheureusement ils sont des hommes et ils ont à soigner des femmes. Voilà la pierre d'achoppement de leur métier. Je sais bien que les familles, les femmes honnêtes, s'adressent de préférence aux médecins mariés et qui ne sont plus de la première jeunesse! Mais où finit la jeunesse pour certains hommes et dans certaines situations? Mieux que moi vous en déciderez, monsieur.

Même en présence de son mari, de sa mère, la jeune femme, obligée de se soumettre aux examens intimes nécessités par certaines maladies, se trouve, tout comme le médecin, dans la situation la plus troublante. Quand vous vous alarmez de la position du confesseur, que pensez-vous de celle d'un homme en face d'une femme jeune et belle, demi-nue entre ses mains? Dont il doit vaincre les répugnances et les craintes par des prières, tandis qu'elle doit tout lui dire, tout lui montrer, qu'il doit ensuite encourager, consoler! Que d'émotions communes! La frayeur d'une part, la compassion, la pitié de l'autre! Que de confusions s'ils sont honnêtes 1 Que d'émotions malsaines s'ils ne le sont pas! Ajoutez que cette scène peut se renouveler souvent, qu'elle n'est que le prologue d'une intimité de plusieurs semaines, si elle se passe aux eaux, de plusieurs années, souvent de toute la vie, dans une ville. Songez combien l'étendue, la variété des études médicales rend facilement la conversation du médecin intéressante! A ces raisons de plaire ajoutez la raison de son intérêt! Il faut réussir autant ou plus que ses confrères rivaux! Il faut faire vivre sa famille (les médecins sont rarement riches). N'oubliez pas dans ce tableau la part individuelle qui doit être faite aux ardeurs vaniteuses et aux ardeurs sensuelles. Le confesseur de derrière sa grille ne voit que par l'imagination tandis que le médecin voit tout, entend tout, touche tout ; il peut tout dire, il a l'occasion de tout faire, et c'est un homme ! Ainsi que vous le dites du confesseur, il faudrait un ange à sa place, mais un ange la refuserait!!!

Je sais bien que l'habitude enlève quelque chose aux inconvénients d'une semblable situation ; que serait-ce s'il en était autrement 1 Son action reste insuffisante ! Il y a bien des années j'étais jeune fille et j'habitais une petite ville où mes parents me firent revacciner. Je n'ai jamais oublié l'emportement avec lequel le médecin saisit mon jeune bras et le serra dans sa grande et forte main ! Il était marié et père de famille pourtant I J'ai eu deux frères médecins, j'ai là des lettres qui leur furent adressées par leurs jeunes condisciples; ils s'étendent sur les émotions physiques que leur font éprouver certains examens des femmes de leur clientèle.

Je suis la veuve d'un médecin ; je sais par expérience que la.

femme du médecin plus qu'aucune autre, est tenue de cacher soigneusement ses chagrins domestiques, car le pain quotidien de ses enfants dépend de la réputation de leur père ! Que d'efforts pour que le pavillon couvre la marchandise 1 La position d'un médecin serait vite ébranlée si l'auréole de chasteté que le bon public lui met au front avait trop d'accrocs! Néanmoins, malgré les efforts de leurs femmes et les facilités de leur métier, bien peu de réputations de médecins sont intactes. Une longue enquête m'a révélé que dans les villes petites ou grandes la plupart des médecins sont les héros d'histoires que les hommes se content à l'oreille en souriant, et que les femmes se disent derrière leur éventail! Les médecins de village n'y échappent pas toujours, malgré la malpropreté et la grossièreté de leur clientèle.

Qui peindra le grotesque amalgame qui résulte de ces situations anormales ! Les correspondances où l'exaltation des sentiments, le lyrisme du cœur se mêle au tableau des maux les plus répugnants !

Le mélange des gages d'amour et des pois de cautère.

Chaque année, il meurt en France un certain nombre de religieuses, de vieilles filles et même de femmes mariées dont les maux sont devenus incurables, grâce à leurs répugnances féminines, à leurs lenteurs à consulter un médecin ! Elles se seraient guéries, elles auraient vécu, si elles avaient trouvé des femmes médecins. Personne autant que vous, monsieur, n'est à même d'amener cette révolution nécessaire dans nos mœurs. Sous la Restauration, madame Lachapelle, maîtresse sage-femme, fut reçue docteur, et ses ouvrages font encore autorité dans la science. Qu'il y ait des femmes médecins pour soigner les femmes malades, la morale du corps médical s'en élèvera et la morale publique y gagnera. Vous aurez servi à la fois la cause des femmes sans travail, celle des femmes malades, celle des mères ! C'est parmi celles-là que je me range; j'ai un fils qui sera médecin, je ne peux pas lui dire que la profession de son père est la plus démoralisante, que l'honnêteté du savant austère se désagrège dans le milieu délétère où doit vivre lq, médecin 1 Il dépend de vous, monsieur, que mes appréhensions n'aient plus de raison d'être. Eveillez l'attention sur un sujet où l'on n'a jamais porté la lumière, sur une cause qui est celle de tout le monde.

Aujourd'hui elle me semble la mienne et c'est à ce titre que je yeux vous remercier en vous assurant, monsieur, de ma considération la plus distinguée. X.

Il y a sans doute quelque exagération, mais aussi quelque vérité dans cette lettre. Avant de m'être adressée, elle avait été envoyée à M. Alexandre Dumas fils, qui, je le répète, a ainsi bien des communications féminines, comme si son cabinet était un confessionnal, mais la lettre qui suit, d'un poète de douze ans, m'est directement parvenue avec prière de présenter la souscription dont s'agit au public.

Elle est assez originale pour qu'on ne s'y refuse pas. « N'effeuillez pas mes espérances, » m'écrit M. Killiano, poète inédit. Voici donc son appel aux belles dames de Paris!

SOUSCRIPTION DU TROUBADOUP Aux belles dames et gentes demoiselles de France.

Mesdames, Je veux vous narrer une fable.

Dans un vallon, languissante, une pervenche presque flétrie par les rayons du soleil, appelait à son secours un nuage flottant au front des cieux. Elle disait : 0 toi, qui voles dans l'espace sur les ailes de l'aquilon, Verse-moi tes flots de rosée, Et par toi ma tige arrosée Verra renaître son printemps.

— J'y penserai, dit le nuage; Mais je dois remplir un message ; Attends. ---

Il s'éloigne. Elle meurt, vers la terre pencliée.

Le nuage revint sur la fleur desséchée Répandre, mais trop tard, ses ondes part torrents.

La fable n'est pas de moi. Elle appartient à Pierre Lachambeaudie, et le fabuliste nous fait cette morale :

Toujours le malheureux nous trouve indifférents; Mais quand sous sa croix il succombe, Souvent nous allons sur sa tombe Semer de vains regrets, de stériles trésors : Ni largesses ni pleurs ne réveillent les morts.

Mesdames, je ne viens point vous demander de l'or, mais un peu d'espérance.

Il y a longtemps de cela, un humble gamin aux cheveux ébouriffés et noirs, le cœur allègre et joyeux, le regard limpide, voyait passer l'espérance- au front de son avenir, bien sombre cependant.

Il aimait tout, et tout lui promettait beaucoup.

Las ! lorsqu'il s'éloigna des papillons dorés, des coquelicots et des bluets perdus dans les blés, de ces prairies qui lui promettaient des bonheurs, il ne trouva plus sur sa route que l'incrédulité, l'égoïsme, la défiance, l'ironie.

Mais chez moi l'espérance ne meurt pas. Avez-vous vu parfois un gamin espiègle froisser de sa menotte la gaze miroitante des ailes d'un insecte? La pauvre bête se secoue, se trémousse, essaye de s'envoler. Elle estbien maJheureuse 1. Mais enfin sous un rayon de soleil, elle regagne l'espace, ses fleurs qu'elle aime tant!.

La misère a été pour moi ce gamin espiègle. Eh bien, — si vous le voulez, il me sera permis de planer de nouveau dans le ciel de mes illusions, et si ces chants peuvent vous plaire, je chanterai sous les beaux cieux d'Algérie.

Laissez, belles dames de Paris, les naïves chansons de mes douze ans pénétrer dans vos palais et ainsi vous procurerez quelques soulagements à mes concitoyens infortunés.

C'est au nom des plus saintes espérances, d'un vieux père n'ayant encore le plus souvent qu'un morceau de pain, un morceau d'ognon et un verre d'eau pour toute nourriture, c'est au nom de nos pauvres colons voyant la famine se dresser au seuil de leurs chaumières, avec son cortège de souffrances atroces et de maladies épidémiques, c'est au nom de trois cent mille Arabes dont la situation est désespérée, que je viens — sans rougir — vous tendre la main.

Je vous prie aussi indistinctement, messieurs de la presse, de recueillir mon cri de détresse. Les chants d'un enfant de douze ans ne peuvent blesser. Sa politique à lui sont les oiseaux et les fleurs.

De Tlemcen, le trentième jour d'août 1881.

Vostre entièrement meilleur amy.

CHARLES KILLIANO, ouvrier typographe.

Les Rêveries de mes douze ans, recueil de poésies composées dans son enfance et son adolescence par M. Killiano, sont vendues par souscription au profit des victimes de la sécheresse et de l'insurrection en Algérie, et une partie en sera affectée à l'érection d'une statue à Victor Hugo.

Le payement pourra ne s'effectuer qu'après la réception de l'ouvrage.

Il sera publié un catalogue renfermant les noms des souscrip-

teurs, et le tirage des Rêveries sera limité au nombre de ces derniers.

Les personnes qui désireraient que leur souscription fût entièrement affectée à la souscription algérienne ou à l'érection de la statue à Victor Hugo, n'auront qu'à nous en exprimer le désir.

Les Rêveries paraîtront sous peu de jours.

On souscrit dès aujourd'hui chez M. Collet, imprimeur, rue de l'Hôpital, Oran (Algérie).

PRIX : TROIS FRANCS.

Je crois bien qu'un tel appel peut passer pour une curiosité parisienne. Les collectionneurs me sauront gré de n'avoir point laissé perdre un tel prospectus qui dépasse en originalité ceux que Balzac rédigeait pour ses Contes Drôlatiques.

Il me reste encore une lettre. Elle est signée du prénom aristocratique d' Yvonne, et elle m'intrigue. C'est tout un - roman qu'elle me révèle, indiscrètement peut-être, un roman très parisien et très poignant. On regrette de n'y être qu'un étranger tant l'accent est pathétique et vrai.

Mais je n'ai pas le droit de parler d'une telle lettre et je la vais renvoyer à Yvonne. Mais où? Sur quelle plage? En quel coin ou quel château de France?

La pluie tombe toujours. Le ciel est toujours gris, la campagne toujours muette et maussade. En fait de gibier je n'aurai ramassé, cette fois, que des lettres et ce qu'on vient de lire est aujourd'hui toute ma chasse. Mais cela vaut bien, je pense, quelques innocents perdreaux!

P. D.

XXXVII

Paris, 16 septembre.

La rentrée. — Une idée originale. - Comment on se fait un album. Un album d'autrefois. - Pensées diverses.

Dans ce jour, nos auteurs, Nos acteurs, nos spectateurs, Tout rentre,

fredonnait sur l'air d'Orléans, Beaugency, le chansonnier Collé écrivant un vaudeville pour la rentrée d'un théâtre particulier. L'heure de la Rentrée va sonner bientôt, en effet, et les vacances vont finir. Collégiens, magistrats, avocats, députés jouissent de leur reste. Les théâtres rouvrent, les livres de la saison prochaine sont chez le brocheur, mais, à vrai dire, la toile n'est pas encore levée et le bon à tirer des nouveautés n'est pas encore donné. On voyage, on se repose, on chasse, et Paris est vide. Il appartient aux étrangers et aux provinciaux qui courent voir les défilés de Michel Strogoff comme alouettes volent au miroir ou pinsons à la glu. Ces interminables succès dramatiques, qui tiennent tout un calendrier, sont la mort même du théâtre, considéré comme art et non comme affaire. Mais il faut bien être de son temps et marcher avec son siècle. A Londres, on a joué Our Boys mille fois et plus. Nous assisterons, quelque jour, à Paris, à la millième de quelque ineptie. Ce jour-là, il y aura des optimistes (le directeur d'abord et les auteurs) pour crier au progrès.

Desgenais, qui n'est pas optimiste, et je l'en félicite, mettait, l'autre jour, de l'ordre en sa correspondance et

nous montrait quelques-uns des billets que peut recevoir un gazetier. Tout homme, dès qu'il est en scène, fût-il politicien, ténor, romancier, écuyer du Cirque, — et surtout, paraît-il, s'il est écuyer, — reçoit ainsi des lettres plus ou moins anonymes où les confidences des âmes meurtries mènent parfois tout droit aux indiscrétions des corps plus ou moins bien capitonnés. Cette semaine, un assez grand nombre de gens célèbres à Paris ont précisément reçu une lettre, une circulaire sans doute, des plus spirituelles et des plus originales. Il est arrivé de Trieste à plusieurs de mes amis une demande ainsi formulée : Monsieur, Veuillez m'excuser, si je prends la liberté de vous adresser la présente, ce que je fais sans trop réfléchir à la hardiesse de ma démarche me flattant que l'audaces fortuna juvut tant de fois confirmé ne sera pas, cette fois non plus, démenti.

Voici de quoi il s'agit.

Une personne à qui je dois beaucoup va prochainement se marier. Naturellement je suis obligé à lui faire un cadeau, ce qui me donne un grand embarras. Un cadeau à un richissime, c'est porter de l'eau à la mer. En outre, il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver quelque chose de parfait pour ces élus de la fortune. Comme ce jeune homme aime les belles-lettres, ainsi il me vient l'idée de frapper aux portes des célébrités vivantes pour obtenir une pensée, une signature autographie; rassembler le tout, le faire magnifiquement relier et présenter aux époux ce cadeau princier.

A cet effet je me permets de vous inclure une feuille de cet Album de l'avenir en vous priant d'avoir la complaisance, monsieur, de vouloir bien contribuer par une petite obole.

Je vous prie, monsieur, d'excuser tout ce qu'il y a de hardi dans cette prière et d'agréer les sincères remerciments à l'avance de Votre tout dévoué serviteur, LELIO NEVE.

Trieste, 22 août 1881.

Il paraît que Lelio Neve est un pseudonyme.

A la lettre étaient joints de petits morceaux de vélin, dorés sur tranche, que quelques célébrités ont, j'imagine, pris plaisir à remplir. J'avoue que l'idée de M. Neve est des plus ingénieuses, et on ne pouvait refuser à l'inventeur de cet Album par correspondance ce qu'on accorde à la femme

du monde qui, au dessert, vous met à contribution- peintre pour un dessin, musicien pour une ou deux portées, poète pour un quatrain, journaliste pour une pensée. L'Album, quoi qu'on en ait dit, n'est pas un supplice, c'est une galanterie. M. Neve n'est pas indiscret, il est tout simplement très aimable et très flatteur. Je sais des gens qui seront très dépités de n'avoir pas reçu de lettre de lui.

Lorsque Saintine, le bon Xavier Saintine qui écrivit à la fois l'Ours et le Pacha (avec Scribe) et Picciola, était placé devant un album, il ne se creusait point la tête pour trouver quelque pensée ingénieuse. Il écrivait simplement, cinq ou six fois : Picciola, Picciola, Picciola, Picciola, Picciola, et il signait. Tout le monde n'a point cette ressource.

Il faut, devant la page blanche d'un album, beaucoup de sang-froid, comme devant un canon de pistolet. C'est un duel avec le ridicule et avec toutes les observations futures que feront les lecteurs à venir de l'album.

Je connais un album tout à fait hors de pair et qui vaut une bibliothèque de choix ; c'est celui que forma un vieil amateur, le comte P. d'Armanon, et où les signatures les plus originales et les plus imprévues se heurtent en une fort étonnante promiscuité.

« Ainsi, nous ditquelqu'unqui a feuilleté ces pages, dans le voisinage des signatures de Chateaubriand, du comte Molé, du duc de Trévise, de Casimir Delavigne, de l'amiral Bruat, on rencontre ceci : — « Voilà ma devise : Amour et Polka. Elise, dite Reine Pomaré. » Sur la même page, et côte à côte on lit les noms de M. Thiers et de M. Guizot.

Quelle entente cordiale ! Je soupçonne toutefois M. Thiers d'avoir signé le second et de feindre ainsi de donner une poignée de main à M. Guizot pour préparer des tortures aux futurs Saumaises de l'album de M. d'Armanon. —

M. Victor Hugo n'a écrit qu'un vers d'Horace quand il aurait pu en mettre un des siens; modestie rare! M. Ballanche a donné un hexamètre de Virgile au lieu d'une de ses phrases nébuleuses. Béni soit-il ! »

Je souhaiterais à l'album princier qu'a imaginé comme cadeau de noce notre très ingénieux et très aimable ama-

teur de Trieste quelques pages aussi bien remplies que celles de l'album jadis possédé par M. d'Armanon. Au reste, il est assez curieux de relire aujourd'hui, ces feuillets qui datent du règne de Louis-Philippe. Ce panthéon est une nécropole. Que d'oubliés parmi ces illustres ! Mais que de gens d'esprit parmi ces oubliés!

A la première page s'éts lait M. Dupin, avec son style lourd comme ses souliers ferrés de paysan nivernais : Les peuples ne se sont que trop rués les uns sur les autres, par esprit de conquête ou sous prétexte d'intervention. Il est temps de respecter l'indépendance des nations et de leurs gouvernements, et d'adopter pour maxime : Chacun chez soi, chacun, son droit.

DUPIN.

Au-dessous de cette pensée, maître Ledru (qui n'est pas Ledru-Rollin), écrit : Chacun chez soi, chacun son droit est de l'égoïsme et de l'impiété.

C'est la maxime de l'Évangile qui seule est vraie : elle dit au chrétien que quand un de ses frères souffre, en quelque lieu du monde que ce soit, il lui doit sympathie, secours et dévouement.

CHARLES LEDRU, avocat à la cour royale de Paris.

L'historien des Ducs de Bourgogne, M. de Barante, n'a tracé que cette ligne : La raison ne donne le dernier mot de rien.

BARANTE.

George Sand, sollicitée par M. d'Armanon, lui répond en l'associant à une aumône :

Je prie monsieur le comte d'Armanon de m'envoyer dix francs pour cinq exemplaires de la brochure ci-jointe, qui se vend au profit de la malheureuse Fanchette.

Associer monsieur le comte d'Armanon à une bonne œuvre, c'est mieux que lui envoyer simplement un autographe.

GEORGE SAND.

Il y a aussi, dans ces curiosités, les originalités de l'orthographe. Le brave général Petit, celui que Napoléon embrassa, lors des adieux de Fontainebleau et qui, célèbre

par ce baiser impérial, figure à l'état de marbre dans les galeries de Versailles, écrit : Soyons toujours fidel à nos serments.

Le lieutenant général baron PETIT.

Après tout, Maurice de Saxe, autre guerrier plus illustre, lorsqu'on voulut le faire académicien, répondait bien, par lettre : «Cela m'irait comme un bage à un cha. »

Le frère de Blanqui, Blanqui l'économiste, signe cette pensée : Quiconque a beaucoup voyagé et beaucoup souffert s'est enrichi de toutes les choses dont il a pris l'habitude de se passer.

BLANQUI, de l'Institut.

Puis les noms illustres se succèdent, et tous les signataires ne donnent pas à l'album l'or pur de leurs pensées: La chevalerie de notre époque n'a plus à briser de lances pour la veuve et l'orphelin. Les gendarmes ont remplacé à cet égard les chevaliers du moyen âge. La chevalerie de notre époque c'est celle de l'intelligence, celle qui propage les idées généreuses et se dévoue à guérir les plaies de l'ordre social.

Cil. LUCAS, membre de l'Institut.

La sagesse consiste à se produire et à s'effacer à propos.

J.-B. TESTE, pair de France.

Secourir la misère des classes pauvres et laborieuses c'est bien.

La prévenir serait mieux.

EUGÈNE SUE.

L'espoir a cela de commun avec l'opium, que lorsqu'on se ré-' veille après de doux songes, on n'en est que plus abattu et plus malheureux.

ALEXANDRE DUMAS.

Alfred de Musset, comme s'il était embarrassé de donner des vers français, trace des vers italiens comme Victor Hugo un vers latin : La rosa è un vago flore Come la giornata, Presto che nasce e muro E non ritorna più.

ALFRED DE MUSSET.

Et — contraste étonnant — après la signature de l'auteur de Mardoche, mon parrain, vient le paraphe du classique Jouy : Vers au bas d'un pécher en fleur : D'un véritable amour que l'amitié couronne Cet arbustre offrira l'emblème en tous les temps, Des plus brillantes fleurs il se couvre au printemps Et de fruits les plus doux il enrichit l'automne.

E. JOUY.

Est-ce tout? Non, je copie encore. Voici des pensées de Gozlan, de Soulié, de Lacordaire : Diderot, ce grand philosophe, a dit : — C'est la peur qui a fait Dieu! — Moi qui ne suis pas un grand philosophe, je demanderai à Diderot : Qui est-ce qui a fait la

peur ?

LÉON GOZLAN.

Deux seules choses en ce monde Procurent la félicité : La première, c'est la santé, L'indifférence est la seconde.

LE PELLETIER DUCLARY.

Les anciens avaient fait un dieu du silence.

CAVÉ.

Oh! laisse-moi t'aimer pour souffrir en moi-même, Pour te donner ma vie et n'en parler jamais.

Oh! tais-toi, ne crains rien, si tu veux que je t'aime, Je te remercîrai comme si tu m'aimais.

FRÉDÉRIC SOULIÉ.

La religion, comme le salut, fait tous les jours le tour du monde; les aveugles du corps ne voient pas l'un, les aveugles de l'âme ne voient pas l'autre.

Frère HENRI-DOMINIQUE LACORDAIRE, des Frères prêcheurs.

Est-elle de Mazères, le collaborateur d'Empis, cette pensée que je vois là signée comte de Ma:;èJ'es?

Les femmes, en général, sont presque toujours injustes ou passionnées dans leurs jugements ; elles haïssent comme elles aiment, sans raison.

Comte B. DE MAZÈRES.

Au-dessous, ces deux lignes qui datent bien de l'heure où Charlet, Béranger, Quinet et l'auteur de l'Ode à la Colonne célébraient à l'envi Napoléon : Napoléon a rendu la gloire passée douteuse, et la renommée future impossible.

Lieutenant général comte D'ORSAY.

Puis d'autres pensées, plus ou moins originales, mais qui, je pense, méritent d'être recueillies, quoiqu'elles semblent parfois dictées par M.. Joseph Prudhomme. Mais M. Prudhomme a parfois du bon, l'honnête imbécile!

L'union des familles est la base du bonheur.

Duc DE LA ROCHEFOUCAULD.

On ne saurait trop s'occuper de tout ce qui peut être utile à l'humanité.

ORFILA.

Les grands écrivains sont les précepteurs du genre humain; leur gloire se renouvelle de siècle en siècle avec leurs services.

TISSOT, de l'Académie de France.

Refuser deux lignes de mon écriture ce serait y attacher trop d'importance; je les donne et signe PASQUIER, chancelier de France.

C'est là comme le coin des modestes. Modesties réelles ou affectées. Après le vieux chancelier voici un pair de France : Dans ce parterre des neuf sœurs Où des fleurs célèbres et belles Offrent des trésors enchanteurs, Semez un peu plus d'immortelles!

Le comte ANATOLE DE MONTESQUIOU, pair de Finance.

Aux applaudissements, au blâme de la foule Le sage reste indifférent.

Quel est le cri public? La tempête qui roule, Le bruit rapide du torrent.

Ici comme un torrent tout passe.

Chaque nom trop fameux, l'un par l'autre s'efface, Tout se confond, petit et grand, Le temps les remet à leur place.

DE PONGERVILLE, de l'Académie française.

Enfin le critique Merle, le mari de madame Dorval, termine cet album par ces mots : Un nom fort peu connu à côté de noms fort illustres ; histoire de tous les albums du monde.

MERLE.

L'Album, en somme, n'est que le jeu des petits papiers, qui plaît si fort aux gens du monde, imposé aux gens plus ou moins célèbres. Une pensée ne se refusepas plus qu'une allumette. Mais, depuis un certain temps, en telles et telles maisons hospitalières,l'album,spécialementaffecté jadis aux gens de lettres, est braqué tout droit sur les peintres. Près de l'album court une boîte à aquarelle. Il y a, à côté de l'encrier destiné aux poètes, un godet affecté aux aquarellistes et un crayon pour les dessinateurs. Ici, l'album devient Musée. Ce n'est point si niais. Un quatrain de Coppée, un sonnet de Sully-Prudhomme, cela orne déjà agréablement un album relié en veau plein, mais un garde-française de Meissonier, un horse-guard de Detaille, jadis un paysage de Jules Jacquemart, cela donne plus de prix à la collection. Comment l'amateur de Trieste n'a-t-il pas songé à nos artistes modernes? Les amphitryonnes à la mode y pensent absolument et les peintres en arriveront à ne plus accepter d'invitations à dîner si l'on ne met sur le carton gravé par Sterne : On ne fera pas de dessins après le dessert!

Je sais des maîtresses de maison plus audacieuses qui ont, cet hiver, l'intention de mettre sur leurs cartes : — Monsieur et madame. resteront chez eux le. On dessinera.

Pour remplacer le classique : On dansera.

L'Album se transforme ainsi comme toutes choses, et s'enrichit comme tout le monde. C'est le progrès. — Tu le respectes, le progrès, n'est-ce pas, Desgenais ?

J. M.

XXXVIII

Paris, 24 septembre.

La Chasse. — Souvenirs d'enfance. — M. Thiers chasseur. — Le garde-chasse de M. Casimir Périer. — Tunis. — Mallefille et M. Eugène Delattre. — Madame Delilles du Palais-Royal. Madame Capitaine.

La chasse!. Quand je pense que je me vois encore, suivant à grandes enjambées mon oncle Léo qui chassait, là-bas, dans les bois périgourdins ; que j'ai encore en moi la sensation de mes joies d'enfant lorsque je ramassais à terre le gibier abattu; qu'il me semble, en un mot, que ce passé est hier et que maintenant, je m'en vais à travers champs suivi d'un gamin qui trotte sur mes talons et prend, à son tour, ses premières leçons de chasse ! Comme on vieillit vite ! — Ces bois roussis, brûlés par l'été achevé maintenant, ces châtaigniers dont les pelons tombent à terre du haut des branches cuivrées, me rappellent étrangement les dessous de bois de Ratevoul où, dans les bruyères roses, apparaissaient, serties d'une collerette blanche, les oronges, jaunes comme de l'or. J'ai, par ces soirs d'automne, l'impression même, je respire encore l'odeur des choses évanouies. La terre brune que retournent là-bas ces jardiniers a comme la senteur fraîche du terroir de mon enfance. Il me semble que, tout à l'heure, je vais rentrer chez nous par la grande cour où, au haut de l'énorme hêtre qu'on aperçoit de si loin, les pintades vont jeter leurs cris aigres. Après- avoir poussé la grande porte et traversé le vestibule, je vais entrer dans le salon du rez-de-chaussée, aux vieux meubles du temps passé,

laqués de blanc, où, près de la fenêtre donnant sur les prés, le grand-père, lou vieï, est assis lisant Esaü le Lépreux dansl'Echo de Vésone.

Alors il se retournera vers moi, relèvera ses lunettes sur son nez droit et fin et, avec son sourire un peu voltairien : — Eh bien, camarade, me dira-t-il, quelle chasse?

— Médiocre, papa.

Papa! Il y a tout un monde — pour tout le monde — dans ces quatre lettres. Nous appelions ainsi le grandpère, mon père et moi, et maintenant — changement de décor — combien d'années ont passé, fantastiquement, avec une rapidité de nuages emportés par le vent! C'est à moi qu'on donne ce nom et c'est à un homme qui déjà a les tempes grises qu'une fraîche voix d'enfant, claire comme du cristal, gazouilleuse comme un ruisselet sur des pierrettes blanches, demande indiscrètement : — Eh bien, quelle chasse, papa?

Ces anniversaires, qui nous rappellent à tous quelque passé, poussent à la philosophie — la plus banale, mais la meilleure peut-être, celle de M. Jourdain. Émile Augier compare quelque part, dans les vers de la Jeunesse, les souvenirs à une volée de perdreaux que fait lever devant lui un passant. L'image est poétique et juste. La chasse au lièvre est aussi une chasse aux souvenirs. Sterne était un voyageur sentimental, je suis un chasseur sentimental comme il était un traveller et, en battant les buissons, l'oiselet qui chante ou le papillon qui vole, la libellule qui va et vient en froissant ses ailes de gaze m'intéressent autant que le lapereau qui court dans le sillon. Au risque de me faire maudire par les chasseurs pur sang, je dirai que ce qui me plaît dans la chasse, c'est le grand air dont elle emplit les poumons, sa fatigue saine qui durcit les jarrets; c'est les aspects variés des paysages changeant à chaque pas, la silhouette de quelque ramasseuse de pommes de terre, la figure fruste de quelque laboureur, campé sur sa butte de terre, comme un personnage de Millet sur un fond de ciel gris. Je m'arrête alors à les regarder! Je désarme mon fusil et je cause.

— Ah ! monsieur, il n'y a pas beaucoup de gibier de ce côté ! Je vois ça par nos carottes. Les autres années elles étaient toutes dévorées : les lapins venaient les grignoter dans le champ. Maintenant, leurs dents n'y touchent pas.

C'est les braconniers qui détruisent tout. Ils tendent quelquefois leurs collets le long du bois, et ils s'en vont en suivant la ligne du chemin de fer pour éviter les barrières de l'octroi, porter leur butin à la ville. Drôle de métier et dur, allez ! Sans compter la poigne des gardes, il y a les averses et les coups de froid. L'an passé, un gars de ce côté, resté sous bois, pendant une pluie, pour éviter d'être arrêté, a pris une fluxion de poitrine, et bonsoir ! Il y a des profits, mais c'est pas un état de fainéant, non ! Faut pas être paresseux!

Chez le paysan français, il y a toujours pour le braconnier cette espèce de pitié un peu terrifiée, ce respect instinctif de la force, qu'il y a pour le bandit chez le paysan italien. Le braconnier est un indépendant, un réfractaire, un fauve. M. Camille Lemonnier a très joliment rendu cecaractère de révolte dans un roman vigoureux, puissant, hardi, qui vient de paraître sous ce titre : Un Mâle. C'est du naturalisme rural et du meilleur et du plus solide.

Pour l'homme de la terre, l'homme du bois est, en effet, le mâle, l'intrépide, l'être hautain qui violelaloi et joue sa vie sur un coup de fusil comme sur un coup de dés. De là ce vague respect instinctif du travailleur pour l'errant, de l'homme de la glèbe pour l'homme de l'affût. J'ai remarqué ce même intérêt porté à tous les révoltés chez tous les paysans.

J'avoue qu'à cette façon de battre la plaine je rapporte au logis plus d'observations que de gibier, mais les gens de plume sont, sauf exceptions, de médiocres abatteurs de bêtes à poil. Dumas père pourtant, Auguste Naquet, Pailleron, La Rounat, sont ou furent des chasseurs émérites, comme M. Grévy, comme le maréchal de Mac Mahon. Je ne crois pas que Victor Hugo ait jamais chassé. Alphonse Karr pêche.

M. Thiers fut un chasseur, mais un chasseur médiocre.

Il aimait pourtant à faire parler la poudre. Guêtré, la cartouchière au flanc, le petit homme partait en campagne et, comme il jetait parfois son esprit aux moineaux, voulait jeter son plomb aux perdrix. La chasse l'amusait, mais sans le passionner.

Dans les dernières années de sa vie, il trouvait cependant des loisirs pour aller tirailler les faisans. Un jour, Casimir Périer, son vieil ami, l'avait prié tout particulièrement à une partie de chasse. Il était important que le Président fit un massacre de gibier. Les perdreaux et les lièvres devaient avoir l'honneur de se faire descendre par lui en quantités respectables.

Casimir Périer avait fait appeler son plus vieux garde et lui avait dit : — Il s'agit de placer M. Thiers au meilleur endroit, de rabattre sur lui tout le gibier et de lui procurer un bel.

abattis. C'est bien entendu, n'est-ce pas?

— Compris, monsieur, répondit le garde.

Et, le lendemain, il postait M. Thiers sous un couvert d'où il fallait être la dernière des mazettes, comme on dit, pour perdre son coup de fusil.

— Vous n'avez qu'à rester là tranquille, monsieur, dit le garde.

Mais M. Thiers haussait les épaules.

— Je sais ! Je sais bien 1 disait-il de sa petite voix clairette. Ce n'est pas à moi et à un homme de mon âge qu'on apprend à chasser !

Et, preste, il quittait son poste, regardant au loin, allant, venant, faisant du bruit, causant et riant.

— Oh! oh! un perdreau!. Non, c'est une feuille morte !. C'est étonnant, de loin. J'aurais cru. Ils sont beaux, ces sarrazins. hauts sur tige. Mais la terre aurait besoin de.- Faisan! interrompit le garde. Monsieur! monsieur!

Là ! faisan !. Ah! oui, vous l'avez laissé partir!

— Moi? Je n'ai pas voulu le tirer, tout simplement. On est mal ici. Allons ailleurs.

— Mais c'est la meilleure place !

— Ici? Allons donc ! Je ne connais pas votre forêt, mais je vais vous la trouver, moi, la meilleure place ! Et il ne me faudra pas longtemps !

Le garde était stupéfait.

Il passa sa chasse à suivre partout M. Thiers, toujours mécontent de son poste.Le lendemain, il disait, en tordant sa moustache, à M. Casimir Périer : — Ah ! monsieur, il peut être malin dans les écritures, ce petit homme-là, mais voulez-vous mon opinion? Il est bien volage !

M. Thiers avait d'ailleurs d'autres qualités que celles du chasseur de perdreaux. En économie politique, s'il ne voyait pas très large, en fait de politique extérieure il a souvent prévu de très loin. On lui a entendu dire, un soir à propos de la Tunisie :* — Tunis! Tunis!. Je parie que c'est à Tunis et par Tunis que l'écheveau commencera à s'embrouiller !

L'an passé, Tunis ne semblait qu'un point à l'horizon.

Maintenant, c'est un grain. Le nuage a grossi. Il faudra des coups de canon pour le dissiper. Allons, soldat, sac au dos, flingot sur l'épaule et vas à Kairouan ou en Algérie voir si Bou-Amama se veut laisser prendre ! Et le soldat s'en va, toujours allègre, qu'on l'envoie en Chine ou au Mexique, tandis que les profiteurs d'actualités publient en hâte des romans à deux sous : la Favorite de Bou-Amama!

A Paris, s'il n'y avait point la réunion des députés de Paris sous la présidence de M. Louis Blanc et, tout justement à propos de Tunis et de la Tunisie, il n'y aurait rien de bien nouveau. C'est M. Eugène Delattre, le député de Saint-Denis, qui a eu l'idée de cette convocation. M. Delattre est un esprit généreux et turbulent qui inventera bien d'autres congrès semblables. Il est toujours préoccupé du mieux. Il s'agite d'ailleurs beaucoup. C'est lui qui a fait sur la Maison du Député une conférence demeurée fameuse. La Maison du Député, selon lui, doit être une maison de verre. Chacun a le droit de savoir ce qui s'y passé.

A toute heure tout électeur a le droit de venir y frapper 1

Pan 1 pan 1 Est-ce ma brune?

Pan ! pan ! qui frappe en bas ?

Pan ! pan ! C'est ma fortune, c'est mon électeur, c'est mon juge, c'est mon maître, et le député n'a point, comme Béranger, le droit de répondre en chantant :

Pan ! pan ! Je n'ouvre pas !

Il doit, au contraire, se précipiter et se trouver prêt à rendre compte de son mandat au premier passant qui lui montrera sa carte d'électeur. Lorsqu'il fit cette éloquente conférence, M. Eugène Delattre n'était point député d'ailleurs. Il la referait, sans nul doute, maintenant que son nom est sorti de l'urne populaire, urne en sapin comme l'était jadis le dessous du velours des trônes des rois.

Jadis, la maison de M. Delattre était, à Bougival, une maisonnette remplie de livres et voisine du logis d'un écrivain fort remarquable, sorte d'hidalgo français, l'auteur des Sceptiques et des Sept infants de Lara, le dramaturge Félicien Mallefille. Vieux républicain romantique, Mallefille habitait Bougival, et son jeune ami Eugène Delattre se plaisait à s'éveiller de grand matin, et à courir sous les fenêtres de MaUefille encore endormi.

— Citoyen Mallefille ! criait alors l'avocat de sa retentissante voix qu'entendra la tribune.

Une fenêtre de la maison Mallefille s'ouvrait ; une tête moustachue, fort belle, semblable à un Vélasquez grisonnant, poivre et sel, se montrait aux premiers feux du jour, à demi enveloppée d'une toque mise pour le sommeil.

Et Delattre criait au poète : - Vive la république !

- Vive la république ! répondait le dramaturge à l'avocat.

C'étaient les bons réveils de Félicien Mallefille. Cette diane républicaine, ainsi jetée au vent, sous l'empire, le consolait du coup d'État contre lequel il avait tiraillé, au carré Saint-Martin, en compagnie de l'héroïque Paul de Flotte.

Mallefille^ dont la physionomie chevaleresque me plai-

sait infiniment, avait des maximes superbes. C'est lui qui prenait pour devise ce commandement : — Dans la vie, fais toujours ce que tu as peur de faire !

Mais, après avoir été célèbre, Malletllle est aujourd'hui oublié. Les gloires du théâtre passent vite. Il vient de mourir, septuagénaire, une comédienne qui nous a fort amusés durant sa vie et que les chroniqueurs de théâtre ont enterrée en quelques lignes. C'est madame Delille, l'excellente duègne du Palais-Royal, dont le dernier rôle fut celui de madame Capitaine (une mère d'actrice) dans le Mari de la Débutante. La madame Capitaine de Meilhac et Halévy, c'était la madame Cardinal de Ludovic Halévy transportée sur la scène. Madame Delille en avait rendu le type avec infiniment de talent, de verve drôle, solennellement inconsciente.

Elle avait, au Palais-Royal, succédé à l'excellente madame Thierret dont elle n'avait point la verve étourdissante, la fantaisie iimprévue. Mais elle était peut-être plus vraie et plus simple. Les duègnes que jouait la mère Thierret tenaient de la bouffonnerie, et c'était comme une sorte de Joseph Prudhomme en'jupon, d'.un naturel étonnant, mais parfois caricatural. Madame Thierret eût conquis Henry Monnier. Madame Delille eût séduit Gavarni. Elle avait des pincements de lèvres, des aigreurs, des colères, des dignités tout à fait amusantes. Je lui ai vu jouer des rôles d'ouvreuses de loges, de contrôleuses, d'une manière tout à fait remarquable. Dans le Roi Candaule, c'était la nature prise sur le fait. On lui eût donné son paletot à garder.

Madame Delille avait plus de soixante-quinze ans. Lorsqu'elle créa madame Capitaine, c'était donc une femme de soixante-douze ans, mais vaillante, exacte, consciencieuse, travaillant le moindre rôlet comme s'il eût dû la faire entrer à la Comédie-Française. Ils sont rares les artistes de cette race! Ils disparaissent tous les jours. Je voyais souvent madame Delille au fond d'un cabinet de lecture de la rue Pigalle, assise et surveillant la vente des journaux lorsque la marchande n'était pas là. Cette marchamde c'était sa fille. Toutes deux polies, serviables. Les peintres du quartier,

Heilbuth,Ulmann, Henner, Puvis dechavannes, les connaissent bien. Félicien David avait longtemps habité à côté de ce cabinet de lecture, dans un petit paviLlon d'où il partit pour aller mourir dans un autre pavillon, à Saint-Germain.

Victor Hugo longtemps aussi avait logé en face de la marchande de journaux, et plus d'une fois il achetait, il y a sept ou huit ans, les gazettes du jour à madame Delille ou à sa fille.

Quelle antithèse ! Le poète aux cheveux blancs demandant la République française à la vieille comédienne ! La duègne du Palais-Royal recevant les trois sous de l'auteur d'Hernani et madame Capitaine disant merci à Victor Hugo!

P. D.

XXXIX

Paris, 30 septembre.

Un vieil acteur. — Williams. — Souvenirs de Lebel roi de féerie.

— Autrefois et aujourd'hui. — Le théâtre au temps jadis.

On organise, au théâtre de la Renaissance, je crois, une représentation au bénéfice de l'acteur Williams.

Williams! Qués aco, Williams? Qui a entendu parler de Williams?

Pas vous, peut-être, jeunes gens, nouveaux venus du tout Paris des premières, mais nous, grisons et chauves, nous connaissons Williams, nous l'avons applaudi, il nous a divertis, il nous a fait rire. On parle de la reconnaissance de l'estomac. Nous avons pour Williams la reconnaissance de la rate.

Williams est un roi détrôné, tout simplement. A la porte de cette hôtellerie où -Candide rencontre tant de souverains en exil, Williams aurait le droit de frapper et de dire : — Ouvrez-moi! je suis, comme vous, une Majesté tom- bée!

Une Majesté de féerie, hàtons-nous de le dire. Williams porta, pendant bien des années, la couronne de carton doré des rois Croquignole XXXVI et Potiron XXII. JI partageait cette puissance de théâtre avec le gros Lebel, une des joies vivantes (et mortes aujourd'hui) de notre jeuliesse, Lebel, énorme, ventripotent, tonitruant; la voix

roulante, Lebel, toujours furieux, monarque autoritaire et maussade qui disait si bien, dans un accent de colère digne du bouillant Achille : — Allons, bon! Voilà les bêtises qui continuent! Encore une étoile qui me tombe dans mon assiette !

Lebel était le tyran, dans ce monde falot de la féerie !

Williams était le monarque débonnaire. Williams, dans le répertoire amusant des frères Cogniard, recevait toujours d'énormes raclées de son rival Lebel, et on le voyait alors, roi misérable, raccommoder, comme dans la Chatte blanche, ses pourpoints râpés et ses haut-de-chausses crevés, souper d'un os de gigot rongé depuis la veille, et répondre à un de ses ministres qui se présentait devant lui en cachant la déchirure de son vêtement avec son portefeuille des affaires étrangères : — Mon ami, vous avez une autre déchirure dans le dos!

Je vous nomme ministre des finances. Ça vous fera un nouveau portefeuille pour cacher ce second accroc !

Dieu. ! les bons rois que ces rois de féerie ! Leur royaume n'est pas de ce monde.

Lesueur disputa, un moment, à Williams le sceptre des souverains fantastiques. Mais il était trop railleur, il narguait lui-même sa couronne de papier; un jour, il s'en moucha irrévérencieusement. Williams, au contraire, et Lebel avaient la foi. Ils croyaient que les trucs étaient arrivés. Ils voyageaient, en toute sincérité, au pays des légumes, au pays des éphémères.

Ah ! ce voyage chez les Éphémères ! Il me semble que j'y suis encore. C'était dans. la Poudre de Perlimpinpin, chère féerie de mon jeune temps. Le décor représentait un village qui se détériorait, se ruinait, s'effritait, s'effondrait en quelques minutes, tandis que ses habitants — des éphémères — portaient des cheveux blancs et passaient toussant et voûtés, après s'être montrés, si peu de temps auparavant, jeunes, fringants, vaillants et hardis comme les héros de la vieille chanson.

Et à quelque prince Pimpondor qui les plaignait et s'attendrissait sur leur sort, un de ces éphémères répondait par

cette philosophie mise en rondeau et qui n'est pas si niaise pour être, comme on dirait dédaigneusement, un couplet de facture: Nous n'existons qu'un seul jour, mais je trouve Que plus que vous nous vivons ici bas, Oui, pauvres gens, plus que vous. Je le prouve: Vous vieillissez, mais vous ne vivez pas !

Vous respirez soixante ans d'ordinaire.

Mais vous couchant ainsi que le soleil, Pendant trente ans vous dormez sur la terre.

C'est donc trente ans qu'emporte le sommeil.

Et faut-il compter les années d'enfance, de balbutiement, d'ignorance, d'écoles de toutes sortes, et les années de fièvre où Chacun de nous cherchant à s'enrichir Pendant dix ans court après la fortune, Le plus souvent sans la pouvoir saisir ?

Au chiffre cinq mon compte nous ramène.

Pour les procès, les contestations Je prends un an. Un an pour la migraine, Les médecins et les purgations.

Reste trois .ans. Mais la pêche à la ligne, Les jours de barbe et les dents qui font mal Prennent un an, il faut qu'on s'y résigne, Encore un an que j'extrais du total.

Il reste un an pendant lequel on pleure Les jours perdus et l'on est convaincu, Quand on entend sonner sa dernière heure, Qu'on a vieilli — mais qu'on n'a pas vécu ( Nous n'existons qu'un seul jour, mais je trouve Que plus que vous nous vivons ici-bas, Oui, plus que vous, pauvres gens! Je le prouve: Vous vieillissez, mais vous ne vivez pas !

C'est dans ce monde aimable où les éphémères de féerie faisaient ainsi des cours de morale aux passants, que Williams était roi. Il a toujours fait le bonheur de ses sujets.

Le public l'adorait et trépignait d'aise quand on changeait Sa Majesté en casserole, ou lorsque le lit où elle se cou-

chait pour dormir se transformait en baignoire d'eau bouillante.

Williams avait une voix cassée des plus drôles et, comme le fameux Grassot, émaillait toutes ses phrases d'un cri bizarre, devenu célèbre : gnoufl gnouf! Williams scandait la prose des frères Cogniard de : hein 1 hein ! très cocasses et qui ressemblaient aux halètements d'un geindre.

- Allons, mes enfants, — hein 1 — il s'agit de retrouver la princesse Azurine — hein! — et de rosser à plates coutures — hân! — l'enchanteur Parafaragaramus ! hein!

Au fond, l'humanité tout entière halète et geint comme Williams pour retrouver cette princesse Azurine qui prend tour à tour toutes les formes : l'Amour, la Liberté, la Gioire ! — et qu'un tas d'enchanteurs Parafaragaramus escamotent méchamment au nez des mortels dépités !

Parfois Williams, en gardant toujours son hein sacramentel, devenait de roi, ministre. Je me rappelle une de ces féeries où, ministre du roi Lebel, il était changé en théière par une fée transformant le palais de Sa Majesté en royaume de la porcelaine.

— Qu'est-ce que je vois, sapristi de sapristi, sous ce couvercle ? grondait Lebel.

— C'est moi, Sire hein !

— Toi, en porcelaine?

— Oui, Sire — en théière — hein ! Mais ne craignez rien, je veille sur votre fille! hein! Je suis plein de bonté pour elle !

On s'amusait de ce bon et franc esprit-là. Puis vous imaginez d'ici les plaisanteries à propos des convictions fragiles de ce ministre en porcelaine.

Les bonnes vieilles féeries ont passé de mode. Quand on les reprend, on appelle en hâte les gens à la mode, M. Ernest Blum ouM. Raoul Toché pour les remettre au goût du jour. Ils modernisent de leur esprit boulevardier l'esprit bonhomme et fin des Cogniard. Mais comment moderniser un roi détrôné et rajeunir Williams qui est vieux?

C'est l'âge maintenant qui a cassé sa voix et le fait tousser. Hein! hein! Il y a quelques années, on annonça

que l'excellent comique et le brave homme s'était noyé.

Dieu merci, il n'en était rien. M. Koning lui donna à la Renaissance un refuge où il joua les vieilles ducailles du répertoire Louis XV. Puis Williams ne joua plus. Aujourd'hui les camarades vont jouer pour lui. Que la recette soit bonne ! Date obolum Belisario 1 Prenez une loge pour ce roi détrôné !

Le nom de roi n'est pas trop fort pour ces souverains de l'opinion publique qui s'appellent des acteurs. A l'heure où nous sommes, les acteurs sont tout. Tout ce qu'ils veulent. M. Coquelin, qui a un véritable talent d'écrivain et d'orateur, fait des conférences et les publie. Au moment de lancer dans le public un nouveau volume de vers, M. Eugène Manuel prie son ami Coquelin de parler la préface, et la parole de Coquelin est pour le volume inédit ce qu'était autrefois un article de Sainte-Beuve pour la Bovary de Flaubert ou la Fanny de Feydeau. Voilà où nous allons, et je ne me plains pas, je constate. Mademoiselle Marie Colombier met en volume ses Souvenirs d'Amérique et M. Arsène Houssaye écrit pour elle une préface. Les comédiens et les comédiennes semblent surtout préoccupés de ne pas jouer la comédie.

Alors que devient le théâtre? Faut-il le dire? Il végète.

Il devient anglais. Il ne connaît plus que la pléthore — soit des pièces qui arrivent à six cents représentations — ou l'anémie et la phthisie, c'est-à dire des pièces qui meurent presque en naissant. Les directeurs de théâtres qui n'ont pas la veine du Tour du Monde en 80 jours, de Michel Strogoff ou de Divorçons, trouvent qu'ils n'ont pas de succès alors même qu'ils gagnent de l'argent. Leur mot d'ordre est tout ou rien. En Angleterre, on joue les pièces un millier de fois et pourtant on n'a point ce qui se nomme un théâtre. Nous en viendrons là. Our Boys, une méchante comédie assez amusante, a été représenté à Londres pendant des années entières. La littérature n'a rien à y voir.

L'art dramatique entre là dans le chapitre des business.

Ne craignez rien, nous y arrivons. Il y avait jadis, dans la société des Auteurs dramatiques, cent ou deux

cents auteurs qui vivaient de leur plume, modestement parfois, mais sûrement. Aujourd'hui, il y en a dix qui deviennent millionnaires et les autres demeurent inédits, meurent de faim ou font dujournalisme.

Je sais bien que le théâtre en France a subi déjà bien des atteintes et s'en est toujours tiré. Mais les édens, les cafés-concerts, les bergerades peu berquinesques des FoliesBergère, les Alcazars de toutes sortes enlèvent vraiment trop de public à nos salles de spectacles. L'art dramatique même, l'art absolu, joue un rôle tout à fait secondaire devant le public cosmopolite, public de provinciaux et de travellers qui est aujourd'hui le public de nos théâtres et qui s'en va à l'Opéra beaucoup moins pour entendre les Huguenots que pour voir le fameux escalier de Garnier, si bien que notre Académie nationale de musique pourrait plus justement se nommer le théâtre de la Scala.

Mais il en était déjà ainsi au temps jadis, et le Journal de Paris de l'an VII déplore, parla plume d'un de ses plus délicats et plus remarquables rédacteurs, l'historien futur de la société folie, que l'on se préoccupe beaucoup moins des comédies à écouter que du décor des loges ou de l'illumination de la salle. « Un spectacle est-il moins fréquenté?

dit le Journal. On s'en prend au plafond enfumé, aux peintures déchirées et on appelle, au lieu de poètes, au lieu d'acteurs de talent, Y architecte, le peintre et le lampiste. »

« Un jeune poète étant venu consulter un vieux littérateur de ses amis sur une comédie nouvelle (je copie toujours feu le Journal de Paris), il reçut de lui de fort bons conseils ; il en paraissait fort reconnaissant et fort disposé à en profiter. Mais il lui écrivit le lendemain le billet que voici : « J'ai bien réfléchi, mon honorable maître, sur ces » excellents conseils; je pourrais bien en faire usage, mais » la peine de refaire n'est pas proportionnée avec l'intérêt » que le public donne à une pièce bien faite. Il m'est venu » une idée plus propre que la perfection de ma comédie à » attirer du monde à sa représentation, c'est de m'établir » chez le citoyen Lange et de faire un lustre d'un nouveau » goût, pour le moment où elle sera mise au théâtre; c'est

» l'affaire de quinze jours et mon succès est infaillible.

» Conservez-moi vôtre bonté pour un autre temps et votre » amitié pour toujours. »

Ainsi, autre temps, mêmes mœurs. En l'an VB, ce qui faisait le succès d'argent c'était un lustre de cristal. En 1881, c'est un escalier de marbre. Le Journal de Paris pleure déjà à cette époque « cet ancien parterre de la ComédieFrançaise où il y avait un goût si pur et si délicat ! » Et puis, comme nous protestons contre les Édens, les cafés concerts, les concerts promenades, les exhibitions de monstres sur la scène et de filles - qui ne sont pas toutes des monstres — dans les couloirs, le moraliste d'autrefois fulmine, au nom des théâtres ruinés, contre les jardins d'alors : les Tivoli, les Jdalie, les Frascati, les Élysées. Comment veut-on que les auteurs dramatiques puissent lutter contre les jardinistes ?

, Les jardins du Directoire, ce sont les cafés concerts et les Edens du temps présent.

Rt ils poussent, les Édens! Et ils vont sortir de terre comme, sur les couches préparées, les champignons comestibles! Je reçois le prospectus d'un Eden-Gallery, où l'on peut contempler, me dit le programme, l'empereur d'Autriche et M. Frère Orban, Kuang-Su, empereur de la Chine, et Mouts-Hito, empereur du Japon, François Ier et Victor Hugo, le pape Léon XIII et M. de Lesseps, M. Meissonier et le bey de Tunis! Salade étrange de la gloire!

Sans compter des horreurs : le Traître (daté de 1871), Dumollard, Tropmann, Billoir, et autres scélérats doucement glorieux. J'ai quelque idée que cet Eden a figuré déjà à Bruxelles. Un des numéros du catalogue me rend assez rêveur :

* * N° 100. École naturaliste prise sur le fait (document humain).

Je flaire là quelque grossière plaisanterie en cire. Mais, en vérité, si c'est par le Musée Tussaud qu'on veut flageller la littérature et remplacer le théâtre, qu'on me ramène à l'opérette et aux bonnes vieilles féeries des spirituels frères Gogniard 1 J'espère d'ailleurs que le Musée Grévin sera

autrement artistique, brillant et parisien. Je n'ai même pas à l'espérer. J'en suis certain.

Saluons donc, même lorsque ce sont des oubliés comme l'ex-roi Williams, les comédiens d'autrefois qui eurent la foi et le respect de leur art, ne s'imaginaient point, comme dit la Clairon dans ses Mémoires, que la comédie était faite pour eux, mais demeuraient persuadés que c'étaient eux qui étaient faits pour elle, et soyons reconnaissants à ces amuseurs, à ces comiques ou à ces tragiques qui mêlent leur douleur aux douleurs de leurs personnages, — comme M. 'et madame Lacressonnière qui viennent de perdre un enfant et vont bientôt jouer ensemble, à l'Ambigu, les rôles de parents courbés sur le berceau d'un enfant malade, le Petit Jacques, tiré par M. William lîusnach d'un roman de M. Jules Claretie, - artistes qui bravent les sifflet?, mettent leur poitrine entre l'auteur et le public, et dont on a pu dire avec raison : LJaçteur est un poète en action.

J. M.

XL

Paris, 7 octobre.

A la campagne. — Les théâtres : L'Œil crevé et les Premières armes de Richelieu. -Indiana, de George Sand, jugée par Félix Pyat.

Dans sa Lettre à Monsieur'* pour l'inviter à revenir de la campagne, Chapelle, l'ami de Bachaumont, demande quel plaisir peut attacher à la terre un citadin, les premières gelées venues : Ami, dis-moi, que je le sache, Dedans les champs ce qui t'attache, A présent que leur vert panache Impitoyablement s'arrache A coup de vent, à coup de hache, Que le brouillard les vallons cache Et gèle leur rude moustache.

Chapelle n'était point campagnard, voilà tout ce que prouvent ses verselets. Malgré le brouillard et la rude moustache des vallons (une moustache fort peu naturaliste, car je ne l'ai jamais vue: on doit l'avoir rasée depuis Louis XVI), les champs sont superbes par ces. mois de brume. La poésie d'octobre est saine et fortifiante. Avant de rentrer à Paris, d'y aveugler ses yeux de lumière électrique, d'y assourdir ses oreilles du bruit des tramways, d'y emplir ses poumons de l'acide carbonique des théâtres, il est bon de s'hiverner à demi et de goûter de la campagne des charmes qu'elle n'a pas en août où l'on a été étouffé sous la chaleur, ou en septembre où l'on s'est noyé dans la pluie.

Ah! Parisiens, Parisiens de Paris qui avez fui trop vite les plages froides ou les bois désertés, que je vous plains.

Vous ne connaissez pas la véritable vie du campagnard, je ne dis pas du châtelain, mais du piéton qui court les chemins et aspire avidement les premiers froids qui rendent robuste et sain !

Rien n'est joli comme un bel Octobre.

Le matin, le soleil clair luit sur les herbes argentées d'une gelée fine. Les dahlias sont noirs et pendent tristement, brûlés, par le froid, comme des ailes fracassées; les larges feuilles du catalpa sont tombées au travers des allées; l'érable negundo est devenu chauve comme un blondin qui a trop vécu; mais la verdure est encore puissante aux arbres qui résistent et leur dentelle se meut, trouée de lumière, sur un ciel d'un bleu doux, à la pâleur profonde. Au bois, dans les allées où le talon résonne sec sur la terre déjà durcie, les fonds roussis ou cuivrés ont des colorations superbes. On se heurte à des Diaz sous toutes les chênaies.

Les marronniers laissent tomber leurs fruits luisants.

Un oiseau s'enfuit sous les branches. Le vent qui remue les feuilles fait songer aux grèves désertées, au mugissement sourd de la mer. La nuit, par ces beaux temps clairs, la lune — pareille à une lumière de l'exposition électrique — découpe l'ombre des barreaux de bois sur le balcon du chalet, comme une guipure, et noie dans une vapeur lactée le jardin illuminé à giorno qui fait penser à « l'acte du jardin » de Faust. Pour peu que le piano, au coin du feu, joue le :

Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage 1 l'illusion est complète. De telles nuits d'automne, malgré leurs frissons froids, sont faites pour la musique de Gounod.

C'est donc du fond de ma maisonnette plantée à la lisière des bois que j'écris ces lignes. Je reste rural le plus longtemps possible. Et pourquoi irais-je, à l'heure où nous sommes, lorsque les cailles, les perdreaux, les lapereaux

me tentent, m'enfermer déjà entre les talus des fortifications? Les marronniers de Paris n'ont plus une feuille et les chênes de la forêt sont chevelus encore comme Samson avant Dalila.

Qu'y a-t-il d'ailleurs à Paris ? Je consulte les journaux, à la colonne des théâtres. Je ne vois que des reprises annoncées. Monte-Cristo à la Gaîté ! Est-ce qu'on m'y rendra cette admirable mademoiselle Naptal, grande, mince, élégante, d'une beauté splendide dans son rôle d'esclave adorant Monte-Cristo, — mademoiselle Naptal, si superbe encore sous le costume russe d'Olga dans ce drame des Cosaques, dont son mari, l'acteur Arnault, était avec M. Louis Judicis, un des auteurs? Si madame Naptal-Arnault ne joue pas dans Monte-Cristo, pourquoi irais-je voir MonteCristo ?

Les Premières armes de Richelieu au Gymnase? Mais j'ai encore dans l'oreille la voix grêle, fine, aiguisée de Déjazet dont j'ai retrouvé — chose bizarre — quelques intonations chez la pauvre Desclée. Qu'irais-je faire au Gymnase? Applaudir Jeanne Granier ! C'est quelque chose. D'autres s'en chargeront pour moi.

L'Œil crevé à la Renaissance? Lorsque cette bouffonnerie affolée fut donnée pour la première fois, Frédéric Béchard, un lundiste du temps, disait dans les couloirs : « C'est la fin du monde ! » Je revois encore cette gaie, grosse, grasse, blonde et rose Julia Baron avec ses belles lèvres rouges et rieuses dans son joli visage! Qu'irais-je voir à la Repaissance? Les yeux de gazelle d'une autre charmeuse qui n'est pas Jeanne Granier, mais Jane Hading. Jane chantera assez longtemps les rondeaux d'Hervé, Jeanne répétera assez souvent les couplets de Richelieu. J'irai plus tard.

Je suis allé d'ailleurs à Paris, sans quitter mes souliers de chasse. J'y suis allé pour une journée. Il y a un monde fou. On ne trouve déjà plus de voitures, pas même les méchantes guimbardes qui sont aux fiacres ou aux cabs ce que les strapontias sont aux fauteuils d'orchestre. Les étrangers se joignent aux Parisiens lassés de vacances

pour prendre Paris d'assaut. En dix minutes, dans l'avenue de l'Opéra, j'ai salué vingt personnes et refait connaissance avec la moitié de tout Paris. Dans un coupé, triomphant, la moustache en croc, passe un homme brun, à l'allure castillane. C'est Carolus Duran. A deux pas et là, marchant avec une allure de matelot, l'air fin et narquois, un jeune homme rasé de frais, l'œil observateur. C'est Coquelin cadet. Voici des députés récemment élus, des sénateurs qui redoutent de ne plus l'être. Dans une voiture découverte, belle à ravir sous un large chapeau Rembrandt dont le bord pourpre encadre de rouge sa pâle figure du dixhuitième siècle, apparaît une femme, le sourire exquis.

C'est mademoiselle Croizette.

Mademoiselle Croizette! Vous savez son aventure. Un jeune fou (puisque l'amour est une folie), un collégien s'introduit chez elle et lui déclare son amour le pistolet sur la gorge.

— Ou ma flamme ou celle de mon revolver!

La charmante artiste, qui est pourtant brave, s'évanouit.

Le jeune Trognon n'a pas compris ce qu'eût entendu Richelieu! « C'est une façon de répondre! » eût pensé le roué. Le lycéen n'était pas Richelieu. Aussi son père ne le fera-t-il pas conduire à la Bastille, mais dans une maison de santé. Le cabanon au lieu de la prison. Ce sont les Premières armes de Richelieu poussées au naturalisme.

Je suis allé à Paris, non pour voir les Parisiens, mais pour jeter un coup d'œil à l'exposition des objets rapportés d'Utique par M. d'Hérisson. L'archéologue a rassemblé les résultats de ses fouilles aux Tuileries, dans ces salons un peu dorés, ornés de trumeaux représentant des chasses du temps de Louis XV et où, tour à tour, ont habité le général Fleury sous l'empire, et le général Ladmirault, gouverneur de Paris, sous la république. Par les fenêtres de ces appartements on aperçoit la cour Caulaincourt, caprice somptueux d'un souverain qui voulait que ses chevaux descendissent par un escalier d'honneur, comme des ambassadeur s Elle est intéressante pour les spécialistes, cette exposi-

tion de M. d'Hérisson. Mais pour le vulgaire troupeau (jlen fais partie) c'est une déception. Il y a là des morceaux de terre et des morceaux d'or, des urnes funéraires, des lampes de terre, des morceaux de verre, des bijoux carthaginois, des photographies. On y sent comme une odeur de sépulcre. C'est intéressant comme une momie. C'est de l'art embaumé. Gustave Flaubert eût probablement poussé làdevant des cris d'admiration. J'aime mieux tout simplement relire Salammbô qui est, sans doute, beaucoup moins exacte que ces miettes d'Utique, mais qui est cent fois plus vivante. Ces fioles, ces poteries, ces jarres ont peut-être cependant connu Caton d'Utique!

J'ajoute que, si des étiquettes complaisantes renseignent les ignorants sur la provenance et l'usage de ces débris, le catalogue — que quelques-uns eussent été heureux de conserver - coûte vingt-cinq francs. C'est un peu cher pour les archéologues qui, d'ordinaire, ne roulent point sur l'or.

Le catalogue est pourtant, je crois, édité par Y Imprimerie nationale.

M. d'Hérisson a évidemment conquis, la pioche à la main, tout un coin de la Tunisie, et ses découvertes, sans valoir celles de M. Maspero en Egypte, sont importantes, mais je reconnais mon incompétence, et je suis rentré, un peu déçu, faire des fouilles au fond des fourrés pour en débusquer des lièvres. Le soir, j'ai lu, comme tout le monde (c'est la nouveauté du moment), les Lettres de George Sand sur la Révolution de 1848 citées par les journaux. Il y avait bien du trouble dans cette âme. Madame Sand, à l'heure de ses fameuses circulaires, oscille entre Ledru-Rollin et Barbès. Je ne rencontre pas, sous sa plume, le nom de Félix Pyat, qui avait été cependant, lui, Berrichon, son parrain littéraire, en même temps que l'auteur de Fragoletta, Henri de Latouche.

Puisqu'on aime aujourd'hui les curiosités rétrospectives, je retrouve précisément dans l'Artiste de 1832, un article de Félix Pyat sur George Sand qui pour la première fois alors, se dégage de sa collaboration avec Jules Sandeau, et après avoir signé avec lui Jules Sand, le roman de Rose

et Blanche, signe seule George Sand son livre d'Indiana.

Félix Pyat se chargea alors de présenter George Sand au public:

INDIANA

Chaque époque a eu un livre spécial où ses besoins, sa moralité et ses goûts ont été fidèlement consignés. C'est comme la feuille officielle des passions du temps, le moniteur des mœurs du siècle; agréable comme un miroir, ou ennuyeux comme un journal, ce livre a souvent du succès à l'époque même qu'il réfléchit, mais toujours est-il qu'il reste pour l'avenir l'histoire infaillible du passé.

Ainsi, Pantagruel, les Liaisons dangereuses sont des romans bien autrement historiques, ma foi, que toutes les histoires en romans qui pullulent depuis Scott, et je dis même les meilleures. En effet, ces livres-là, avec toute l'exactitude et toute la vérité possible, ne représentent que les individualités du temps ; ils ont un héros qui s'appelle Louis XI, ou Charles-Quint, ou un autre; tandis que les histoires, par exemple, de Clarisse Harlowe, de Faublas, représentent les abstractions, c'est-à-dire les physionomies composées de tous les traits de l'époque, formules générales qui ne peuvent donc faire exception à l'époque.

Un temps éminemment sensuel et fort peu platonique, héritier de la morale libre de la Régence, ce temps où Dieu, le roi et les mœurs étaient l'absurde, ce temps a produit Faublas, œuvre de sensualité fougueuse, de matérialisme élégant et sans frein, de passions qui s'arrêtent aux sens, qui ne traversent pas la peau et ne gagnent jamais le cœur, qui naissent un soir et finissent le matin, qui ne peuvent se passer de souper, et qui ont besoin de fortune et de santé.

Eh bien! le livre de G. Sand ressemble à Faublas; c.'est-à-dire, il est tout différent; il décalque notre époque comme Louvet a rendu la sienne ; et puisque la nôtre diffère entièrement de la sienne, Indiana est tout le contraire de Faublas, C'est le livre des passions du cœur, des désordres intimes, de ces luttes de l'âme entre les penchants et les devoirs. Ce livre n'est pas moins dangereux peut-être que Faublas; et s'il ne rend pas poitrinaires les fils de famille, il fera perdre la tête à bien des femmes. Il faut l'avouer, nous avons plus de cœur que nos pères ; la preuye en est dans le malaise social généralement senti, dans notre conviction à tous que la société telle qu'elle est instituée blesse souvent nos droits les plus naturels, nos plus chers intérêts, nos sympathies les plus sacrées, en accouplant de force les contraires, en mariant les extrêmes, en mêlant les nuances les plus tranchées, en accolant les morts aux vivants. Autrefois l'homme ou la femme qui ne se contentaient pas du bonheur du ménage, aimaient ailleurs, et tout était dit. Le cœur n'était presque jamais pour rien, ni dans

les affections légitimes, ni dans les excursions adultères : ce n'était pas la mode d'avoir un cœur !

Aujourd'hui, c'est dans nos mœurs! Que voulez-vous? Une femme aujourd'hui aime son mari ou son amant; autrefois elle n'aimait ni l'un ni l'autre. Certes, les poésies légères de Voltaire auraient moins de succès à présent qu'une méditation de Lamar- tine. Tout se tient.

Indiana, dit l'auteur dans sa courte préface, est un type; c'est la nature mise aux prises avec les devoirs qu'impose la société, qui se raidit et tient tête aux préjugés et au code civil. Il y a des combats violents, des larmes amères, des émotions fortes dans ce roman! Vous n'avez jamais vu une analyse plus minutieuse, une dissection plus exquise, une anatomie plus profonde du cœur humain. Le drame est simple et sans art, comme les événements de la vie.

Je ne vous le raconterai pas, car ce serait déflorer le livre; seulement je vous dirai que les caractères sont vrais et tracés avec cette vigueur d'observation que vous admirez dans Rouge et Noir.

Tenez-vous pour avertis : vous ne trouverez là ni sang, ni carnages, ni horreurs fantastiques. Vous entrerez simplement dans un ménage de province tout bourgeois, où germent des passions plus que poétiques, et vous sortirez par l'île Bourbon, dans les fleurs, dans les bois, avec des émotions douces et ce calme solennel et cette paix religieuse des déserts du Nouveau-Monde ; mais de l'Europe à l'île Bourbon, que de chemin vous aurez à faire, que d'éléments à traverser, que de sensations d'épreuves! Vous verrez!

Le style de ce livre est neuf comme l'idée ; les mots ne sont pas là plus forts que les choses; ils ne vous font point mal à la vue; toujours l'expression est là toute prête à servir la pensée ; forte, élégante, et simple quand il faut, l'expression est le valet, et non le maître; la forme n'emporte pas le fond, ainsi qu'il arrive chez les imitateurs de Jules Janin.

Je vous avoue que j'ai commencé ce livre avec une certaine défiance, car je n'ai pas foi à la fraternité du génie; et Jules Sand avait prouvé assez de talent dans Rose et Blanche pour que j'eusse peur tïlndiana de George Sand. Maintenant je ne sais lequel des deux sera l'aîné de l'autre. La seconde initiale s'est placée avant la première ; mais, moi, qui les connais, je peux vous assurer que le J. est homme à bientôt reprendre sa revanche sur le G., et que nous tous, lecteurs et critiques, nous n'aurions qu'à profiter de la rivalité littéraire de ces deux noms.

FÉLIX PYAT.

Je ne dirai pas que c'est là un modèle de critique pénétrante, mais c'est un spécimen intéressant de critique romantique. Comparer le style à la Jean-Jacques de George

Sand à la langue volontairement sèche et nette de Stendhal dont l'idéal en fait de style était la phrase du Code civilc'est un peu paradoxal. N'importe. On souhaiterait pour M. Pyat qu'il n'eût jamais écrit que de telles pages et qu'il eût seulement composé des drames avec de YencvQ-patent fluidl J. M.

*

XLI

Paris, 15 octobre.

Le Grand Ministère. — Une lettre de femme à propos de la.Princesse de Bagdad. — M. Émile Villemot et M. Armand Silvestre.

- L'Album d'un moine.

Je n'ai pas à m'occuper des grosses questions qui agitent l'opinion depuis plus d'un mois : — Aurons-nous ou n'aurons-nous pas le grand ministère dont quelques journaux, trop pressés, ont déjà publié la liste? M. Jules Ferry se présentera-t-il devant les chambres? M. Gambetta accepte-t-il, ouiou non, un portefeuille—ou plutôt le portefeuille des portefeuilles? Sous le nom de Massabie, que portait sa tante, a-t-il eu, en Allemagne, une entrevue avec M. de Bismarck? Quelles nouvelles de Tunisie et ce que M. le docteur Lereboullet nous apprend des intendances est-il vraiment bien exact? Hélas! ce serait à désespérer de toute expérience! Vite, M. Camille Pelletan et M. Amédée Le Faure se sont embarqués pour le savoir. Le temps n'est plus où le grand prévôt de l'armée du Rhin avait ordre d'arrêter, à Metz, M. Camille Pelletan coupable d'envoyer des correspondances militaires au Rappell C'est le journaliste qui s'en va inspecter nos avant-postes. Ainsi marche le monde!

Mais, encore un coup, ces propos sortent du cadre habituel de nos lettres, et je dois m'en tenir à Paris. Ce qui s'y passe n'est pas d'ailleurs d'un intérêt considérable. La représentation de gala donnée à l'Opéra, en l'honneur des

électriciens, la reprise de la Princesse de Bagdad, où, comme on l'a fort joliment dit, mademoiselle Croizette étale généreusement les circonstances. atténuantes du jeune Trognon. Voilà tout, je pense.

Elle ne date pas d'une année encore cette Princesse de Bagdad, et déjà elle paraît acceptable et possible aux pudeurs effarouchées qui la traitèrent comme on sait, le premier soir de son apparition. L'œuvre était assez solide et elle a résisté. Aujourd'hui, toutes ses audaces semblent toutes simples, et Dumas, qui se plaît aux hardis combats, se peut vanter d'avoir emporté d'assaut la victoire. Il eut, au reste, des approbations qui pouvaient compter lorsqu'il mit au théâtre cette scène hardie de la femme sauvée par la mère qui voit, devant elle, son amant brutaliser son enfant, j'allais dire son petz"t.

Dumas avait vu une scène analogue, plus douloureuse encore, chez Émile deGirardin, et comme il la contait, un soir : — Je n'en ai mis au théâtre que la moitié, disait-il. A voir la façon dont certaines gens accueillent la vérité, on peut se demander quels cris ils pousseraient si l'on la leur servait intégrale !

A l'heure même où l'on discutait son œuvre, une femme d'un grand cœur, vraie grande dame et par le nom et par l'âme, écrivait à Alexandre Dumas une lettre que je demande la permission de copier, malgré ses énormités, qui sont peut-être tout simplement des franchises de créature d'élite :

Il faut, disait la correspondante de la Princesse de Bagdad, il faut aux. grands esprits de ces aventures qui révèlent la bêtise du nombre pour leur faire mesurer le chemin qu'ils ont parcouru. La grande erreur, qui est une générosité de l'intelligence, c'est de supposer qu'on sera compris. Il y a à l'usage des médiocres, une logique étroite qui les gouverne. Ce titre que je vous avais signalé (la Princesse de Bagdad) avait sans doute éveillé toute sorte de curiosités orientales dont ils ont été déçus.

Vous avez incarné dans un être vivant les mœurs courantes du grand monde et fait faire d'humiliants examens de conscience. Que de femmes qui voudraient donner à leurs minuscules non les pro-

portions du vôtre ! C'est pour Paris que l'honnêteté a des degrés.

Que de femmes, qui ne réservent que le gros lot, se croient honnêtes 1 C'est que dans l'abandon de la vie de salon, l'instinct de la pudeur s'altère. La femme qui a montré d'elle-même, à mille personnes, ce que l'usage autorise, n'en fait plus cas, et tant qu'elle n'a pas complété sa défaite, elle se croit le droit de mépriser sa voisine, qui, souvent plus honnête parce qu'elle est plus passionnée, a commencé par la fin.

Lionnette n'est pas absolument l'honnête femme puisqu'elle a des curiosités mauvaises, une dignité endormie, mais c'est une très honnête Parisienne pour un mari qui ne l'entoure que d'hommes et qui l'aime de cet amour où l'âme n'a que faire.

Le mariage de notre époque n'est qu'un marché ou une liaison consacrée. Il ne se relève que par l'enfant. La femme n'est la femme qu'à l'état de mère. Mais allez donc faire goûter celaAIÙ. ce quart ou demi-quart de courtisanes titrées ou non qui fuient la maternité à l'égal d'un fléau!

Vous êtes dans la vérité éternelle, sommet d'une société sans base qui barbote dans l'ornière. Vos rayons blessent les yeux myopes, mais ils éclairent ceux qui ont bonne volonté, et réjouissent et réchauffent les cœurs assez ardents pour comprendre qu'il faut l'espace au génie.

Votre amie.

Il ne m'est pas permis de citer le nom.

Mais vraiment de tels témoignages, d'une éloquence si profonde et d'une autorité si hardie, si brave, sont bien faits pour consoler des résistances! A tout batailleur, il suffit au surplus d'attendre, lorsqu'il est un maître. La Princesse de Bagdad, pas plus que la Princesse Georges, ne fait aujourd'hui sourciller. M. Prudhomme. La comédie, qui a si peu de semaines, est déjà quasi classique. On se contente de l'applaudir.

Eh! bon Dieu! quelles pudeurs latentes sommeillent donc, comme un tœnia, dans les entrailles de l'humanité !

L'hypocrisie est aussi un helminthe. J'ai vu des gens s'étonner qu'un poète de race comme M. Armand Silvestre écrivit, après les Az'les d'or, un volume de nouvelles franchement gauloises, les Farces de mon ami Jacques. De même on reprochera quelque jour à M. Émile Villemot d'avoir publié les Bêtises du cœw'. Soyez cependant certain que Rabelais, s'il vivait au temps sombre où nous sommes,

s'arrêterait un moment aux vitrines des libraires et emporterait à Meudon, sous la manche de sa robe noire, les Bêtises du cœur et les Farces de mon ami Jacques.

M. Villemot, qui signait d'abord du pseudonyme de Jean des Avettes ces historiettes où il se moque assez irrévérencieusement, mais d'une façon bien comique, des amours de Louis XIV et des pudeurs de madame Récamiec, a dédié son volume à ce Jean des Avettes lui-même comme à son meilleur ami. Le trait est spirituel, et ce n'est pas le seul du volume. Quant aux Farces de l'ami Jacques, M. Armand Silvestre, qui est un Gaulois de forte race en même temps qu'un païen de l'Attique, les a chargées d'une gaieté robuste, d'un sel plein de saveur et de hault goust. L'ami Jacques et Jean des Avettes sont les parents de maître Françoys, autheur de joyeulx contes « pour la récréation de tous bons fanfreluchistes. »

Et c'est pourtant ce même Silvestre rabelaisien et narquois qui, sur l'album d'une charmante comédienne , mademoiselle Leblanc, écrit ces verselets qui ressemblent à des abeilles aux ailes mouillées de rosée :

A vous s'en vont mes pauvres vers Comme au soleil va l'hirondelle, En cor tout glacés des hivers A vous s'en vont mes pauvres vers !

J'ai oublié le reste de la pièce. Il-y aurait à composer, avec tout ce que les poètes laissent ainsi tomber sur les pages blanches, une Anthologie de l'Album. Mardoche, l'autre jour, donnait des citations qui ont paru curieuses, puisque je les ai retrouvées, çà et là, chez les chroniqueurs et les citateurs.L'Album n'est pas le supplice indiscret qu'on a bien voulu dire. Je suis un peu de l'avis de ce pauvre Charles Coligny, dont Arsène Houssaye devait jadis réunir les reliquiae, et qui chantait, en un sonnet, les grâces de X Album : J'estime que l'album est du dernier galant : Tout Paris pour l'album a les yeux de Chimène.

L'abeille y va cacher le miel de son talent; Avec le papillon l'oiseau bleu s'y promène.

Musset y chante avec Céline Montaland, Arsène Houssaye implore Esther et Célimène : Sarah s'y berce, belle en son air nonchalant, Et Janin dit aux dieux qu'Euterpe est inhumaine.

Le paradoxe y valse avec Léon Gozlan.1 Madame Deshoulière, en ce Pré-Catelan Pleure encor ses brebis et cherche qui les mène.

L'humour et l'imprévu pourchassent Théramène, Toujours la courtoisie est sur le premier plan," Beau fruit du mont Ida, pomme d'or du domaine!

Il est beaucoup d'albums mondains, mais il en existe un plus austère et plus imprévu, c'est l'album composé par un religieux au bénéfice de ses pauvres.

Oui, il s'est trouvé, certain jour — je ne parle pas d'hier — un moine, le père Charles qui, prêchant une sorte de croisade en faveur du mont Carmel, reçut non seulement d'abondantes aumônes pour la cause qu'il défendait, mais à titre de dons monnayables, les autographes les plus curieux pour son album.

Tout naturellement le mont Carmel faisait les frais des pensées et des inventions, mais il est piquant de rencontrer tant de variations sur un même thème.

L'auteur des Moines d'Occident donne d'abord le ton :

Le berceau de l'ordre du Carmel, illustré par tant de saints, et le sanctuaire si vénéré où la mère de Dieu a été invoquée pendant tant de siècles, ne saurait trouver trop d'encouragements et de sympathies parmi les catholiques français.

Comte DE MONTALEMBERT.

C'est peu rédigé. Puis vient madame Ancelot : Bénis soient ceux qui, dans nos jours de doute, gardent les saintes lumières de la foi et travaillent au maintien des pieuses doctrines qui rendirent nos pères bons et heureux.

VIRGINIE ANCELOT.

Le romancier d'Aristide Froissart est moins prolixe et plus parisien, le Marseillais!

Je vous donne cinq francs et mon nom pour aumône.

Ce n'est que cinq francs que je donne.

LÉON GOZLAN.

Victor Hugo écrit au-dessous : L'œuvre du digne père Charles s'adresse à quiconque est chrétien, à quiconque est intelligent, à tous ceux qui croient comme à tous ceux qui pensent.

VICTOR HUGO.

Puis viennent de Vigny, Émile Deschamps, Alfred de .Musset et bien d'autres :

Ce que notre charité aura donné, leur hospitalité le rendra à nos frères.

ALFRED DE VIGNY.

Dieu, Trinité, cause des causes, Clairs symboles à qui sait voir.

Nulle obscurité dans les choses, C'est en nous-mêmes qu'il fait noir.

Dans l'Éden, aux regards de l'âme Ses mystères, aux traits de flamme, Faisaient luire leurs sens cachés; Mais depuis sa chute première, L'homme a jeté sur la lumière Les ténèbres de son péché.

EMILE DESCHAMPS.

Nous avons tant de souffrances en ce monde que nous ne saurions trop prier Dieu ni trop donner à ceux qui prient pour nos fautes. Nous obtiendrons peut-être ainsi le bonheur là-haut et l'espérance ici-bas. COMTESSE DASH.

Les pèlerins sont des héros. Ceux qui au nom de la religion, parcourent le monde ont le mérite de provoquer les hommes à de bonnes actions.

LHERMINIER.

Faites l'aumône au Mont-Carmel.

Qui donne à Dieu retrouve au ciel.

MARIE NODIER-MÉNESSIER.

La gloire d'ici-bas nous tient sous sa tutelle : De son joug nous sentons toutes les pesanteurs : Mais pour trouver la paix de la gloire immortelle Mes yeux se sont tournés du côté des hauteurs.

Le Carmel du prophète Sous un soleil oriental Doit à tout vrai poète Servir de piédestal,

Ce n'est pas la colline Encor trop près du sol, 0 mon âme orpheline, Qui peut porter ton vol : C'est la montagne austère, Où pleurent les élus, Où nul bruit de la terre Ne retentira plus.

MADAME GABRIELLE SOUMET D'ALTENHEIM.

Sous un joug noble et pur que foule aux pieds ce monde, Heureux qui peut goûter non pas la paix profonde Que la grâce de Dieu verse aux humbles d'esprit, Tout ce qu'à notre enfance un catéchisme apprit, Et que l'âge incrédule insolemment ignore !

Il sourit à la loi que chercha Pythagore, Que le Verbe fait chair enseigna parmi nous, Et dont le sens divin s'épelle à deux genoux, Car tandis qu'ici-bas l'homme orgueilleux s'isole Dans la fausse splendeur de sa propre parole, Et qu'amer ou jaloux, il trouble de ses cris Les chants harmonieux, qu'il n'a jamais compris, Sa révélation qui s'étend sur la terre De la cité divine enfante le mystère. RAYMOND BRUCKER.

Raymond Brucker, — collaborateur de Gozlan dans les Intimes, roman d'un romantisme abracadabrant, puis de Michel Masson dans le Maçon et autres romans populaires, études d'atelier qui précédèrent les Mystères de Paris et par conséquent l'Assommoir,—fut, après avoir été militant, quasi-socialiste, frappé comme on dit, de la grâce et devint dévot. Je ne répondrais pas que la fameuse conversion de M. Paul Féval ne lui puisse être attribuée.

Ces sensitives, ces hypocondriaques, ces nervosiaques, -les gens de lettres, — sont sujets à passer d'un extrême à l'autre. « J'entrerai quelque jour à la Trappe en sortant des Variétés! » a dit Charles Monselet — en vers.

Et qui devinerait ce qu'Alfred de Musset a écrit sur l'album du P. Charles? Deux lignes qui sentent l'accablement et l'odeur de terre retournée, de fosse creusée, d'un Rartcé : « Je me recommande de tout mon cœur aux prières des re» ligieux du Mont-Carmel. »

« ALFRED DE MUSSET. »

Le même jour, le maigre Rolla rimait peut-être ses derniers vers désespérés : J'ai perdu ma force et ma vie.

J'ai perdu jusqu'à la fierté Qui faisait croire à mon génie !

Mardoche a eu raison de s'occuper des albums. Une histoire complète de la pensée et des mœurs au dix-neuvième siècle ne serait point achevée si l'on négligeait d'y ajouter, en appendice, un morceau spécial, plus important même que le célèbre chapitre des chapeaux : le Chapitre de l'Album.

P. D.

XLII

Paris, 21 octobre.

La semaine d'un Parisien.

Samedi, 15 octobre. —Me voici redevenu Parisien. Ce n'est point sans joie. Il fait bon dans les bois, mais il fait superbe à Paris. Le soleil y allume des étincelles à tous les cuivres et des éclairs dans tous les yeux. Après avoir vécu en rural, depuis des semaines, la moindre tournure féminine vous a tout à coup des allures provocantes qui paraissent exquises. Oui-dà, vieux Desgenais, tu as déjà remarqué les Parisiennes en regagnant ta tanière vers Montmartre?

Elles ont l'air alerte, elles marchent allègrement. Elles portent encore des costumes d'une coquetterie hybridequi sentent vaguement la brise saline des bains de mer. Elles hument l'air insalubre de Parisavecdesensuelles dilatations de narines. Oui, c'est bien votre chère atmosphère chargée d'acide carbonique, ô Parisiennes ! La grande ville sent toujours le gaz. On. ne nous l'a pas changée. Et les voilà frappant les grès du trottoir de leurs petits pieds conquérants. « Je te tiens, terre d'Afrique! » disait le Romain en tombant. Pavé de Paris, asphalte du bou'evard, je vous tiens! songent les Parisiennes revenues à l'heure où les oiseaux d'été ontfilé. Adieu, les hirondelles! les linottes les ont remplacées.

Moi, j'ai fermé, là-bas, ma maisonnette, et j'en ai la clef dans ma poche. Les feuilles tourbillonnent au loin, les bois

ont l'air d'être passés au safran. Il y a, çà et là, des touffes toutes rouges sur lesquelles ilsemble que quelque chasseur maladroit a laissé de son sang ou de celui des autres. Une dernière promenade aux petits sentiers accoutumés où les pies sautillent en jasant de leur désagréable voix, sans crainte d'être dérangées le moins du monde. J'embrasse encore du regard, comme pour l'emporter dans mes yeux, le panorama des coteaux roussàtres, tachetés de jaune et de vermillon et, comme les Parisiennes, je rentre à Paris.

Voici les fortifications, pelées, rasées, tristes et grisâtres.

Rien de changé. Nous n'avons qu'un été de moins et presque une année de plus.

Dimanche, 16. — Je range. Je dérange. Je vais, je viens.

Que de poussière! Une courbature. C'est le premier bonjour de Paris retrouvant un Parisien.

Lundi, 17. — Au Gymnase, mademoiselle Granier reprend Je rôle de Richelieu dans les Premières Armes de Richelieu. Je l'ai vu jouer par Déjazet, ce rôle impertinent.

Déjazet, c'était Richelieu en chair et en os, puis, plus tard, Céline Chaumont toute jeune, j'allais dire toute petite, reprit le rôle et porta l'épée en verrouil du jeune roué. J'ai encore la photographie de madame Chaumont dans ce costume. Déjazet, c'était Fronsac, mais Chaumont-, c'était Déjazet. La vieille actrice appelait la jeune comédienne : Mon sz"nge 1 Quant à Granier, c'est Granier.

Déjazet avait tout justement l'esprit spécial de cet impertinent dix-huitième siècle, un esprit cassant, aiguisé, insolemment charmant. Mademoiselle Granieresttoute moderne. C'est son charme. Déjazet avait dû connaître Ninon de Lenclos, c'était son genre.

Sardou a nommé quelque part Déjazet sa marraine. Ce fut une bonne fée. Il n'oublia jamais qu'elle lui avait joué sa première pièce, et, quand il fut célèbre, il en écrivit pour elle d'inédites. Il lui avait donné un Candide, d'après Voltaire, et la pièce était achevée, il ne restait plus que les couplets à écrire, lorsque la censure, qui lut le manus-

crit, poussa les hauts cris.

— C'est impossible! C'est inacceptable ! C'est immoral !

— Ah! bah! fit Déjazet. Moi sans malice je trouvais tout bonnement que c'était charmant.

Elle essaya vainement de fléchir les sévérités de la censure. Il y avait là des esprits pudibonds. Aujourd'hui, les hardiesses de Candide paraîtraient fades, j'en mettrais ma main au feu. Déjazet alla trouver jusqu'au ministre pour essayer de combattre son veto. Tout fut inutile.

— Alors., dit vivement Déjazet, un peu colère.

Mais j'ai lu le mot, très leste, quelque part, ce me semble, et vous devez le connaître. Non? C'est que vous l'avez oublié.

—.Alors, dit Déjazet, puisque vous m'empêchez de jouer la comédie, je vais m'établir charcutière. Au moinsde cette façon je pourrai débiter des cochonneries tout à mon aise.

Que dit le ministre? Je n'en sais rien. J'en connais qui eussent applaudi, comme au théâtre.

Mardi, 18. — A propos de ministre, le roman s'occupe beaucoup des Excellences. Deux études à la fois sur les mœurs politiques, deux ministres en littérature ! Numa Iloumestan et Sulpice Vaudrey! Et M. J.-J. Weiss qui nous raconte, de visu, la journée d'un ministre ! Il a connu des ministres de l'empire, il peut savoir combien, selon son mot, ils étaient ahuris!

Un ministre de Charles X, M. dePeyronnet, avait, avant nos contemporains, raconté VAudience d'un Ministre, et La Bruyère avait dit, avant M. de Peyrounet, en parlant d'un ministre de son temps : « Nous sommes égaux, si ce n'est peut-être qu'il n'est pas tranquille et que je le suis h) Il paraît, à en croire M. de Peyronnet, que les désagréments mêmes d'un jour d'audience ont, pour le ministre, des douceurs. Caresses d'amour-propre, chatouillements de vanité.

« Cet homme, dit le ministre en parlant du ministre, fort exact, sans doute, et fort diligent, n'est cependant jamais si exact et si diligent qu'un jour d'audience. Il a toujours des affaires graves, des affaires qui pressent et ne peuvent se remettre. Mais il n'en a ni le matin ni le soir, et

les autres jours encore moins. Il n'y a pour lui qu'un seul courrier par semaine, et qui n'arrive que le même jour ; il n'y a dans ce jour qu'un petit nombre d'heures propres à son travail, et toujours les mêmes. C'est que de voir du monde et d'en être ou de saluer et d'être salué à la ronde, de percer une grande foule avec des papiers à la main ; d'entrer, rester,parler, faire attendre; de contraindre tantde témoins à réfléchir qu'on a peut-être du crédit etde l'importance; tout cela flatte l'orgueil, et peut n'être pas inutile.

Demandez à ce scribe-là ; il le sait bien, et l'a éprouvé. »

A comparer ces lignes de M. de Peyronnet avec les satires du roman contemporain. Au fond, M. de Peyronnet était du même avis que nos romanciers.

—. Le ministère, grand ou petit, c'est le contraire du mariage, quoique cela finisse toujours par un divorce. On n'épouse guère une femme qu'à sa majorité; on quitte une Chambre à sa minorité.

Mercredi, 19. — Voilà ce pauvre André Gill devenu fou! La manie des grandeurs est une maladie moderne.

Non qu'elle n'ait existé de tout temps, mais elle s'exacerbe en ce temps-ci. La vie est dure. Il faut de l'argent et des efforts, des tensions d'esprit, des torsions de nerfs. On se détraque. On se tue lentement. Ce qui pouvait sauver Gill c'était sa gaieté. Il s'était représenté lui-même, sa tête rieuse coupée et servie sur un plat et n'en paraissant pas pour cela plus triste. Ce décapité railleur était un des bons dessins à la plume de Gill, qui en a tant fait. Son Panthéon caricatural mérite de durer.

La dernière fois que je l'ai vu, c'était à la réception donnée, dans l'été de 1879, au Palais-Bourbon, par le président de la Chambre. Gill se souciait fort peu du Ballet Directoire : il était au buffet et, du buffet, allait au fumoir disant, avec son rire bon enfant : — Ils sont bons, les cigares de Léon 1 Ce même Léon, il l'attaquait un peu bien àprementdans son dernier petit journal, où il montrait M. Gambetta et le général de Galliffet bras dessus bras dessous. Gill s'était aigri. Il y avait de l'amertume dans son scepticisme. Chose

bizarre ! On l'a raconté : les lauriers — et les écus — de Coquelin cadet le hantaient dans sa maladie.

— Cadet est riche!

C'était un mot qu'il répétait avec fièvre. Cette âpre soif de la fortune qui tient le monde moderne à la gorge a fait une victime encore.

La folie de la richesse ! — Jadis on connaissait la folie de l'épée et on s'est guéri de la folie de la croix.

Jeudi, 20. - Il est question d'élever une statue à Danton.

C'est le journal l'Express qui en a pris l'initiative. On pourrait la dresser sur les bords de l'Aube, à Arcis. à l'-endroit où, saoul des hommes, Danton, allant revoir sa nourrice, donnait à manger à des canards. Danton, que Royer Collard appelait en son grand style un homme magnanime, est diversement jugé aujourd'hui. Il y a trop de terreur dans sa pitié, mais il y a un beau sourire humain sous son froncement de sourcils.

Ce fut un grand Français. On l'entend toujours sonner, par la parole, le pas de charge contre l'ennemi. A l'oc-.

casion, il savait, même du haut de la tribune de la Convention, avoir de l'esprit.

Le 26 ventôse (mars 94) les délégués de la section du Mont-Blanc félicitaient la Convention de la fermeté avec laquelle elle avait frappé les traîtres, et juraient de la soutenir dans toutes ses opérations. Après la lecture de la pétition, l'orateur de la section se mettait (ô stupéfaction 1) à chanter quelques couplets d'une chanson patriotique dont il était l'auteur.

Danton l'interrompit.

— La salle et la barre de la Convention, dit Danton, sont destinées à recevoir l'émission solennelle et sérieuse du vœu des citoyens : nul ne peut se permettre de les changer en tréteaux. Je porte dans mon caractère une bonne portion de la gaieté française, et je la conserverai, je l'espère. Je pense, par exemple, que nous devons donner le bal à nos ennemis, mais qu'ici nous devons froidement, avec calme et dignité, nous entretenir des grands intérêts de la patrie, les discuter, sonner la charge contre tous les

tyrans, indiquer et frapper les traîtres, et battre la générale contre tous les imposteurs. Je rends justice au civisme des pétitionnaires, mais je demande que dorénavant on n'entende plus à la barre que la raison en prose ! Un mois après, en germinal, Danton était mort.

J'ai retenu ce que dit de lui un des plus modérés de la Révolution, le futur sénateur Garat : « Danton, dit Garat dans ses Mémoires, couvrant sa pitié sous des rugissements, dérobait à droite et à gauche autant de victimes qu'il lui était possible à la hache, et des actes de son humanité, à cette même époque, ont été relatés comme des crimes envers la révolution dans l'acte d'accusation qui l'a conduit à la mort. *

» Porté presque dans le même- temps au ministère et à la Convention, Danton connaissait trop la Révolution et les hommes pour ignorer que rester ministre n'était qu'un moyen de se perdre, et il renonça au pouvoir exécutif qui mettait les infortunés qui en étaient membres sous le pouvoir de qui voulait les écraser. Quel vaste champ de pensées et de gloire, au contraire, présentait la Convention aux législateurs chargés de constituer une nation de vingtcinq millions d'hommes en république!

» Danton n'avait fait aucune étude suivie de ces philosophes qui, depuis un siècle à peu près, ont aperçu dans la nature de l'homme les principes de l'art social, il n'avait point cherché dans ses propres méditations les vastes et simples combinaisons que l'organisation d'un vaste empire exige; mais sa capacité naturelle, qui était trèsgrande et qui n'était remplie de rien, se fermait naturellement aux notions vagues, compliquées et fausses, et s'ouvrait naturellement à toutes les notions d'expérience dont la vérité était signalée par les caractères.de l'évidence. Il avait cet instinct du grand qui fait le génie, et cette circonspection silencieuse qui fait la raison.

» Jamais Danton n'a écrit et n'a imprimé un discours.

Il disait : Je n'écris point. C'est ce qui est arrivé dans divers siècles à quelques hommes extraordinaires qui, en passant sur la terre, y ont laissé des paroles et des disciples et n'y

ont point laissé d'ouvrages : ils ont senti sans doute ce que devait être un style pour être digne d'eux, et que ce style ils ne l'avaient point.

» Les grands modèlesde l'éloquence ancienne lui étaient presque aussi inconnus que les vues de la philosophie moderne ; mais ces mots de l'antiquité échappés du sein des grandes passions et des grands caractères, ces mots qui, de siècle en siècle, retentissent à toutes les oreilles, s'étaient profondément gravés dans sa mémoire, et leurs formes, sans qu'il y songeât, étaient devenues les formes des saillies de son caractère et de ses passions. Son imagination, et l'espèce d'éloquence qu'elle lui donnait, singulièrement ap- propriée à sa figure, à sa voix et à sa stature, étaient celles d'un démagogue; son coupd'œil sur les hommes et sur les choses, subit, net, impartial et vrai, avait cette prudence solide et pratique que donne la seule expérience. Il ne savait presque rien, et il n'avait l'orgueil de rien deviner, mais il regardait et il voyait.

i) A la tribune il prononçait quelques paroles qui retentissaient longtemps ; dans la conversation, il se taisait, écoutait avec intérêt lorsqu'on parlait peu, avec étonnement lorsqu'on parlait beaucoup. Il faisait parler Camille, et laissait parler Fabre d'Eglantine.

» Tel était l'homme pour qui ses amis avaient une espèce de culte, et pour qui ses ennemis auraient dû avoir tous les ménagements, puisqu'il était utile à la république. Mais ses ennemis, pour qui il était l'homme le plus redoutable, ont toujours cru qu'il était pour la république l'homme le plus dangereux. Toutes les fautes de son parti lui étaient attribuées, parce qu'il ne les .avait pas empêchées; on lui créait une puissance énorme pour le diffamer et le perdre.

Marat n'était qu'un furieux, Robespierre qu'un dictateur oratoire, et parce que Danton était seul capable de réaliser un grand projet d'ambition, on le.voyait toujours occupé de ce projet. »

Ce jugement d'un contemporain restera, je crois, le jugement de l'histoire sur l'homme d'Arcis-sur-Aube.

Vendredi, 21. — Est-ce l'automne ou l'hiver? Le ciel est

gris, les marronniers sont roux ; le rouge et le jaunepourpre et safran — couvrent le Bois de Boulogne qui prend ainsi les couleurs du drapeau espagnol. Les dernières feuilles tourbillonnent et tombent comme des oiseaux blessés au-dessus des équipages où sont étalées les fourrures. Paris est froid, Paris est sombre, Paris a l'air gelé.

Hurrah! les premières vont vite. C'est la belle saison de Paris !

- P. D.

XLIII

Paris, 28 octobre.

Les journaux nouveaux. — M. de Montlosier et M. Bardoux. —

Randane et Paris. — Etoffes et figures de cire.

Qui disait donc, quel naturaliste paradoxal affirmait qu'au mois d'octobre les feuilles tombent? Elles pullulent, au contraire. C'est un printemps de papier imprimé! L'ouverture des Chambres, qui a lieu aujourd'hui même, à l'heure où je vous écris, a fait germer une quantité de gazettes nouvelles. Que de journaux, bon Dieu ! Et qui lira tous ces journaux? C'est le Réveil, c'est l'Arlequin, c'est l'Ami du Peuple, c'est le Sans Souci, c'est la Nouvelle. Le Réveil est radical, la Nouvelle est républicaine, l'Arlequin est réactionnaire, le Sans Souci est décolleté. C'est à Londres, dans une imprimerie d'Euston Road, que voit le jour ce dernier nouveau-né, et je soupçonne le rédacteur en chef, M. Emile de Blainvil lie, de n'être autre que ce M. Emile Blain qui, l'an dernier, apporta dans le journalisme une note qui sentait les Galeries de Bois au temps du Direc- toire : la note pornographique, effroyablement répétée.

A une situation politique nouvelle, il faut bien des journaux nouveaux. Nous commençons aujourd'hui un chapitre inédit de notre histoire. Que contiendra-t-il ? Bien fin qui le dirait au juste. Un ministère vierge, sans doute.

J'imagine, du reste, que les élus des élections dernières vont, avant de livrer bataille, étudier les positions et humer

l'air des bureaux. Quelques-uns n'ont pas encore le pied très parisien et ceux-là ne voudront point risquer de faire de faux pas.

Il y aurait à analyser la série d'étonnementsparlesquels passe, en arrivant à Paris pour faire des lois, un homme, eût-il du talent, qui n'a fait jusqu'alors que de l'agriculture, de la médecine de campagne, de la pharmacie rurale ou des plaidoiries au tribunal civil. C'est un monde nouveau dans lequel il pose l'orteil. Tout le surprend et, quelquefois, tout le grise. La province conquiert ainsi Paris, mais Paris a promptemenl raison des délégués de la province.

Je viens de lire, avec un plaisir très grand, un livre excellent d'un des plus fins esprits de ce temps-ci, un politicien de talent doublé d'un lettré de race, M. A. Bardoux, qui a perdu un siège à la Chambre pour en regagner un au Sénat, avant qu'il soit peu. C'est une étude surM. deMontlosier et le Gallicanisme. M. de Montlosier est précisément un exemple de l'étonnement que Paris cause parfois aux ruraux. Cet homme, qui avait connu l'ancien régime et qui en avait toute la politesse sans en avoir les entêtements, s'était, lorsque les Bourbons revinrent, — ces Bourbons qu'il voulait jadis réconcilier avec la liberté et qui ne le lui pardonnèrent jamais, — réfugié dans son Auvergne, à Randane, et là il menait une vie saine et active de gentleman farmer. Lorsque Louis-Philippe arriva, il fit de M. de Montlosier un pair de France, et le campagnard dut quitter son coin d'Auvergne pour les salons de Paris.

M. Bardoux ne s'est pas souvenu que M. de Montlosier avait raconté ses impressions de sauvageon retrouvant la ville, dans un article des plus piquants, donné jadis à Ladvocat pour son livre des Cent et Un et imprimé sous ce titre qui résume, en deux noms, toute la dualité de la vie sociale française : Randane et Paris. Sans avoir les lumières de M. de Montlosier, la plupart de nos députés envoyés à Paris depuis de longues années, ont toujours leur Randane.

L'homme de Randane — et c'est là son originalité et sa supériorité — n'arrivait pas de Randane : il y retournait.

Il était las de Paris et écœuré des étroitesses de son parti.

Il n'allait pas gouverner les hommes ensortant de sa bassecour; il allait, entre ses étables et ses champs, se consoler d'avoir été impuissant à diriger ses contemporains et à maîtriser les événements.

Une songeait, comme Candide, qu'à cultiver son jardin.

« En 1816, dit-il, dès que je m'établis à Randane, ce fut ma première pensée. Ce n'était pas tout d'avoir élevé au milieu des bruyères une bonne maison de bois, véritable cabane de pâtre; de ce quartier général j'avais des opérations assez difficiles à tracer, des entreprises et de grands travaux à commander. Des montagnes de sable, des roches, une terre sauvage, des hommes presque aussi sauvages que ma terre : tels furent, au premier abord, les matériaux sur lesquels j'eus à travailler. »

M. de Montlosier raconte alors, dans cet article sur Randane el Paris qui n'est, après tout, qu'une confession intime, — toute d'actualité aujourd'hui encore, - combien, après s'être heurté aux sottises de la cour et des gens de Versailles, il se heurta depuis aux niaiseries et aux cervelles routinières de ses voisins d'Auvergne. On le raillait à Randane comme à Coblentz. « Parmi mes censeurs, dit-il en souriant, j'en ai trouvé de sérieux; ils m'ont été utiles; j'en ai trouvé aussi de plaisants. Un jour que, tout affairé, j'étais occupé à arranger une plaine de bruyère que je me proposais de cultiver, un voyageur à cheval s'approche de moi, de la manière la plus polie.

» — Monsieur, me dit-il, je vous admire.

» Moi, fort content de son admiration, j'allais le remercier; il ne m'en donna pas le temps.

» — L'intention de monsieur, ajouta-t-il, est sans doute d'avoir ici des bruyères de haute futaie.

» Il met en même temps son cheval au galop. »

C'estainsique les gentilshommesdeCoblentz gouaillaient Montlosier d'avoir à rAssemblée nationale réclamé deux Chambres. Ils avaient donné le mot aux hôteliers des bords du Rhin, et lorsque Montlosier se présentait, sa valise à la main, au seuil de quelque auberge et se nommait :

— Oh! monsieur, répondait-on, nous ne pouvons pas vous loger. Nous n'avons pas deux chambres libres !

Contre ses railleurs de Coblentz, Montlosier dégaina. Il ne pouvait en agir de même avec ceux de Randane. Il haussa les épaules et dessina son jardin. « Je me suis mis, écrit-il, à fixer, pour les personnes dont le souvenir m'était doux, des lieux particuliers que je leur ai consacrés ; des allées, des plantations nouvelles ont été consacrées à chaque grand événement. La solitude de Randane en est partout animée et vivifiée. Ici, c'est la colline vouée, dans le temps, à une malheureuse princesse, alors objet de tant de respects, aujourd'hui de tant de regrets; là, sont les coteaux et tous les lieux qu'un grand prince, aujourd'hui un grand monarque, a honorés de sa présence et de ses bienfaits. Les rochers figurent dans cette consécration ; on connaît dans le pays, les rochers Dupin et Chateaubriand, personnages d'un divers talent et d'un divers caractère, mais que j'honore beaucoup. Je ne parlerai pas d'autres deux rochers, qui sont mon secret, et que j'affectionnais extrêmement. J'allais les voir bien souvent.

Lorsque l'amitié à qui je les avais voués m'a abandonné, je les ai abandonnés aussi. Quelquefois dans mes promenades, si je suis amené à passer près d'eux, je détourne involontairement mes regards. Ils me sont tristes.

» Mes amis morts n'ont pas été négligés. Deux fois l'an, à une époque précise, j'allais dans un lieu sombre, peu connu, et qui leur est voué. Malouet, Mallet du Pan, Bavante, Bergasse, Dépréménz"l, vous tous qui avez été bons pour moi, c'est là que je vous invoquais et que je vous appelais ! »

Voilà, dans sa solitude animée par lui, l'homme du monde devenu rural. M. de Montlosier, dans ce même article qui a échappé à son remarquable historien, raconte, avec la même simplicité, mais, cette fois, avec moins d'attendrissement que de verve aiguisée, sa rentrée à Paris lorsque Louis-Philippe lui donna la pairie.

« Malgré ma sauvagerie des montagnes, dit-il, j'avais connu un peu l'ancien monde de Paris. C'était là o.ù se fai-

sàient les mérites, les réputations, les avancements, les fortunes. C'était là qu'un mince officier, qui avait de la grâce, était fait colonel, quelquefois général d'armée.

C'était là qu'un petit abbé, un peu impie, tout au moins philosophe, se procurait une bonne abbaye, quelquefois un évêché. Cet ancien monde, qui avait beaucoup de vices, a disparu. Le monde nouveau qui l'a remplacé, et qui veut quelquefois le singer, n'a, lui, ni vertu ni vice : il n'y a rien à en espérer ni à en attendre ; c'est comme une espèce de musée où tout ce qui est à la mode est convenu de se montrer, pour paraître seulement un moment et disparaître. »

A la bonne heure! Le provincial, cette fois, n'est pas étourdi par le bruit de Paris. Il ne subit point Paris, il le juge. Il n'est pas suffoqué par l'atmosphère du monde; il calcule en chimiste moraliste, combien elle contient d'oxygène et d'acide carbonique. Ah! ce n'est-pas Montlosier qui se laissera éblouir par les puissances! Il sera plus aimable, peut-être, et plus correct envers les puissants de la veille.

« Un de nos grands personnages français s'étant, raconte Montlosier, avisé à Pétersbourg, demontrer quelque attention pour un ancien ministre disgracié, en fut sévèrement réprimandé.

» - Sire, j'ai cru que je devais ces égards à un seigneur de votre cour.

» — Monsieur, sachez qu'il n'y a ici de grand seigneur que l'homme à qui je pw'le, et pendant que je lui parle. »

Et Montlosier laisse apercevoir le sourire narquois qu'amène à ces lèvres la réponse du czar. Les hommes? Titrés ou non, il les connaît, ce provincial, ce sauvage redevenu mondain. « Blumenbach a eu une singulière pensée, dit-il encore dans cet essai de moraliste, Randane et Paris.

Quand j'allai le voir, en 1817, à Goettingen. il me montra, dans un salon fort élégant, une collection de crànes qu'il me dit composer sa société ordinaire. Voulant me présenter à sa société il me dit : (c - Ici, monsieur, voilà les hébétés; là, les homme.

spirituels; de ce côté, les hommes faux et astucieux; plus loin, voyez les anthropophages.

» Franchement, ceux-là me firent peur : il me semblait qu'ils allaient me manger. Revenant ensuite à sa place, il me présenta son ami intime : c'était un crâne chéri qu'il tenait toujours à ses côtés.

» — Voyez, me disait-il, c'est un amour.

» Chaque jour, il faisait des visites à tous ses crânes. Il m'assura que c'était d'après ses observations que Gall, son disciple, avait construit son système. »

Je me disais, en lisant ces pages de Mont] osier, qu'il serait bon d'avoir toujours à la tête des affaires d'un État des gens d'une finesse pareille, ayant tout étudié et tout coudoyé, élevé des moutons et dirigé des hommes, capables de parler à des paysans et de tenir leur place de causeur dans un salon, connaissant à la fois Blumenbach et Montesquieu, provinciaux par la solidité de l'attache au sol natal, Parisiens par la rapidité de conception et la vivacité de l'esprit. Ce serait, avec le large sentiment de la démocratie ajouté au goût et à la pratique du libéralisme, l'idéal des administrateurs d'un grand peuple. M. deMontlosier ne fut pas un homme de génie, mais, comme le disait M. Thiersde ceux qu'il estimait comme des valeurs utilisables, c'était un homme d'esprit. Nous n'en demandons pas davantage, et j'espère bien qu'il y aura, dans la Chambre nouvelle, un groupe choisi dont on pourra faire le Ministère des Hommes d'Esprit 1.

L'historien de M. de Montlosier, M. Bardoux, est justement un de ces hommes-là. Aussi bien n'est-ce pas un ministre disgracié comme celui dont. parlait le czar, mais simplement un ministre en vacances. Il n'a même pas besoin d'aller àRandanepour rentrer, plus alerte quejamais, dans ce Paris qu'il connaît aussi bien que M. de Montlosier et qu'il juge avec la même pénétration que lui.

Mais, à propos de rentrée à Paris, — et pour oublier un peu la politique, quoiqu'un esprit facile pût trouver d'in1. Hélas!

génieux rapprochements, un peu bien prévus peut-être, entre la prestidigitation, les tours de cartes et les affaires d'un Etat, —le professeur Herrmann, de Vienne, célèbre partout et particulièrement aimé à Paris, vient de nous revenir, après avoir traversé les deux Amériques, couché dans des chambres pleines de scorpions, marché sur des serpents, consolé le Chili et le Pérou des horreurs de la guerre et fait un voyage étourdissant qui demanderait un Dumas, le Dumas des Impressions de voyage en Suisse, pour être raconté. Je n'en ai plus le temps aujourd'hui et les souvenirs de M. de Montlosier m'ont pris, un à un, tous mes feuillets, mais j'aurai soin de ne point laisser perdre tous ces souvenirs contés par Herrmann avec une verve aimable, sans façon, bien française, et cet accent de loyauté et de cordialité qui fait de lui le type du perfect gentleman avec je ne sais quoi de mâle et de militaire.

Je voulais aussi parler un peu des modes, quoique ce ne soit pas du tout mon affaire. Mais il est à remarquer combien le goût du bibelot et de l'art — fût-il de pacotille — se mêle maintenant à notre existence quotidienne. Je vois, étalés dans les magasins de nouveautés, comme primes et comme amorces7 des reproductions de tableaux célèbres.

Tout acheteur d'un manteletou d'une paire de bas obtient, par-dessus le marché, une gravure de la Mignon de Jules - Lefebvre ou de la Marguerite de James Bertrand. On se paye un parapluie et l'on a un Detaille par-dessus le marché. Ailleurs, les échantillons de modes nouvelles sont placés sur des figures de cire coupées par moitié, comme des poires. La chromolithographie ne suffit pas. Enfin les Anglais, affolés comme .nous d'art en matière de mode, importent chez nous des tissus esthétiques. Le tissu esthétique est un comble, pour parler la langue changeante du boulevard — si changeante que le comble a déjà vieilli.

Le tissu esthétique permettra aux maris qui ont des femmes coquettes de se ruiner artistiquement.

Et à côté de ces annonces d'étoffes artistiques, je trouve affichée l'enseigne d'un cabinet d'anatomie où, sous prétexte de science, Chéret a dessiné et peint, avec son art

habituel, un vieux docteur décoré de la rosette rouge d'officier, qui porte sa main scientifique sur le corps scientifiquement nu d'une jeune femme scientifiquement belle. Si le public peut assister à la dissection scientifique de cette Nana en cire peinte, il y aura encore de beaux soirs pour les collégiens et ils reverront plus d'une fois cette poitrine de Vénus et cette démonstration scientifique dans leurs rêves. Le tissu esthétique est le comble de l'art de la mode, mais la nudité scientifique est le comble du naturalisme.

J. M.

XLIV

Paris, 5 novembre.

Une soirée dans la salle du Téléphone.

Je l'avoue à ma honte, je n'avais pas jusqu'aujourd'hui entendu les chanteurs de l'Opéra et les comédiens du Théâtre-Français à l'aide du téléphone. Il y a des provinciaux de Paris ; si j'étais demeuré plus longtemps dans cette ignorance inexcusable, j'aurais presque mérité qu'on me demandàt si j'habitais Brives-la-Gaiilarde.

Un ami, qui ades accointances avec le ministère, m'a offert de me conduire à la salle d'audition téléphonique dans le palais de l'Industrie. J'ai accepté. Une petite carte rose nous a ouvert, dans une des salles de l'Exposition d'électricité, une porte qui donne sur un grand salon tout en longueur où des chaises sont rangées contre une grande table oblongue couverte du tapis vert de toutes les tables où l'on délibère au lieu de manger. Je pense que c'est autour de cette table que siègent, au moment des expositions de peinture, les artistes chargés de distribuer les médailles et qui sont devenus juges de leurs pairs, de par le suffrage deleurs confrères. Un buste blanc de la République semble, au haut de la salle, présider aux délibérations.

Pour le moment, et à l'heure où j'y entre — neuf heures du soir — la grande salle, éclairée par quelques lampes, garde un certain caractère mystérieux. Il y a, au bout du côté de la grande baie vitrée qui s'ouvre sur les Champs-

Elysées, un groupe d'hommes et de femmes, silencieux, qui semblent attendre quelque chose comme la venue d'un Messie. Ils sont, devant une petite porte, assis, et tiennent' les-yeux rivés sur l'ouverture qui ne s'ouvre point. C'est par là que sous forme d'un huissier en cravate blanche, le Messie viendra annoncer que dix ou douze personnes à la fois, dont le nom est marqué sur les cartes roses portant exactement l'heure officielle de l'audition, peuvent entrer dans le salon du téléphone. Chaque groupe d'invités reste là, devant les instruments, pendant environ dix minutes.

En attendant, je vais jeter, par la baie vitrée, un coup d'oeil aux Champs-Elysées. Il y là un coin plein de féerie.

L'espèce de grand phare à lumière électrique qui éclaire le dehors envoie à travers les arbres un jet presque incandescent qui donne aux dernières feuilles des branches dépouillées à demi des teintes bizarres, argentées, dorées,

roussies, étonnantes. Le jet de lumière perce vivement la profondeur nocturne des Champs-Elysées. Le bleu du ciel paraît noirà côté de lui; les étoilessemblentscintiller moins vite, comme des yeux brillants aveuglés tout à coup par une lueur trop vive. Un peintre, fût-il Turner qui se plaisait aux colorations puissantes et fixait sur ses toiles des arcsen-ciel, ne pourrait rendre une telle vision, artistique peutêtre, mais surtout fantastique.

— Les personnes qui sont invitées pour neuf heures !

C'est la voix de l'huissier, c'est l'appel du Messie. La porte s'est ouverte, et les gens qui attendaient silencieux, assis sur les chaises, recueillis devant le prodige du téléphone comme pouvaient l'être, devant le mystère du baquet magique, les futurs initiés dans l'antichambre de Mesmer, se sont levés et entrentavec moi dans une petite pièce, précédant le salon d'audition, et où l'on nous demande nos cartes. L'huissier pointe ensuite les noms sur une feuille blanche où est inscrite la liste des invités de la soirée.

Puis, une autre porte ouverte, enfin nous voici dans le salon d'audition. Ce petit salon, fort coquet, servait jadis, au temps de l'Empire, de salon de repos ou de boudoir à l'Impératrice lorsqu'elle visitait l'exposition de peinture. Au

plafond, des figures charmantes, délicatement dessinées et qui sont ou une tapisserie ou un Chaplin, je ne sais trop, tiennent entrelacés les chiffres E. et N., le monogramme de l'impératrice et celui de l'empereur. Une peinture, fût-elle à la détrempe, dure parfois plus souvent qu'un empire.

Dans ce salon, les téléphones se font face les uns aux autres. A gauche, comme on dit au théâtre, les téléphones de la Comédie-Française; à droite, et côte à côte, les téléphones surmontés de ces deux étiquettes : Opéra-Comique et Opéra. Sur une table, au milieu du salon, le programme des spectacles de la soirée : Comédie-Française. — Le Monde où l'on s ennuie.

Opéra. Le Tribut de Zamora.

Opéra-Comique. Le Pardon de Ploërmel.

On peut, d'une minute à l'autre, passer de Pailleron à Gounod et de Gounod à Meyerbeer.

Dès que nous arrivons, chacun se précipite vers un téléphone. Je choisis l'Opéra-Comique, j'entends vaguement quelque chose comme un finale, puis plus rien.

— Il y a entr'acte! nous dit l'huissier.

Le premier acte du Pardon de Ploërmel vient de finir. Le premier acte du Monde où l'on s'ennuie n'est pas commencé. Entr'acte partout, comme à l'Opéra-Comique. -

— Vous avez dix minutes à attendre, mesdames et messieurs !

Les auditeurs qui n'entendent rien ontl'air quelque peu dépités. Ils examinent les instruments, ils les décrochent et les raccrochent à leur crochet de cuivre. Ces dix minutes semblent longues, lentes, lourdes. On ne se figure pas combien de temps dure un entr'acte lorsqu'on n'est point au théâtre pour causer ou lorgner ou, devant le péristyle, pour fumer un cigare.

Enfin, un coup de sonnette électrique retentit. C'est la Comédie-Française qui commence ou recommence. L'huissier, très poliment, nous en avertit. On se précipite vers les téléphones du Théâtre-Français qui sont plus nombreux queceux del'Opéra, des téléphones de l'Opéra étant réservés aux quatre salles d'auditions publiques. Je pose sur mes

deux oreilles les deux espèces de conduits acoustiques, et distinctement, clairement, avec une netteté singulière, la voix si bien timbrée de Coquelin parvient jusqu'à moi comme si j'étais dans la salle même de la rue Richelieu.

— Voyons, dit Coquelin, veux-tu être préfète, oui ou non?

Une voix un peu confuse, peu distincte et faible, lui répond. C'est mademoiselle Reichemberg qui parle.

Puis, tout à coup, dans la salle, on entend courir le rire, éclater un effet, monter et grossir un éclat de gaieté. Rien n'est plus surprenant que de saisir ainsi, à distance, l'émotion ou la belle humeur d'une foule après la parole du comédien.

Je me donne le plaisir de laisser là le Théâtre-Français et de courir à l'Opéra. On y est en deux pas. L'orchestre joue àl'ouverture. Tiens, on a changé le spectacle ! Ce n'est pas le Tribut de Zamora, c'est Guillaume Tell. Les sons du violon, les grondements de la contre-basse, les appels des cuivres, tout arrive à la fois à l'oreille. On entend mieux, en vérité, que si l'on était à l'Opéra même. C'est singulier et stupéfiant.

Ce qui est ennuyeux, ce sont les cris, les bavardages et les commentaires des dames. Elles rient, elles pérorent.

Elles étouffent, à côté de vous, le son de la musique.

— Faites silence, mesdames, je vous prie, dit l'huissier.

D'autres fois, elles se cramponnent au téléphone et le gardent pour elles seules.

— Chacun son tour, reprend l'huissier. Ne restez pas trop longtemps, il faut que tout le monde entende!

Généralement, je dois le déclarer, la Comédie-Française est moins écoutée que l'Opéra. La musique, entendue par le téléphone, offre plus de stupéfaction, et aussi plus de charme. On rêveraitd'avoir ainsi un téléphone chezsoi pour entendre tout un opéra au coin du feu. On y viendra. Le Prophète ou Don Juan à domicile, quel rêve!

Un nouveau journal va paraître, affiché déjà sur les murs de Paris, et qui porte le même titre qu'une fantaisie au crayon et à la plume annoncée par le caricaturiste plein d'humour, M. Robida, et qu'une féerie problématique de

M. Elie Brault et de M. Lippmann, le gendre d'Alexandre Dumas fils. Ce titre, c'est le Vingtième siècle. Il en verra de belles et d'étourdissantes, ce vingtième siècle dont on escompte ainsi, par avance, les merveilles, les inventions, les surprises, les folies ! Mais il ne faudra pas même attendre le vingtième siècle pour la réalisation de ces prodiges. Le son du téléphone, grossi par le microphone, permettra à des mélomanes d'entendre une symphonie, un concert, un opéra, sans même tendre l'oreille. Le son, augmenté de volume, remplira si l'on veut, à une distance considérable, une maison entière. Ah! vraiment si, dans leur féerie nouvelle, les Mille et une Nuits, M. d'Ennery et M. Paul Ferrier ne nous écrasent pas sous les trucs scientifiques, ils ne seront pas de leur siècle, de ce dix-neuvième siècle qui n'est pas le vingtième siècle, mais qui est déjà bien étourdissant!

J'aurais voulu entendre à la fois, dans la salle du téléphone, les trois théâtres, mais l'Opéra-Comique s'est obstiné à trop prolonger son entr'acte. Ah ! quels entr'actes chez M. Carvalho! Il ne songe donc pas aux auditeurs du téléphone qui n'ont point pour se distraire le foyer du théâtre et les bustes de marbre des compositeurs défunts?

Je me console avec l'Opéra et le Monde où l'on s'ennuie.

Je vais de l'un à l'autre. A l'Opéra, une voix de femme, fraîche, bien timbrée, agréable, chante avec beaucoup de charme : Sombres forêts!

A la Comédie-Française, Coquelincontinue à expliquer, à coups de clairon, à madame Jeanne Raymond les tours et les détours du Monde où l'on ne s'amuse pas quoiqu'il soit profondément amusant.

— Le monde où l'on avale sa canne dans Vantichambre et sa langue dans le salon 1 Et comme cela est curieux, ces phrases détachées, ainsi entendues à distance!

Puis, bientôt, à la voix claire deCoquelin, à la voix blanche de mademoiselle Reinchemberg, se mêle le timbre plein d'accentuation et de vibration de mademoiselle Lloyd. Elle lance allègrement son éloge de M. de Saint-Réault et de

son travail sur le Ramayana.Vraiment, il y aurait un travail spécial à écrire sur la voix de nos acteurs et de nos actrices au point de vue tout particulier des auditions téléphoniques. Les voix sourdes n'y brillent guère. C'estcomme la reproduction de certains tableaux par la photographie.

Il faut être deux fois coloriste pour rester coloré après l'épreuve du collodion.

On resterait, d'ailleurs, des heures entières devant les téléphones, et ce n'est point sans un regret qu'on obéit à l'avertissement de l'huissier : - Messieurs, prière de vous retirer! Il y a d'autres personnes qui attendent!

Une petite porte s'ouvre — la porte de sortie - et tout est dit. On est rejeté en pleine exposition d'électricité.

Adieu, le téléphone !

Mais j'avoue que rien n'est plus intéressant et captivant qu'une telle distraction. Jeserais millionnaire, au lieud'être le gazetier vieilli que je suis devenu, j'aurais chez moi un téléphone pour écouter, le soir, l'Académie de musique et, le jour, les,discussions de la Chambre. L'un me consolerait parfois de l'autre. Le téléphone de l'orchestre me ferait oublier le téléphone de la tribune, et si jamais il y avait, comme les années passées, des séances de nuit, quoi de plus pittoresque et de plus ironique que de mêler les deux fils téléphoniques et d'entendre à la fois des discours comme ceux-ci : — Ces jours qu'ils ont osé proscrire 1 — L'honorable préopinant n'a pas traité du tout la ques- tion!

- Je ne les ai pas défendus.

— J'aborde un point de vue tout nouveau et je prie la Chambre.

— Mon père, tu m'as dû maudire!

— Aux voix ! Aux voix 1 La clôture !

Pilon père, tu m'as dû maudire!

- Si vos clameurs ont pour but de me faire quitter la tribune.

— Hélas ! hélas! Je ne te verrai vlus!

- Le pays jugera!

-Non, non, non, je ne te verrai pl-usl.

Applaudissements,d'un côté. Tumulte'de l'autre. Et, pour peu qu'on ne prête pas une oreille absolument attentive, on ne saurait pas trop si c'est M. Villaret à qui l'on criait : Aux voix! ou si c'est, par aventure, un député de la droite qu'on aurait applaudi.

Encore un coup, on y viendra, à tout cela. On fait mieux, on y arrive. Le monde change et tant pis pour qui n'en comprend pas toutesles transformations. Il a ses ennuis, ses misères, ses énervements, soit; mais il a ses grandeurs, et je ne suis pas homme à les nier. Je suis rentré chez moi, tout étonné de ces curiosités téléphoniques, et j'en ai jeté le procès-verbal sur le papier, absolument comme un bon bourgeois qui tient son journal. J'ai négligé, pour cela, de parler du fait important de la semaine, l'élection du président de la Chambre. La Chambre nouvelle aura donc eu déjà trois présidents, un président d'âge, M. Guichard; un président provisoire, M. Gambetta ; un président définitif, M. Henri Brisson.

En fait de président d'âge, il ne faut pas oublier le mot de ce vieillard qui, nommé député en province, disait à sa famille : — Il faut que je me hâte de me rendre à Paris. Si je n'étais pas là, ils n'auraient pas de président d'âge 1 C'estEugène Briffault qui le raconte dans ses Historiettes Contemporaines où il rapporte aussi ce mot du même genre, dit par un des plus anciens abonnés du Journal des Débats à M. Armand Bertin, rédacteur en chef depuis la mort-de Bertin l'aîné : — Ah ! monsieur, quelle perte nous avons faite, nous, vos abonnés ! Si monsieur votre père eût vécu que de choses il eût empêchées ! Tenez, le feuilleton sur la mort de Bertin l'aîné, certainement il ne l'eût jamais laissé passer !.

P. D.

XLV

Paris, 11 novembre.

Les Lettres de Benjamin Constant à madame Récamier. —

M. Tirard et la charcuterie. — Une vieille pièce toujours nouvelle : Changement de ministère. - Ce qu'est devenu l'Apothéose de M. Thiers.

Interpellations à la Chambre, constitution du nouveau ministère, mouvement financier éperonné et exacerbé de toutes façons, procès intimes à l'horizon, la blonde duchesse de Ghaulnes et la rousse mademoiselle Valtesse réclamant, l'une et l"autre, leurs enfants, l'une à sa mère, l'autre à sa belle-mère ; pièces nouvelles çà et là ; redoute de nuit au Cercle de la Chaussée d'Antin, — un de ces cercles nouveaux où les tableaux font accourir la foule ; — c'est le bilan de la semaine. Beaucoup de bruit, mais (en dehors de la politique) beaucoup de bruit pour 'rien, comme la plupart du temps.

Il y a bien les élections académiques, mais elles n'intéressent que les candidats. Il y a aussi les lettres de Benjamin Constant à madame Récamier qui montrent, sous un jour je ne dirai pas tout nouveau, mais très ardent, l'auteur d'Adolphe. Imaginez un flambeau tout allumé (le flambeau de l'Amour) qui veut fondre, mais en vain, un bloc de glace. Le bloc de glace, c'est madame Récamier. Elle est flattée qu'on se consume pour elle; peut-être entretient-elle la flamme, mais elle ne l'assouvit pas. Elle ne -lui donne rien à dévorer.

Juliette, la belle Juliette, mettait ses amants à la diète.

Mystère physiologique, a-t-on dit. Est-on bien sûr qu'un tel mystère existât ?

— Je voudrais bien, disait quelqu'un devant nous, l'autre jour, lire les lettres que madame Récamier écrivait à Benjamin Constant. Car, enfin, elle lui répondait ! Que lui répondait-elle ? Voilà qui serait intéressant à connaître et qui nous fixerait un peu sur la vertu de madame Récamier.

Il est évident que Benjamin Constant n'a pas écrit, pendant des années, des billets doux et éperdus pour le plaisir de les écrire et pour qu'on n'y donnât pas quelque réponse d'une façon ou d'une autre. Ces réponses, quelles étaient-elles ?

Il existe, je crois, des Lettres curieuses, précieuses, dont madame Louise Colet avait jadis commencé la publication et qu'elle avait copiées chez madame Lenormant.

On m'a conté que cette correspondance était, depuis des années, mise sous scellés dans les caves d'un éditeur de Paris. Est-ce qu'il n'y a pas prescription pour les scellés, et ne pourrait-on, maintenant, mettre au jour cette Correspondance qu'une volonté absolue réduisit jadis à demeurer en feuilles, sans brochage ? C'est un point d'interrogation que je pose 1. Dans ces Lettres nouvelles, madame Récamier et Benjamin Constant jouent un petit proverbe amoureux dont on reparle beaucoup, en un certain monde, depuis la mise au jour de ces déclarations d'un homme d'Etat, d'un politicien, comme on dirait aujourd'hui, plus exalté en amour qu'en politique.

Il faut avouer d'ailleurs que Benjamin Constant et .madame Récamier, tout intéressants qu'ils sont, n'appartiennent guère au domaine de ce qu'on est convenu d'appeler l'actuahté. Mais qui dira ce qu'est l'actualité, où elle commence et où elle finit? J'ai trouvé, pas plus tard qu'hier, dans la rue, deux couplets, portant cette annotation : Pour le copzste, et qui doivent faire partie de quelque 1. Mais ces -Lettres sont précisément celles qu'on vient de publiêr.

manuscrit de pièce de théàtre prochainement destinée à être jouée. A quelle actualité les rattacher et à quelle personnalité littéraire les retourner ?

IL est probable que ces deux couplets tracés au crayon, l'auteur les a cherchés longtemps et il est possible qu'il les cherche encore. Je connaîtrais son nom que je les lui en-

verrais, sur-le-champ, par la poste. Mais je ne sais à qui les restituer et je les imprime, afin que leur auteur les retrouve. Qui nous dira pourtant de quelle opérette, de quel opéra-comique, de quelle actualité d'hier ou de demain ces couplets sont extraits?

N° 3.

COUPLETS D'AMÉLIE.

1

En ce temps digne de mémoire, Fertile en grands noms de héros, Il faut citer, d'après l'histoire, Deux personnages principaux !

C'étaient dans l'ordre militaire Les conseillers du roi Louis le Grand : Le général de la Vallière Et le colonel Montespan.

II

Parfois le fils de Louis Treize Chez la Reine entrait pour la voir.

« Sire, disait Marie-Thérèse, » Vous semblez fatigué, ce soir ! »

Il répondait, toujours austère, C'est que je viens d'étudier le plan

Du général de la Vallière Et du colonel Montespan.

Il est probable que nous entendrons ces couplets dans quelque pièce à musique nouvelle 1. Quesi,encore une fois, l'auteur inconnu les regrette et les cherche, les voici imi. Et nous les avons entendus 1 Ce sont des couplets de Lili.

primés ; il n'a plus qu'à les recopier et, en les faisant passer à la postérité, nous lui aurons peut-être rendu un grand service.

Mais voici le problème : — De quelle pièce en répétition ou en préparation. ces couplets d'Amélie sont-ils tirés?

Je ne les crois pas, quoique spirituels, de M. Leconte de Lisle.

Une actualité, plus poignante que les lettres de Benjamin Constant ou le plan Du général de la Vallière, c'est la déclaration de guerre adressée aux charcuteries d'Amérique par M. le ministre de l'agriculture et du commerce et M. le ministre des finances. Il paraît que les charcuteries américaines nous empoisonnaient peu à peu.

La trichine, ce phylloxéra humain, nous arrivait importée par la viande de porc. Napoléon organisait contre l'Angleterre le blocus continental. M. Tirard et M. Magnin organisent contre l'Amérique la' guerre du saucisson et le blocus du cervelas. Mais, en vérité, on en viendrait à ne plus oser porter une bouchée à ses lèvres si l'on savait tout ce que recèle d'animalcules nuisibles et de fâcheux parasites le moindre morceau de nourriture. Pauvres Parisiens. Ce ne sont pas eux qui boivent du lait ! On l'a analysé, le breuvage ainsi désigné, et ce qu'il contient est incroyable. Et le vin ! Et les liqueurs! Il faudrait, comme pour les cochonnailles, édicter de nouvelles lois afin de protéger l'estomac de nos contemporains. Ce sera peutêtre l'affaire du ministère nouveau.

Je causais, l'autre jour, avec un homme d'Etat anglais qui, en fait de changement de ministère, me racontait une très amusante anecdote.

— Il m'est arrivé, me disait-il, une aventure assez piquante. J'ai été nommé ministre pendant un bal. Oui, il y avait séance de nuit. J'étais forcé d'assister à un bal, et, tandis que mes amis renversaient M. X. — avec qui, du reste, j'étais lié, — dans ce bal je faisais danser sa femme !

Si bien qu'au moment même où, après la valse, elle me disait : — Merci, monsieur! — son mari, à qui je devais succéder, était mis en minorité et tombait du ministère !

Eternelle comédie de la politique ! Nos romanciers croient avoir inventé le roman administratif et le roman satirique ! Le hasard a fait qu'hier, ouvrant un vieux numéro d'un journal d'art et de théâtre, je suis précisément tombé sur le compte rendu de certaine comédie de Mazères et Empis, représentée il y a plus de quarante ans à l'Odéon et qui prouve que la raillerie politique — roman ou théâtre — est de tous les temps.

Cela s'appelle le Changement de Ministère, comédie en cinq actes, en prose. Et s'il y eut jamais une actualité, la voilà !

« Les revirements administratifs, dit le compte rendu anonyme de la pièce de théàtre oubliée, seraient une mine féconde en comédies de haute portée, s'il existait parmi nous un homme assez fort pour mêler aux ressorts d'une intrigue à la Beaumarchais la satire brutale et indépendante de tous les partis. Il y a, dans le spectacle 'de cette lutte acharnée entre les titulaires ministériels et les candidats de l'opposition, de vigoureuses leçons pour tout le monde.

Mais cette œuvre d'impartialité demande, avant tout, du génie ; et c'est oser beaucoup que de jeter à la risée populaire des notabilités si diverses, dont il faut tout à la fois peindre les mœurs, prouver l'esprit et mettre en saillie les ressources d'intelligence. »

L'article de l'Artiste serait de Jules Janin ou de M. Félix Pyat que cela ne me surprendrait pas.

« MM. Mazères et Empis se sont, continue-t-il, chargés de cette grande responsabilité ! Notre histoire constitutionnelle était trop d'hier pour que, sans scandale, ils pussent citer des contemporains à la barre de la scène : ils ont fouillé dans le vocabulaire britannique et revêtu de noms anglais des caractères et des situations qui nous appartiennent aussi" bien qu'à nos voisins d'outre-mer. »

Voilà l'originalité des peintres de mœurs d'aujourd'hui ; ils ne vont pas, comme les auteurs des comédies de 1831,

chercher leurs personnages en Angleterre. Autrement, rien n'est nouveau sous le soleil ! Mais veut-on savoir ce qu'était ce Changement de Minzstère qu'on pourrait presque reprendre aujourd'hui?

« Brillant orateur de l'opposition, à la tête d'un parti qui s'élève en face d'une administration qui succombe, homme du peuple avant tout et son idole, le héros de cette comédie sape énergiquement un ministère dilapidateur.

Mais ce hardi tribun, qui voudrait volontiers que l'autorité donnât du sien pour le gouvernement, qui tonne contre le désordre et vocifère l'économie, n'a lui-même, dans sa vie privée, aucune des qualités qu'il impose aux hommes publics. Il court les tavernes où l'on joue, aime les femmes avec-fureur, parie à chaque course de New-Market, délaisse sa femme et affiche un Juxe effréné.

» La femme du ministre, contre lequel sont déchaînées les émeutes de la populace et les foudres de la tribune, tremble pour la suprématie de son rang, pour son magnifique avenir qui s'en va. Comment désarmer ses adversaires? Pourquoi ne profiterait-elle pas, contre le plus terrible, de la toute-puissance de ses charmes? Tandis qu'à l'insu de la ministresse, un agent du ministre profite d'un pari perdu par le dangereux orateur pour tenter de front sa vénalité, elle se rappelle fort à propos que la femme de son ennemi fut sa meilleure amie en d'autres temps : elle va renouer des sympathies qui la mettront ainsi à même d'essayer plus habilement son influence.

» Mais auprès de cette espèce de Mirabeau, dont MM.

Mazères et Empis ont crayonné la silhouette d'une manière assez pâle, se trouve un guide politique, ardent et sincère, dévoué au triomphe de sa cause, à la réalisation de ses principes ; tout en prophétisant la victoire prochaine des whigs, il veut que son jeune ami règle désormais sa conduite particulière sur les maximes droites et généreuses dont il s'est montré le plus éloquent défenseur. Tant que la contradiction régnera entre ses actes et ses discours, l'opposition ne saurait le reconnaître pour chef ni l'accepter pour ministre. Ces scrupules révoltent le tribun, et

s'il repousse, malgré son dépit d'un tel reproche, les offres de l'argent ministériel, son caractère l'emporte ; il cède à des coquetteries de femme. Dès lors, son but change ; il ne renversera plus le ministère qui chancelle ; il le fortifiera en s'y joignant en qualité de collègue. Pour cet effet, une entrevue mystérieuse a lieu ; les conditions sont débattues entre les rivaux. Mais John Bull, avec des pierres.

et des bâtons, John Bull, qui fait de la politique au milieu des hurlements et des coups, surprend le tête-à-tête.

» Des soupçons pénètrent alors dans les rangs de l'opposition ; le fatal papier sur lequel ont été notés les noms d'un ministère mixte est mis au jour. Le public sait qu'une femme a fait ployer notre fougueux tribun; les whigs réussissent, mais il apprend, par son élimination de toute candidature au ministère, qu'il ne suffit pas d'être l'expression orale d'un parti, qu'il faut encore en être l'expression morale. »

J'ajoute que le Changement de Ministère où l'on rencontrait, paraît-il, « quelques mots heureux, dérobés dans les journaux » ne réussit point. Je l'ai cherché et n'ai pu le trouver chez les libraires. Il y avait là une idée que je recommande à nos futurs ministres : la femme du ministre achetant les suffrages d'un chef de l'opposition en lui distribuant, en guise de grands cordons, ses faveurs les plus agréables. Ce moyen de gouvernement ne manquerait point d'une certaine grâce. Cela dépendrait des ministresses. On pourrait presque trouver, si la ministresse était jolie, certains ministères inamovibles.

Mais qui est inamovible en ce monde? Après avoir été acclamé, on se voit caricaturé et les petits journaux publient votre charge : — feu le Ministre apportant lui-même une couronne mortuaire à son propre tombeau. Ci-gît Son Excellence! D'autres crayonnent derrière les portraits des membres du cabinet menacé, une Mort, armée de sa faux et prête à moissonner tout le Conseil des Ministres ! André Gill n'aurait pas eu une fantaisie plus macabre.

Ce n'est point Mazères, ce n'est pas Empis qui écriraient comme il faut le Changement de Ministère. 0 Hans Holbein,

c'est toi seul qui pourrais peindre aujourd'hui la Danse macabre des ministres et les déroutes insensées des popularités!

La moralité de la popularité en politique se peut contenir dans l'histoire du tableau fameux de M. G. Vibert, l'Apothéose de M. Thiers — un tableau choyé, acclamé, placé au Salon d'honneur, gravé sur bois par tous les journaux illustrés, tiré à part et donné en prime par la Petite République française.

— Il ornera, disait-on, la Chambre des députés !

M. Vibert l'avait composé pour la Chambre des députés.

On le met au Luxembourg. Le conservateur le fait offrir à la Chambre des députés. M. Gambetta ne semble pas entendre et quand il entend, il répond : — Mais non, mais non ! l'Apothéose est très bien au Luxembourg!

— Mais elle y mange toute la place. Elle est énorme.

C'est la Smala de l'enthousiasme !

La Smala!. Versailles! Eh! eh! Versailles, c'est une idée. Eh ! mais, voilà une idée ! Et c'est ainsi que nous verrons, quelque jour, l'Apothéose de M. Thiers à Versailles.

Je sais d'autres tableaux, nés de circonstances politiques, qui ont subi fortunes pareilles. On ne les a pas mis à Versailles, on les a roulés dans les combles. A mesure que la popularité du personnage peint descend, la peinture monte. au grenier!

J. M.

XLVI

Paris, 18 novembre.

Odette et mademoiselle Valtesse. - 1/Album de M. Lelio Neve.

Paris est, cette fois, en pleine saison dramatique. A la pièce de Sardou, Odette, on se montrait hier tous les visages de Parisiens parisianisants ou d'étrangers parisianisés. Le Bois est peuplé, le tour du lac a ses hôtes d'habitude, la grande avenue des Champs-Elysées est aussi remplie de cavaliers et d'équipages que peut l'être à Londres Rotten-Row dans la season.

A la Chambre, le nouveau ministère fait son entrée. Au palais de l'Industrie, l'exposition d'électricité va opérer sa sortie. On ouvrira avant peu un musée artistique auTrocadéro. Il est question de monter, cet hiver, le Lohengrin de Wagner au théâtre des Nations, entre deux mélodrames.

Voilà les nouvelles du moment et les nouvelles de demain.

Le procès de mademoi-elle Valtesse a été la nouvelle d'hier. Faites donc des drames ! La vie en invente de plus étonnants. Et allez donc nier, en même temps, que le drame soit dans la nature 1 Je n'en sais pas de plus poignant que celui-ci : une mère réclamant sa fille à l'aïeule qui la fait élever.

— Non, je ne rendrai pas la petite Pâquerette, dit la grand' mère. Sa mère l'élèverait mal!

Et la mère de Pâquerette : — Comment, répond-elle, m'avez-vous élevée, vous?

Ce titre de mère est tellement sacré et, sur les lèvres

d'une femme, il devient tellement émouvant qu'il a fait le succès de mademoiselle Valtesse devant le tribunal, et d'Odette, une des plus remarquables pièces de Sardou, devant le public.

Mademoiselle Valtesse Delabigne avait, il y a quelques années, tenté d'ajouter un autre titre encore à ceux qu'elle porte, et elle s'était faite « femme de lettres ». Elle écrit fort bien, sur du papier glacé qui porte en tête un aigle d'or aux ailes étendues, armes parlantes des opinions politiques de cette jolie femme à qui un des chefs du parti bonapartiste, le plus tapageur peut-être, disait, une fois, d'un ton superbe, comme un Vénitien romantique parlant à une Impéria de drame historique : — Il est une nuit que vous ne me refuseriez pas, c'est la nuit du 2 Décembre !

Mademoiselle Valtesse a écrit, un jour, un volume intitulé Isola qui pourrait bien être et qui est, je pense, la confession de ses pensées intimes. Tout justement, ce récit parisien, ce roman, à peu près introuvable aujourd'hui, s'ouvre par un chapitre où l'auteur - ou l'authol'ess - raconte Une premz'ère aux Variétés, une « première » au temps où Meilhac et Halévy faisaient cascader la vertu de cette mademoiselle Schneider qui est maintenant comtesse aussi authentique que la baronne de Cornaro-Doria de la comédie de Sardou.

« Deux écrivains d'esprit essayaient, ce soir-là, écrit d'un air assez- dégagé mademoiselle Valtesse, une nouvelle machine au théàtre des Variétés. C'était une belle première représentation. Les avant-scènes faisaient une concurrence sérieuse à la vitrine de Samper.

» Une première représentation, ô Parisiens, n'est pas ce que pense un peuple vain, frivole et ignorant ! C'est un événement d'une importance capitale. Il est coté très haut à la Bourse des amours faciles. Les dames galantes y trouvent l'occasion de faire une sérieuse émission de leurs charmes.

Il faut que, ce soir-là, leur capital de diamants rapporte ses gros intérêts illégaux. Tout Paris est présent : celui qui écrit, celui qui parle, celui qui paye.

» Le rideau vient de tomber sur le premier acte. La bataille commence ! En avant ! L'éventail au poing, elles chargent, intrépidement comme des soldats. L'occasion est là. Si elle n'a plus de cheveux (et cela n'en vaut que mieux), il faut la saisir à bras le corps.

» Les loges sont donc fort recherchées et payées en conséquence. Quant aux avant-scènes (ainsi nommées parce qu'elles en causent énormément dans les ménages), postes de combat préférés, il n'est sacrifice qu'une femme n'impose froidement à son propriétaire pour pouvoir s'y montrer. De là, l'artillerie des yeux domine admirablement le champ de bataille ; tout coup porte en plein et la riposte n'est pas ce que l'on craint. »

Je trouve curieux ce tableautin parisien tracé par une supra-Parisienne, et je ne m'étonne pas que mademoiselle Valtesse ait eu, un moment, l'idée de fonder, avec mademoiselle Marie Colombier nécessairement, une Société de gens de lettres de femmes.

Mais, dans tout roman comme dans tout article féminin, il y a de petits coups d'ongle à l'adresse des femmes.

L'auteur d'Isola profite de son premier chapitre pour grouper aux Variétés quelques bonnes petites camarades et leur distribuer, çà et là, un coup de plume.

Les croquis valent la peine d'être regardés.

« A droite, au rez-de-chaussée, la Belle Hélène exhibait les diamants de famille de quelques gentilshommes morts jeunes. Elle commence, dit-on, à plier les épaules sous le fardeau de la gloire; son front porte l'empreinte des couronnes qu'elle a conquises. »

Voici « la comtesse Bleue, la femme du suicidé et la maîtresse d'un étrànger qui, pendant la guerre, commandait une compagnie de hulans », — puis « Madame Alphonse, reine de la jambe gauche, premier ministre responsable des plaisirs d'un roi. Tout lui a réussi, tout lui sourit, même son mari légitime. »

Je ne devine pas très bien qui peuvent être les autres personnages que mademoiselle Valtesse met en scène, mais on reconnaît tour à tour madame Chaumont, madame

Théo et la poétique Sarah B. Une simple initiale. Il n'est pas besoin de la nommer.Quant à la jolie xrousse que l'auteur nous montre mordillant un bouquet de violettes, les peintres la reconnaîtront à ce pastel : « Elle avait des cheveux étranges, roux, mais d'un roux particulier où semblaient scintiller mille paillettes d'or. On avait des éblouissements en regardant cette chevelure que soutenaient difficilement de longues épingles d'écaillé blonde et d'ambre. Des boucles folles s'échappaient effrontément pour venir caresser ses tempes nacrées, son cou et ses épaules. A la voir ainsi, le front un peu sévère, la bouche fine, le regard caché par ses longues paupières, on se sentait pris d'un vif désir de s'approcher, de la faire parler, de s'assurer enfin que c'était une femme et non une statue. »

C'est mademoiselle Valtesse décrite par mademoiselle Valtesse. Remarquez-vous que lorsque les femmes parlent d'elles-mêmes, ce qu'elles tiennent surtout à dire c'est qu'elles sont étranges, bizarres, — statue comme mademoiselle Valtesse, ou fantôme comme mademoiselle Sarah Bernhardt?

Mademoiselle Rousseil, qui a écrit ses impressions, elle aussi, dans la Fille du proscrit, tient à se faire passerpour un sphinx. Le sphinx d'Egypte ! Tandis qu'elle est tout bonnement une passionnée de son art et la bonté même.

Mais l'étrangeté, cela est si tentant 1 Combien de fois l'avons-nous entendu ce mot : — Je ne suis pas une femme comme les autres !

Eh bien! tant pis ! Soyez femme, au contraire, restez femme et trois fois femme, comme vous fêtes, et c'est par là que vous séduirez et plairez éternellement.

« La femme, dit Arsène Houssaye, est le huitième péché capital, mais c'est la quatrième vertu théologale! »

Le madrigal est joli; je le trouve dans une lettre que m'adresse de Trieste M. Lélio Neve, ce très ingénieux amateur des choses de l'esprit qui a eu l'idée d'offrir à deux nouveaux époux un album d'autographes inédits et qui,

pour ce faire, s'était adressé à bien des célébrités italiennes et françaises. C'est Jacques Mardoche qui a, le premier, raconté le fait et M. Lélio Neve l'en a remercié — ou accusé — en ajoutant : « Mes démarches ont été couronnées d'un excellent résultat, quoique bien des personnalités aient fait la sourde oreille à ma prière. Toutefois mon but a été atteint. Hier, au lieu de vers ou de fleurs, j'ai présenté aux époux, comme cadeau de noces, cette petite Anthologie précédée d'une dédicace où je m'excusais en disant que si je ne fournissais que la tige, du moins mes correspondants avaientfourniles fleurs. »

Et M. Neve transcrit pour nous quelques pensées inédites de son Album, à l'exception, dit-il, d'une feuille due « à madame Juliette Lamber qui a bien voulu m'envoyer » une page d'une œuvre inédite et que je ne me permets » pas de recopier de crainte de commettre une indiscré» tion. »

Voici, en remerciant notre correspondant de Trieste de nous lesfaire connaître, quelques-unes des feuilles volantes, aujourd'hui reliées, qui lui sont parvenues pour son curieux Album :

La première moitié de la vie se passe à désirer la seconde, la seconde à regretter la première.

ALPHONSE KARR.

Dans la jeunesse, la vie est une magicienne ; dans la vieillesse, c'est une sorcière.

ÉTINCELLE.

Ceci est mon écriture quand je m'applique. Jugez un peu de ce qu'elle doit être quand je ne m'applique pas!.

LUDOVIC nALÉVY.

A H.

C'est toi qui remplis seule à mes yeux l'univers, Toi dont le souffle ému passe dans tous mes vers, Sans que jamais ils t'aient nommée I Toi qui ris doucement dans ma vie et qui bats Chastement dans mon cœur, toi qui seule ici-bas M'as aimé, que j'ai seule aimée!

MARC MONNIER.

Sarebbe strano rifiutare una cosa che non costa e non val nulla.

ASCOLI GRAZIADIO.

Croire tout découvert est une erreur profonde, C'est prendre l'horizon pour les bornes du monde.

LEMIERRE.

Beaucoup de choses, certes, restent encore à découvrir, entre autres le bonheur parfait en ménage. Jeunes époux, qui débutez dans la carrière conjugale, ayez la science de faire cette importante découverte.

OLYMPE AUDOUARD. ,

La gelosia s'appiatta nel fondo del cuore, la fiducia n'abita il vertice. Quella trascina, questa solleva l'anima.

BONGHI RUGGERO.

Que peut dire un autographe à celui qui n'en connaît pas l'auteur? L'écriture de l'homme n'est pas un portrait de son âme. Il y a déjà longtemps que Pythagore a dit en ses vers dorés : « L'écriture est le cadavre de la pensée. »

JULES CLARET1E.

Qu'est-ce que le devoir ? — C'est ce:qu'on exige des autres.

ALEXANDRE DUMAS FILS.

Voici, monsieur, les quelques lignes que vous me demandez et qu'une longue absence, ne m'a pas permis de vous adresser plus tôt.

Votre bien dévoué, JULES VERNE.

Aperire terrain gentibus!

FERD. DE LESSEPS.

Le pseudonyme, c'est comme le loup de bal masqué sur un visage : à travers le velours, les yeux qui brillent semblent plus perçants et plus spirituels.

JACQUES MARDOCHE.

Je ne sais si la profession de foi de Mardoche est de l'avis de tout le monde, mais il a raison et le mystère est un adjuvant au succès. Toute femme masquée paraît une jolie femme. C'est un fait et on ne discute pas avec les faits.

Seuls, les esprits aigus tentent de les nier, comme ce philosophe amer à qui l'on disait : — Un et un font deux!

Et qui répondait : - Pardon ! Un et un font quelquefois onze.

P. D.

XL VII

Paris, 25 novembre.

Les Panoramas. — Amédée Le Faure et madame de Nerville. —

Livres à lire : M. Saint-Juirs, M. Louis Dépret et M. Pierre Véron.

C'est la semaine des Panoramas. On a inauguré, hier en déjeunant sur la plate-forme, le panorama que M. Castellani consacre à la défense de Belfort, et on inaugurera demain, sans café ni liqueurs, le panorama de la bataille de Reichshoffen, par MM. Poilpot et Jacob. Cette façon de prendre un repas devant un spectacle militaire ne manque point d'ironie et l'antithèse est à noter : sur la plate-forme on trinque, sur la toile du panorama, on meurt; c'est le déjeuner artistico-patriotique. J'avoue que je ne me serais pas senti grand appétit devant l'image de ces combats dont les blessures ne sont pas toutes cicatrisées. Je suis un peu comme le rat des champs, et si le rat de ville me priait de boire du curaçao devant un panorama militaire, je serais bien capable de lui répondre : Mon ami, fi du plaisir Que le souvenir peut corrompre!

Je me rappelle encore le temps où je parcourais ces campagnes d'Alsace et de Lorraine avec Amédée Le Faure, qui vient de mourir au retour d'une excursion en Tunisie où il a pris une mauvaise fièvre. Amédée Le Faure était alors un simple reporter et il abattait de la copie pour sept ou huit journaux à la fois. Il écrivait, écrivait, écri-

vait et faisait, dans l'entre-temps, des plans de campagne, moins mauvais à coup sûr que ceux de certains généraux. C'était un gros garçon blond, rieur, parlant bien, mais qui ne paraissait pas destiné à jouer le rôle quasiprépondérant qu'il a failli remplir en politique. Il ne demandait qu'à gagner sa vie avec sa plume, et, pour ce faire, il multiplia les Correspondances qu'il adressait aux journaux. A combien de journaux? Au Soir, au Journal des Débats, à Paris-Journal, au National et à l Opinion nationale. Il en a réuni depuis un certain nombre sous ce titre : Aux avant-postes. A cette époque, il n'était guère connu de nous que par un volume où, non sans talent, il avaitétudié le Socialisme pendant la révolution, Babeuf, par exemple. Ses Lettres de la guerre attirèrent l'attention sur son nom, et de cetteépoque de sa vie datent pour lui ce goût et cette science des choses militaires, qu'il se mit à étudier sous les ordres d'un des officiers les plus distingués et les plus patriotes de notre armée, le capitaine Edouard S. t.

Une des lettres de Le Faure sur la campagne du Rhin, devenue la campagne de France, fit sensation. C'est celle où il racontait son retour à Metz sur une locomotive Crampton pendant la nuit du'6 au 7 août quisuivitla bataille de Forbach. Sur la plate-forme de la locomotive, lancée comme au hasard dans la nuit, Amédée Le Faure avait pour compagnon un chauffeur de la machine et M. Alfred d'Aunay, du Figaro.

A six heures du matin, écrit-il, nous arrivons ,'i Metz; notre premier soin est de nous rendre au quartier général : tout dort à l'hôtel de l'Europe. Nous triomphons enfin de la résistance des ordonnances, et nous sommes introduits, couverts de sang et de boue, dans le salon du maréchal Lebœuf. En un instant, tout est en rumeur, personne ne savait le premier mot de la défaite. Vingt officiers se pressent autour de nous, nous posant mille questions.

Une carte est étendue sur la table : nous nous efforçons d'expliquer notre marche, d'indiquer la route suivie; nous ne pouvons y parvenir. La carte est inexacte. Il nous faut, sur un bout de papier, corriger les erreurs, et cette carte est celle de l'état-major I Tout dans cette sinistre nuit est invraisemblable, impossible.

Le chef d'état-major du maréchal Lebœuf, après nous avoir écoutés jusqu'au bout, nous pose une dernière question :

— Savez-vous où est Bazaine?

Un instant nous doutons de notre raison. Quoi on dort dans cet hôtel où tout doit se concerter, on repose tranquille, fier de la besogne accomplie, et l'on ne sait où sont les divisions, les corps d'armée, les maréchaux 1 Où est Bazaine?

Hélas! il n'était pas là!

Amédée Le Faure, dans cette lettre où le style n'est pas toujours à la hauteur de l'émotion de celui qui l'écrit, mais dont le ton ne paraît pas moins touchant, ajoute pour finir, cette anecdote : Il rencontre dans la ferme d'un paysan, un officier de la ligne blessé : - A ma vue, l'officier se souleva. Lorsque j'eus dit qui j'étais, il me saisit par la main, son œil se ranima, sa voix vibra.

— Monsieur, me dit-il, j'ai un service à vous demander, service immense ! Jurez-moi que vous ferez ce que je vais vous dire 1 — Sur l'honneur, je le ferai 1 — Eh bien, écrivez que le lieutenant de B., si la balle qui lui a traversé la poitrine ne le tue pas, brûlera la cervelle à l'homme qui nous a trahis !

Cette voix vibrante au milieu de la solitude, c'était, dit Le Faure, l'opinion unanime de l'armée.

Et le futur écrivain militaire ajoutait : « Qu'il s'appelle Trochu ou Changarnier, Bourbaki ou Bazaine, il nous faut un homme avec ou sans épaulettes, simple lieutenant à cette heure ou maréchal de France, qui apprenne à nos troupes frémissantes comment on marche en avant et non comment on recule ! »

Eh! pardieu, oui, mais Trochu, Changarnier, Bazaine et Bourbaki devaient tour à tour commander — et reculer. Il y avait là, au-dessus de nous, une fatalité atroce et devant nous une force écrasante. Ce que disait là Amédée Le Faure, je l'ai entendu, dix ans plus tard, réclamer tout haut, quel étonnement ! par des officiers de cavalerie, à Saint-Germain-en-Laye, le jour de l'inauguration de la statue de Thiers : — Ah ! ce qu'il nous faudrait, disaient quelques militaires, c'est un ministre de la guerre en redingote, par exemple Amédée Le Faure!

Oui, ce reporter de la guerre de 1870, qui écrivait sur son genou quatre ou cinq correspondances à la fois, ilavait inspiré tant de confiance à des soldats que quelquesuns, je les entends encore, le demandaient comme ministre de la guerre. Journaliste, il était loin d'être au premier rang, et il se pouvait trouver des officiers pour accepter qu'il eût la haute main sur l'armée tout entière. Ce que c'est pourtant que de se consacrer, corps et àme, à une idée et d'étudier à fond une question ! Ce monde-ci ne croit qu'aux spécialistes.

Amédée Le Faure, autrefois, ne rêvait certes pas tant d'honneurs, et il devait être heureux de la situation que très vaillamment et laborieusement, il s'était faite. La mort est venue, brutale, casser en deux ses ambitions nouvelles et ses espérances. Une mort qui, d'ailleurs, ressemble à celle du soldat, le député ayant voulu faire luimême son enquête sur la guerre de Tunisie, comme jadis le journaliste l'avait faite sur la guerre franco-allemande.

Une autre mort de la semaine est celle d'une remarquable femme qui tint haut la science du bien dire et le goût de faire le bien. Madame de Nerville fut une des dernières Parisiennes qui eurent un salon. J'entends un salon où l'on cause. Il y a des salons où l'on passe, des salons où l'on prend le thé, après dîner; il y a même des salons où on fume. Mais les salons où règne la causerle, comme dirait un homme d'autrefois, disparaissent de jour en jour. On causait donc chez madame de Nerville et l'on y jouait aussi la comédie, des pièces de Dumas surtout. Certaines de ces représentations sont demeurées célèbres. Madame Aubernon, la fille de madame de Nerville, animait à la fois, dans le salon du square de Messine, et les pièces représentées et les causeries. Elle savait mettre ses hôtes à l'aise, elle régnait de par une intelligence supérieure sur ce monde en partie académique qui l'entourait. Et quand je dis elle, je ne sais si je songe à madame de Nerville, qui n'est plus, ou à madame Aubernon, qui demeure et dont la mort n'aura point, je pense, fermé le salon.

Causer est un si grand plaisir! Causer et lire.

Par ces temps boueux, en effet, quand on n'a pas de théâtre à aller voir, le mieux, je pense, est d'ouvrir les livres nouveaux, et j'en ai là plusieurs de fort intéressants : Une vie de polichinelle de Saint-J uirs, roman qui commence dans l'hôtel de madame Judic, décrit sans scrupule et avec beaucoup de verve par le romancier, l'hôtel de Molda, une nuit de bal, avec toutes les personnalités parisiennes en renom, depuis M. Bischoffsheim le député, jusqu'à M. Edouard Philippe, l'artificier, croquées d'un trait, peintes d'un mot.

Je rencontre là un personnage qui se divertit beaucoup chez Judic sous un costume de polichinelle. Tout à coup l'ennui le prend. Il songe à sa femme qu'il a quittée depuis six semaines et, mélancolique et plein de remords, il se dit : — Tiens, je vais rentrer chez moi!

En Polichinelle? — En Polichinelle !

— Après tout, ces bosses, soupire le bon père, ça amusera le petit !

L'auteur d'Une vie de polichinelle, en contant le trait, s'est souvenu d'une réflexion identique faite de même au milie i d'un bal masqué, par le pauvre Hippolyte Nazet, le plus agile des reporters, mais le moins ami du foyer. SaintJuirs, selon la mode actuelle, a mis la réalité dans le roman. Il n'en est pas d'ailleurs à son début. L'auteur d'Une vie de polichinelle a eu, sous son pseudonyme de SaintJuirs, de grands succès de conteur : J'ai tué ma femme! et Cherchez l'Amour, succès mérités, livres fort dramatiques et très vivants.

De son vrai nom, Saint-Juirs s'appelle René Delorme et c'est un journaliste distingué. Il fait des romans avec la vérité qui court, il regarde autour de lui et prend des notes. M. Louis Dépret, l'auteur de Trop fière, — un livre exquis, soit dit en passant, - semble, au contraire, se replier sur lui-même, scruter sa pensée, écouter les battements de son propre cœur et donner au public le suc et comme le miel de ses pensées. De ces deux méthodes, laquelle est préférable? Je n'en sais rien et ne veux point conclure.

Il est évident, — voilà qui est bien certain, — que le personnage de Claire-Fontaine, le héros de Trop fière, si M. Dépret ne l'a point rencontré au tournant d'une rue, il l'a du moins vu vivre avec les yeux de l'esprit. Et ces yeux-là n'ont pas besoin de lunettes pour voir clair. Aussi quelle délicatesse d'analyse dans ce dernier roman de Louis Dépret! C'est là un des rares romanciers qui puissent et sachent peindre une femme. La femme, être complexe qui fait, en littérature et en peinture, le désespoir des portraitistes. Ce remarquable roman d'un délicat, Trop fière, est à lire et sera lu comme l'œuvre la plus tapageuse d'un lourdaud.

Autre livre bien spirituel, dont le succès estfait d'avance.

C'est la Mascarade de l'Histoire, de M. Pierre Véron. Le rédacteur en chef du Charivari excelle à résumer dans une ligne, dans un mot, un jugement souvent paradoxal et plus souvent juste et profond. Il a ainsi rendu des arrêts rapides et quasi-lapidaires sur les contemporains. Le voici maintenant qui applique son procédé à l'histoire. Tout le Dictionnaire de Bouillet tient en essence dans les trois cents pages de ce volume de Véron, où le dessinateur Draner a semé les plus alertes et les plus ingénieuses des illustrations. La Mascarade de l'Histoire, c'est la critique historique prenant un masque pour s'en aller à l'Opéra, et pour dire, sous le velours du loup ou le satin du domino, la vérité à une infinité de gens.

Ils y passent tous, les plus grands et les plus illustres, et cette Histoire en costume de carnaval leur tire finement et narquoisement la bonne aventure. Pierron Véron est là derrière qui lui souffle le mot à dire, aussi difficile à trouver que la scène à faire.

En voulez-vous des exemples? Je n'ai qu'à feuilleter ces pages qui ne pèsent guère.

Améric Vespuce. — Un parrain qui voulut se faire passer pour le père. C'est le contraire qu'on voit ordinairement.

Attila. — On l'a appelé tout seul le Fléau de Dieu. Ce n'est pas juste pour les autres conquérants.

Beaumarchais. - Celui qui a attaché la mèche au bout du fouet de la révotutiom

Belgique. — On l'a appelée l'Odéon des nations. On l'a raillée sur sa manie de contrefaçon. Nous devrions bien, nous, tâcher d'apprendre à contrefaire son bon sens politique et son intelligence pratique de la liberté. N'aurait guère lieu de se féliciter de son hospitalité toujours ouverte et serait en droit de croire, sur la foi des caissiers, que la France est un peuple d'escrocs, si les coups d'État ne se chargeaient de lui envoyer, de temps à autre, quelques échantillons de nos honnêtes gens.

Berchoux. — Poète qui avait pour devise : Les grandes pensées viennent du ventre.

Campêche. — Le plus productif de tous les vignobles. Cellini (Benvenuto). — Le poète du métal.

Crimée. —Des lauriers qui ne nous ont pas préservés de la foudre.

Méditerrannée (la). — Cuvette de faïence bleue.

Molière. — Et pendant ce temps-là c'est Louis XIV qu'on appelait le Grand !

Tallien. — Un incendiaire devenu pompier par amour.

Je pourrais multiplier les citations. Il y a par ligne un trait d'esprit et du plus mordant. La Mascarade de r Histoire en est plus d'une fois l'essence distillée.

Et, — à propos de livres, — il faut avouer que les romanciers deviennent, par le temps qui court, aussi fortunés que les auteurs dramatiques. M. Emile Zola achève un roman, qui l'a empêché de terminer une pièce de théâtre, Renée, destinée à mademoiselle Sarah Bernhardt, laquelle songe à toute autre chose. Ce roman, un journal vient de l'acheter à son auteur au prix de trente mille francs. Avec le produit du volume en librairie c'est un joli denier. Et sait-on quel titre portera l'œuvre nouvelle ?

Il est bien de son temps, ce titre qui indique tout ce qu'on veut, désordre dans les esprits et les mœurs, fièvre et folie! Le prochain roman de M. Zola s'appellera PotBouille.

J. M.

XLVIII

Paris, 4 décembre.

Les autographes d'Alfred de Musset et la mort de madame Paul de Musset.

Je lis ce matin, dans l'Evénement, l'entrefilet que voici: « Une foule de lettrés et d'amateurs se pressaient hier à l'hôtel Drouot, où devait avoir lieu la vente des autographes et dessins provenant d'Alfred etde Paul de Musset.

La salle était comble, la vente allait commencer, lorsque le commissaire-priseur a déclaré à l'assistance que, par suite de la mort de madame Paul de Musset, héritière de son mari, la vente ne pouvait avoir lieu avant l'ouverture du testament, c'est-à-dire avant quelques jours.

» Les amateurs se sont retirés fort désappointés. »

C'est à Paris, rue de Clichy, 34, chez les sœurs de l'Espérance, où elle s'était retirée naguère sur les conseils etavec l'aide de la princesse Mathilde, que madame Paul de Musset est morte.

L'an dernier, dans une de ses Semaines parisiennes, Jacques Mardoche payait, aux deux Musset à propos de la mort de Paul de Musset, la dette de Mardoche et celle de Desgenais. Cette fois, c'est à moi que revient cette tàche et ce devoir. Un article avait paru, la veille de la mort de madame Paul de Musset, accusant la pauvre et aimable femme de spéculer sur les reliques de son mari. Elle ne l'aura pas lu, cet article injuste et insolent. Paul de Musset, après lui,

laissait des obligations à remplir et, comme on avait vendu ses livres, il fallait bien vendre ses papiers. Les autographes maintenant ont cours comme des valeurs à la Bourse.

« Collection d'une curieuse collection d'autographes et de dessins provenant d'Alfred de Musset et de Paul de Musset, » disait le catalogue qui ajoutait : « La vente aura lieu à Paris, hôtel des commissaires priseurs, le 1er décembre 1881. »

Les commissaires priseurs proposent et la mort dispose.

La vente est remise à plus tard.

Je conçois, d'ailleurs, que cette vente ait attiré, pour parler comme le journal, une foule de lettrés et d'amateurs.

Il y a là des choses précieuses, des sonnets d'Alfred, avec ratures et corrections, l'autographe de la fameuse pièce, douloureusement éloquente : Si tu ne m'aimais pas, dis-moi, fille insensée, Que balbutiais-tu, dans ces fatales nuits ?

Des plans de comédie, comme le Comte d'Essex, des fragments d'On ne badine pas avec l'amour, des pièces d'Ulric Guttinguer, le vieux poète bienveillant que nous avons encore connu, dans son retrait de l'avenue Frochot, près de chez M. Paul Meurice, Oui, cher Ulric, nous le, voyions, Ce ciel dont l'aspect vous amuse.

Et des dessins aussi ! Des portraits de femmes par ce poète de la femme ! « M. et madame de la Bigottière, » avec une madame de la Bigottière tenant un fusil à la main et une paire de pistolets dans ses poches. Il y a, au British Muséum, des dessins de Thackeray. Pourquoi n'y aurait-il pas des dessins d'Alfred de Musset sous vitrine, à la Bibliothèque nationale?

Le plus curieux de ces dessins de Musset qu'on allait vendre là, ce n'était pas la Grandedame chaussée par sa soubrette, ni le Portrait de Pauline Garda, au crayon, daté de 1839, mais certain Album in-8° oblong contenant dix dessins d'un intérêt tout à fait piquant. Ohimél quelle suite de

croquis pouvant servir à illustrer Elle et Lui ou Lui et Elle!

Croquis alertes enlevés par Alfred de Musset durant le fameux voyage en Italie avec George Sand. Les Lettres d'un vogageur, traduites par Topffer. Les plus intéressants de ces dessins représentent les portraits de Musset etde George Sand, le passage des voyageurs à la Dogana italienne, les deux amis en diligence, dit le catalogue ; Stendhal (Henri Beyle) dans une auberge d'Italie, le portrait de George Sand à demi cachée par son éventail, et Musset et George Sand sur le bateau.

On se rappelle que, dans Elle et Lui, George Sand raconte, avec un certain sentiment de pitié, que Lui ne pouvait, devant Elle, résister aux atteintes et aux tortures du mal de mer. C'est l'épisode de ces nausées peu poétiques que le croquis d'Alfred de Musset immortalise. Au-dessous, le poète des Nuits a écrit au crayon : Homo sum, nihil a me alienumputo.

Je regrette que ces documents littéraires et je dirais volontiers artistiques ne soient plus sous les yeux du public.

J'aurais eu plaisir à les analyser avant leur dispersion, qui viendra. La mort de madame Paul de Musset n'y ap- porte qu'unretard. L'annoncede cette vente avait d'ailleurs fait sortir des collections les autographes d'Alfred de Musset, et je recueille ici la jolie lettre qu'un journal, profitant de l'actualité, s'est hâté de publier.

Elle est adressée à la femme spirituelle et charmante qui avait baptisé le poète prince Phosphore, etqu'il appelait ma marraine, par conséquent.

Belle madame, Je suis enfermé de nouveau et coiffé d'un bonnet de nuit tant soit peu moins gai que vos camélias. Je devais dîner ce soir avec Jocelyn chez la princesse Uranie, et je m'en suis excusé, n'en ayant pas le courage. Je vous avouerai que je commence à- être parfaitement dégoûté de voir que des veilles forcées, que ma tête et ma poitrine me refusent, ne peuvent me tirer d'un passé qui m'écrase matériellement et moralement : ainsi soit-il.

Le jour où l'on est sûr de n'être jamais forçat libéré, on a peutêtre le droit de se faire forçat évadé 1 Mais comme dit joyeusement Henry Monnier, on hésite à cause des parents 1

Admirable plaisanterie, pleine de sel et de bon goût 1 Adieu, madame ; vous voyez que je ne saurais jouer aux échecs pour le moment.

Serez-vous assez bonne pour faire exception, en faveur de cette lettre de mauvaise humeur, à votre habitude de laisser traînfr?

Je vous souhaite une douce migraine et un soleil de printemps pour vous accueillir au réveil.

Compliments respectueux.

Alfred DE MUSSET.

Jeudi soir.

A mettre en note au bas des Confidences de l'excellente madame Jaubert.

Mais un journaliste très fureteur, érudit et curieux, qui est en même temps un romancier de talent et vient de publier sous ce titre, Veauluisant et Bouleau, un véritable roman comique, des plus amusants, — Veauluisant et Bouleau, des cousins de Bouvard et Pécuchet! — M. Georges Duval a eu l'idée de se rendre chez M. Étienne Charavay, l'archiviste paléographe, expert en autographes, chargé de la vente et de copier et de publier, pour la plus vive satisfaction des gourmets, les curiosités de cette collection de pièces rares. Grâce à lui, nous pouvons nous faire une idée des richesses de la vente et conserver, du moins, le souvenir de quelques-uns de ces feuillets de papier, couverts d'une écriture illustre, et qui vont être dispersés comme les feuilles d'hiver par les aigres bises.

M. G. Duval a rencontré là des morceaux importants, parmi lesquels il cite : BRANDEL, Fragments autographes d'un comédien, 2 p.

in-fol.

Les fragments sont en vers. Il s'agit, dit le. journaliste, d'une de ces fantaisies où excellait Musset, et qu'il frappait toujours au coin de son originalité propre.

En voici le début :

Moi, je n'ai jamais fait à la nature humaine L'honneur de la haïr et de la mépriser.

Quand j'ai des habits neufs et que ma bourse est pleine, Je prends un compagnon et je vais me griser.

Quand je rentre, le soir, après la comédie, Qu'il passe une fillette en robe de guingani

Chaussée à la légère, alerte, et dégourdie, C'est assez pour souper et pour passer le temps.

On jurerait des copeaux de Namouna?

Il y a une autre pièce d'un grand intérêt, en ce sens que cette fois on la croirait plutôt, dit M. G. Duval, signée d'un des auteurs de Robert Macaire que de Musset.

M. Charavay l'a ainsi cataloguée : Fragments autographes d'une comédie en prose, 7 p. 1/4 in-fol.

M. Duval donne le commencement de la première scène et reproduit telles quelles les indications de Musset : La rue Saint-Honoré.

Quatre heures du matin. La scène se passe devant la boutique de M. Plumet, pharmacien.

Au lever du rideau, on entend un coup de sifflet, et trois hommes mal vêtus paraissent chacun de leur côté.

Scène première.

VIENNE, BLANCHARD, GAIN.

GAIN.

Vienne 1 VIENNE.

Blanchard 1 BLANCHARD.

Gain !

GAIN.

C'est bon. Ici présents tous trois.

VIENNE.

C'est là le nouveau venu?

BLANCHARD.

Oui, moi, mon général.

VIENNE.

Bon physique. C'est donc vous, jeune homme, qui aspirez à la confrérie, à cette noble carrière par laquelle on marche essentiellement à la fortune? Ne vous étonnez pas, d'abord, si les chevaliers de notre ordre sont vêtus avec simplicité. Il leur est malsain de fixer trop longtemps l'attention.

GAIN.

Sans doute.

VIENNE.

Notre ami nous a parlé de vous. Nous savons que vous avez fait vos preuves. Trouvez bon cependant si j'entre en préambule par quelques questions. Sous quel artiste avez-vous servi ?

BLANCHARD.

J'exerçais en amateur. Dès l'âge le plus tendre, je faisais des mouchoirs de poche !.

-.

La scène continue sur ce ton. Après s'être entendus, les trois filous guettent Al. Plumet, lequel M. Plumet a un domestique appelé Léger. C'est ce dernier qui payera pour le pharmacien en laissant sa montre aux mains de la nouvelle recrue, Blanchard.

Il est évident que nous sommes loin des Caprices de Marianne.

A côté de ces autographes de Musset, il y avait les lettres adressées aux deux frères. « Me faites-vous un rôle? écrit à Alfred, en apprenant qu'il est question de Bettine, madame Allan, qui acclimata chez nous Un Caprice, » — « Ce n'est pas vous que je félicite, dit Augustine Brohan à Musset lorsqu'il est élu académicien, ce n'est pas vous, c'est l'Académie. Voudrez-vous vous charger de mes compliments auprès d'elle? » Le duc d'Orléans raconte au poète sa visite au chàteau de Chillon : « J'ai trouvé dans un petit coiû obscur le nom de Byron gravé dans la muraille. »

Stendhal, qui lisait tous les matins le Code pour apprendre à parler net, écrit à Paul de Musset : « Depuis J.-J.

Rousseau, tous les styles sont empoisonnés par l'emphase et la froideur. » Et de même, chose curieuse, Eugène Delacroix : « Mérimée, que vous paraissez admirer comme je fais aussi, est simple, mais a un peu l'air de courir après la simplicité en haine de l'horrible emphase des grands hommes du jour. »

Il ne faut pas laisser perdre cette lettre du poète Guttinguer, qui porte sa date matérielle et morale :

A M. Alfred de Musset, Rue Saint-Dominique. Paris.

Honfleur, 28 avril 1831.

Alfred, tout m'a parlé de vous aujourd'hui, cette revue fantastique et Octave.

Je me suis senti pour quelque chose là-dedans. Cette phrase sur Notre-Dame de Grâce et un ami avec lequel on se brouille pour un mot qu'on n'a pas dit; cette peinture d'une passion funeste, tout cela m'a remué.

Il y avait quelques jours que je venais de finir ces vers dont les premiers vous sont connus. J'hésitais à vous les adresser, ignorant ce que devenaient vos souvenirs dans la vie si tristement agitée que vous menez. Mon indécision n'a pas tenu à ce concours de circonstances. Voici ce souvenir des premiers temps de notre connaissance. Il deviendra dans vos mains ce que vous voudrez.

J'aimerais à le dire à la même place où j'ai trouvé Octave. Mais, en vérité, ce serait trop d'honneur.

La dernière fois que vous m'avez vu à ce théâtre des Variétés, j'étais à peu près, et dans un autre genre, dans la situation de Machiavel avec ses bouchers, ses cordonniers et ses ivrognes, tâchant de faire honte à ma fortune pour qu'elle se pique d'honneur.

Le tout bien en vain. Mais je ne me décourage pas, assez heureux que je suis de mon repos et de mon éloignement des hommes ! J'ai de plus un printemps délicieux et nos forêts sont ravissantes. Ma maison est bâtie et sera habitable dans quelques mois; je vous attendrai. Nos jolies Anglaises sont parties, mais madame Fouettu est restée changée en bonne femme de pain d'épice.

Et vous! ! Vos maîtresses!

Je n'oublierai jamais la mienne, j'en suis bien convaincu à présent.

Voyez-vous Tattet ? Est-il à Paris? Je lui dois une lettre que je lui écrirai de tout mon cœur. Je me sens content et fier de 'mon sort par moment. Je vous fais sans doute grande pitié. Patience!

vous y viendrez, et puis j'ai un bon cheval qui gravit les pentes de bois comme un cerf.

Que la joie soit avec vous ! mon jeune ami, et faites-nous des vers et de la prose beaucoup.

Adieu, tout à vous.

OLRIC G.

On remarquera, dit M. Georges Duval qui la publie, que la lettre est signée Olric et non Ulric. Une fatuité romantique de plus !

Enfin, parmi ces documents - et comme le post-scriptum

inévitable de tous les romans de la vie et de toutes les histoires humaines — je trouve, datée du mois de juin 1857, la minute de la lettre autographe de Paul et Musset au préfet de la Seine, lettre où le frère qui survit demande la concession gratuite, au cimetière de l'Est, d'un terrain de cinq ou six mètres carrés pour la sépulture et le monument d'Alfred de Musset.

Mes chers amis, quand je mourrai,

Plantez un saule au cimetière.

Cinq mètres carrés! Il n'en faut pas tant pour contenir un homme de génie !

Il y a quelques mois, autour de cette tombe du Père-Lachaise où Paul est allé rejoindre Alfred, quelques gens de lettres, Gonzalès, Malot, Révillon, Theuriet, d'autres que j'oublie, se trouvaient réunis portant une couronne aux deux morts. Madame Paul de Musset avait fondé, en mémoire de son mari, un dîner annuel où devaient se retrouver tous ceux quil'avaient aimé, pour parler de lui, et célébrer ce qu'un autre poète a appelé la gloire du souvenir.

Elle ne vivait plus que pour son mari disparu, cette charmante femme à allures de marquise du dix-huitième siècle que nous avons eu l'honneur de voir dans son appartement de la rue de Luxembourg, 33, — aujourd'hui rue Cambon, - tout rempli d'oeuvres d'art et d'objets rares. Il y avaitlà, à côté du portrait classique d'Alfred de Musset par Charles Landelle et du portrait de Paul de Musset par Gustave Ricard (portrait qui, je crois, est au Luxembourg), un portrait en pied d'une jeune femme élégante, fine, exquise, charmante, peint, si je ne me trompe, par CompteCalix. Une résille sur les cheveux, une canne à la main, quelque chose de la Parisienne et de l'Andalouse. Un air de patricienne. Un sourire spirituel et bon. C'était madame Paul de Musset, qui ne devait pas survivre longtemps à l'auteur de Puylaurens et de la Revanche de Lauzun; c'était l'aimable et malheureuse femme qu'un journal insultait avant-hier et qui mourait hier comme pour répondre aux journalistes :

— Mais vous savez bien que si je vends ces autographes, ce n'est pas pour moi, mais pour les autres!

Avant de changer une écritoire en insultoire, il faudrait pourtant savoir qui l'on injurie. Il est vrai que tout ça compte si peu : un coup de brosse et la boue tombe.

Quand l'étoffe est bonne, il n'y paraît pas.

Et maintenant, ami Mardoche, ,qui le porte encore, qui, ce glorieux nom de Musset?

Ainsi, mon cher, tu t'en reviens, Du pays dont je me souviens, Comme d'un rêve !

chantait Alfred à son frère revenant d'Italie.

Ils sont à présent l'un et l'autre avec madame Paul de Musset dans un autre pays, celui du rêve aussi, celui d'où nul voyageur n'est revenu encore, comme dit Hamlet qui est un tout autre misanthrope qu'Alceste et que ce Parisien de Desgenais!

P. 1).

XLIX

Paris, 9 décembre.

La chanson à la mode : Tant mieux pour elle, tant pis pour nous ! — Les poésies de M. Rochard.

Dans une revue de fin d'année qu'on vient de jouer, il y a deux jours, le comique Baron, —la voix la plus extraordinaire après celle de la Patti, — chante avec une expression de rage amusante et un agacement fort drôle, une chanson qui décidément est la scie de l'année, une soie qui menace d'être sans fin, comme certaines roues, car elle peut s'appliquer d'une manière effroyablement facile à toutes les circonstances de la vie. C'est le : Tant pis pour lui ! Tant mieux pour elle !

Augustine est née à Grenelle, Tant mieux pour elle 1 Auguste est né à Champigny, Tant pis pour lui !

Il paraît (grammatici certant) que cette chanson, gloire d'une année du dix-neuvième siècle, est un fredon du dixhuitième. Je n'en félicite point le temps de Voltaire et de Diderot.

Quoi qu'il en soit, le Tant mieux pour elle et le Tant pis pour lui! sont répétés, ressassés, rabàchés par les Parisiens avec une persistance qui rendrait les plus flegmatiques hydrophobes.

Titine est forte, grande et belle, Tant mieux pour elle 1 Auguste est malingre et petit, Tant pis pour lui !

Du matin au soir, — ici ou là, — on entend quelqu'un de ces couplets parfaitement niais qui font songer aux rires absurdement satisfaits des déments.

Augustine est spirituelle.

Tant mieux pour elle!

Mais Auguste est un abruti, Tant pis pour lui !

Je l'ai là, sous les yeux, cette chanson stupide qui n'a pas moins de vingt-deux couplets et qui s'allonge, s'allonge et se rejeunit elle-même par une sorte de génération spontanée (qu'en dirait M. Pasteur ?) et par une suite d'anneaux, comme les bothriocéphales.

Titine chante comm' une crécelle, Tant mieux pour elle 1 Et Guguste comme un cri-cri, Tant pis pour lui !

Voilà pourtant ce que devient la chanson de Béranger et de Désaugiers entre les mains des scieurs de couplets et de chansonnettes, et des inventeurs de scies lyriques!

« Dans l'univers, a dit Molière, il y a toujours un tant pis à côté d'un tant mieux. » Mais du diable s'il se doutait du tant mieux et du tant pis de cette insupportable plaisanterie parisienne : Augustine porte une ombrelle, Tant mieux pour elle Auguste porte un paraplui!

Tant pis pour lui 1 Car voilà tout. l'esprit, tout le sel, toute la drôlerie de cette bouffonnerie bêtasse dont se gargarisent des milliers de gens qui se cabreraient, — comment donc ! — si on osait leur dire qu'ils ne font point partie intégrante du peuple le plus fin et le plus spirituel de la terre. Voilà la joie du faubourg et la plaisanterie du boulevard ! N'en

cherchez, n'en demandez pas d'autre 1 Tant pis pour lui !

Tant mieux pour elle 1 Tant mieux pour elle ! Tant pis pour lui 1 Celte cocasserie doit suffire.

Et chaque chanteur — il ne faut pas être grand poète pour cela — d'allonger d'un quatrain le chapelet de la chanson ! Augustine aime la pimprenelle, Augustine lave la vaisselle, brûle de la chandelle, joue de la vielle, élève une tourterelle, — Augustine n'est plus demoiselle, — tant mieux pour elle !

Parce qu'Auguste est son mari, Tant pis pour lui 1 Le public des Variétés a ri de bon cœur, et d'un bon rire, lorsqu'il a entendu Baron, le parapluie de Joseph Prud'homme à la main, scander avec colère cet horripilant refrain. C'est que le comédien traduisait, avec sa verve bourrue, la mauvaise humeur de tout un public assommé par ce pitoyable refrain de la rue. En vérité, les savants comme M. Fauriel, qui écrivent de gros livres sur les chansons populaires, sont quelquefois bien coupables. Ils font croire aux Tyrtée de la rue qu'ils sont des poètes lorsqu'ils ont cousu ensemble quatre verselets sans rime ni raison et qu'ils les ont fait sautiller sur un rhythme affreusement vulgaire.

Une chanson, leur ritournelle ?

Tant pis pour elle !

Et le peuple la chante et rit ?

Tant pis pour lui!

Rit et lui sont deux rimes d'une pauvreté d'actionnaire trop confiant, mais c'est le ton qui m'entraîne, et j'en viendrais à maudire chansons, chansonniers, chanteurs, chantonnants et chantonnés sur l'air énervant de la niaiserie à la mode : Laissons là la chanson nouvelle, Tant mieux pour elle !

Triste moment! Pauvre aujourd'hui !

Tant pis pour lui !

Aujourd'hui, — au jour d'aujourd'hui, comme disait

George Sand quand elle patoisait, — on en est au discours de M. Ribot et à la réponse de M. Gambella, à la répétition générale des Mille et une Nuits, où le très sympathique directeur M. Rochard offre en guise de vin de Chiraz et de confitures de roses quelques sandwichs à ses invités. 0 merveilles des Mille et une Nuits! L'éditeur Jouaust, lettré et artiste jusqu'aux ongles, un de ces éditeurs du seizième siècle qui mettaient non seulement de leur métier ou de leur art, mais de leur science et de leurs écrits dans leurs livres, vient de réimprimer, avec une préface de Jules Janin et des eaux-fortes de Lalauze, ces Mille et une Nuits qui remplirent si agréablement notre enfance de visions ensoleillées. Oh! les récits de Scheherazade, les suites au prochain numéro de cette feuilletoniste admirable qui distrait le sultan difficile à amuser et qui se couche de méchante humeur après avoir « passé la journée à régler les affaires de son empire ! »

Et la bonne Dinazarde, si bon public, comme on dit, qui interrompt de temps à autre Scheherazade pour s'écrier, comme un chef de claque qui pousserait des exclamations au milieu de la scène pathétique : — Bon Dieu, ma sœur, que votre conte est merveilleux !

Ou — Ne nous continuerez-vous pas votre conte que vous contez si bien ?

Entre Dinazarde et Scheherazade, ces deux filles du grand-vizir, le sultan Schariar ne pouvait point ne pas faire grâce. C'est ce sultan des Mille et une Nuits qu'on a, dans une expression banalisée et qui traîne partout, comparé bien souvent au public, à notre public, à nous, artistes et écrivains.

« Ce sultan blasé qu'on appelle le public ! » Combien de fois une pareille phrase a-t-elle été imprimée ?

C'est donc pour le sultan Schariar que le bon éditeur Jouaust réimprime les Mille et une Nuits, en douze petits volumes adorables et que Lalauze les illustre d'eaux-fortes d'une finesse séduisante, de petits chefs-d'œuvre, en vérité.

« Savez-vous, dit Jules Janin, savez-vous un conte plus amusant, une histoire d'un plus vif intérêt, un poème plus simple d'imagination que ce conte, cette histoire, ce poème : les Mille et une Nuits? C'est le livre de l'enfant, c'est le livre du jeune homme, c'est aussi le livre du vieillard.

L'enfant y retrouve dans leurs plus naïfs développements les récits magnifiques de sa nourrice (Janin a voulu dire : magnifiques développements et récits naïfs, mais peu importe.) Le jeune homme y suit à perdre haleine toutes les fraîches et transparentes passions de l'Orient. Le vieillard, revenu de toute illusion, s'amuse encore de ces illusions sans fin et sans cesse, les seules qui ne l'aient pas trompé, tant la poésie est chose réelle. »

Et, en tête de cette réédition, Janin continue ainsi, pendant plus de soixante pages et, chose curieuse, sa préface est pleine non seulement de grâce, de style, mais de faits et de précision. Où M. Jouaust l'a-t-il retrouvée? Je n'en sais rien. Dans tous les cas il a bien fait d'en enrichir sa publication artistique, et je ne connais point de plus magnifique édition des Mille et une iruits.

— Gomment ! Et la mienne ? va interrompre le directeur du théàtre du Chàtelet.

Je m'imagine, en effet, que M. Rochard a dû bien faire les choses. M. Rochard, qui, lorsqu'il écrivait des vers (et de jolis vers) les signait Émile Rochard, est un poète qui a mis ses rêves en action, je pourrais dire en actions, car il y a trouvé la fortune. Au lieu de jeter ses visions sur le papier, il a commandé à Chéret de les réaliser. Il chantait jadis les premiers baisers, les soupirs d'amour, les tourments parisiens ; maintenant il fait chanter tout cela sur des airs de vaudeville. Au lieu de ses sonnets d'antan, les rondeaux daujourdaujourd'hui.

Il y a dix ans, M. Rochard, débutant par un volume de vers, parlait ainsi à ses lecteurs : Je ne sais pas encore si je suis un poète, Et sous vos yeux, mes vers sont comme des enfants Qui la première fois vont en classe et, tremblants Devant leur professeur, n'osent lever la tête.

Ce que j'apporte ici, je l'ai fait sur les bancs, Au collège, bravant l'œil sévère qui guette Si l'écolier malin ne fait rien en cachette : Je vous présente donc ma muse de seize ans.

A seize ans, en effet, assis sous les vieux saules, Seul, j'écoutais chanter l'alouette des Gaules, Me disant à part moi : « Je veux chanter aussi ! »

Et je chantai. — Messieurs, il faut à peine une heure Pour lire, après souper, le livre que voici : La plus courte folie est, dit-on, la meilleure.

Ce sonnet, préface à un recueil de vers qui s'appelle les Petits Ours, futilités parisiennes, et qu'a imprimé M. D.

Jouaust, l'éditeur des Mille et une NuÜs, comme M. Rochard en est le manager, ce sonnet date de 1870. Depuis, M. Rochard a fait de la poésie vivante et vécue. Il a laissé là les chansons d'amour ; Madame, qu'il est doux d'aimer, D'aimer au printemps de la vie.

Il a fait retentir pendant près d'une année entière, les trompettes de cuivre de Michel Strogoff. Il a fait sauter, sous les vertes feuilles du parc de Saint-Cloud, la mouche d'or en jupe d'été et les fées, bonnes ou mauvaises, des Pilules du Diable. Il a jeté au loin sa guitare de fin rimeur; mais, encore un coup, il est resté poète et il évoque en ses décors des Mille et une Nuits des splendeurs que ne donneraient ni l'opium, ni le haschich, ces agents de songeries superbes.

M. Sully Prudhomme, dont on vient de faire un académicien, n'a pas besoin de tant de décors pour charmer son monde. Il s'attendrit sur une fleur qui meurt au bord d'un vase et cela suffit.

Le lui a-t-on d'ailleurs assez jeté à la tête, ce Vase brisé, à ce poète qui a signé tant d'autres pièces remarquables !

Ce morceau a été comme le clou où la renommée a accroché le nom de Sully Prudhomme. Il a été pour lui ce qu'a été la Bénédiction pour François Coppée : Amen ! dit le tambour en éclatant de rire !

Et les Prunes pour Alphonse Daudet : Mon oncle avait un grand verger Et moi j'avais une cousine !.

Heureux les poètes qui ont ainsi une pièce spéciale qu'on peut réciter et faire réciter, entre deux airs de musique, au milieu d'un salon !

Sully Prudhomme, qui a écrit ce magistral poème la Justice, dut, au surplus, se sentir agacé plus d'une fois lorsque éternellement on le félicitait sur le Vase brisé.

— Ah ! oui! ah ! l'auteur du Vase brisé 1 - Ah! monsieur, j'ai lu de vous quelque chose d'exquis, le Vase brisé 1 Et toujours le Vase brisé 1 Le jeune maître avait cependant signé d'autres œuvres dignes de ses débuts, et il y a d'autres pièces, dans ses volumes, aussi achevées que ce bijou qui est comme le pendant du Sonnet d'Arvers.

N'y touchez pas, il est brisé !

On ne s'attendait pas à l'élection de M. Sully Prudhomme. Ses amis en désespéraient. Après avoir eu toutes les chances, il y a six mois, il semblait les avoir perdues.

Il. les a retrouvées au bon moment. La veille, une pièce de vers trop malicieuse de M. Charles Monselet était venue contrister un peu ceux qui, tout en goûtant l'esprit narquois de M. de Cupidon aiment profondément l'inspiration haute et fine de l'auteur des Stances et Poèmes.

Le soir de l'élection de M. Sully Prudhomme, quelqu'un a crayonné, sur une carte de visite, ce petit quatrain à l'adresse de Monselet : 0 vous qui discutez sa gloire En disant : Il est si peu lu !

Ne contestez point sa victoire !

N'y touchez pas, il est élu !

J. M.

L

Paris, 16 décembre.

Une fête populaire à Paris. — La poésie naturaliste : Odette et la Fiammina.

Neuf heures du soir. Un vague bruit d'orgues arrive jusqu'à la chambre où je travaille. Il y a fête sur le boulevard extérieur. Fête lugubre, mais qui mériterait bien d'avoir ses reporters, comme les soirées du high life. Je ne m'étonne pas du courant naturaliste où se trouvent poussées la littérature et la peinture. Ce qui était caché autrefois, gîté dans les tapis francs, s'étale au grand jour ou tout au moins à la demi-lumière.

A la rouge clarté des lampes à pétrole.

J'ai laissé là le livre commencé et je me suis mis à flàner de la place Pigalle au Cirque Fernando, sur ce boulevard de Clichy, le boulevard ou l'on s'amuse. C'est lugubre en semaine, par ces premiers froids de décembre. Les bonshommes bariolés qu'on abat avec des balles de son — comme les ministres avec des bulletins de vote — semblent, le long du fil où ils sont suspendus, se presser, frileux, dans leurs loques de soie cousues de paillons de cuivre. Les.pipes de terre, destinées à être cassées, tournent éperdues, comme pour avoir moins froid, devant les plaques noires des tirs. Les somnambules juchées sur la haute marche de leurs maisons roulantes soufflent dans

leurs doigts gourdis. Il y a des ouvriers et des gamins qui jouent à je ne sais quel jeu de hasard, couvrant de sous les numéros tracés à l'encre sur des morceaux de carton blanc. Autour des baraques sans clients errent des espèces d'ombres douteuses : Gavroches maigres et Fantines râpées fredonnant un air, les mains dans les poches de leurs paletots, un ruban fané ou une résille grasse aux cheveux.

Il y en a qui se plantent contre un arbre, - un de ces arbres phthisiq'ies des promenades parisiennes, — et attendent. D'autres traînent, d'un air ennuyé, sans le regarder, un enfant qui se retourne, avide, vers les poupées des boutiques.

Une espèce d'hercule forain fait son boniment et soulève un canon qu'il laisse retomber sur un tapis déchiqueté. Des chevaux de bois tournent, tournent, mus eux-mêmes par un cheval vivant qui éternellement fait aller cette meule.

L'orgue de l'établissement joue de ces valses qui entrent au cœur comme des vrilles, ou des airs patriotiques, des rengaines entendues on ne sait où et qui donnent envie de pleurer. Une demi-nuit enveloppe ce coin de fête parisienne, sinistre comme une*Murgue où l'on étalerait, siles cadavres des gaietés défuntes.

Une Morgue ! C'est d'autant plus cela que, de tous côtés, on offre aux amateurs des spectacles passés au rouge.

Des forçats qui s'échappent, des bandits en blouse bleue qui égorgent une femme, un guillotiné dont Monsieur le bourreau montre la tête au peuple. Tout cela est peint avec une profusion féroce de carmin, sur de grandes toiles que rougit encore la lueur du schiste. Les fêtes foraines suivent le mouvement des théâtres.

Tout à rhorreur ! comme du temps des valses de Strauss et avant la catastrophe du Hingtheater, à Vienne, tout était à la joie! On nous a montré, à l'Ambigu, dans la pièce sensationa/e de M. Busnach, le Petit Jacques, une guillotine entrevue dans la brume du matin. On nous a étalé, au théâtre du Chàteau-d'Eau, les épaules, d'ailleurs fort jolies de mademoiselle Marie Laure, sortant d'un suaire, et, pour un peu, le drame de Casse-Museau ferait passer, à travers

la salle, une belle odeur de cadavre. C'est le mouvement.

Il me venait d'ailleurs une idée quelque peu macabre, tandis qu'on jouait la pièce au Chàteau-d'Eau. C'est (l'ignore-t-on?) la mise à la scène d'un véritable drame judiciaire qui a ému Paris : l'assassinat de Marie Fellerath dans le passage Saulnier. Marie Fellerath s'appelle dans le drame Marie Sellnar ; le nom est à peine défiguré. Or, comme la police n'a pas arrêté l'assassin, il se pourrait que cet adroit meurtrier se donnât le plaisir quelque peu sadique ou satanique d'aller voir comment l'acteur Péricaud imite son travail. Ce n'est pas avec un poignard contenu dans un éventail japonais que Casse-Museau tue, par derrière, Marie Sellnar. Le meurtrier véritable pourrait, dans une lettre aux journaux, réclamer contre ce détail inexact.

Toujours est-il que les baraques du boulevard de Clichy ont leurs salles funèbres, comme Casse-Museau, et leur guillotine comme le Petit Jacques qui a, du moins, autre chose qu'une guillotine. Je suis entré dans un de ces spectacles forains, le Muséephrénologique, qui me promettait la plus grande attraction du dix-neuvième siècle.

« Jusqu'à ce jour, disent l'artiche et le prospectus, on avait excité la curiosité publique par des exhibitions plus ou moins mensongères; aussi, qu1 est-il arrivé? Il est arrivé que le public amateur a déserté en général les foires qui pour lui n'offrent plus d'attrait; ou s'il y vient, c'est avec un sourire dédaigneux et incrédule qu'il passe sans entrer devant les loges des Barnums et des directeurs consternés. Cela tient à ce que les nouveautés en ce genre d'industrie sont rares; mais la science n'a jamais dit son dernier mot. C'est pour cela que M. Robert, le directeur du Musée phrénologique et scientifique, invite toutes les classes de la société à venir visiter son établissement et leur promet des émotions nouvelles. »

Hélas! ces émotions nouvelles sont celles qui attendent tous les spectateurs de drames réalistes ou naturalistes. Ce sont les vieilles émotions qui secouent les foules autour des échaufauds. M, Robert expose les têtes en plâtre des vie-

times, moulées sur les cadavres, des pendus qui tirent la langue, des décapités cravatés d'un liseré de sang. Je ne parle pas d'une petite guillotine réduction Collas avec une poupée garrottée, ficelée et dont la tête aux yeux d'émail regarde déjà le panier plein de son. « Scientifique », si l'on veut, ce spectacle apprend surtout la science des supplices et fait courir un petit frisson sur la peau. Autour de la baraque rôdent d'ailleurs volontiers des types singuliers, assez inquiétants, larves humaines dont la silhouette bizarre se détache sur les murailles du boulevard, allongeant leur ombre louche.sur les affiches coloriées par Chéret et représentant les Cuirassiers de Reichshoffen et les Défenseurs de Bel fort.

0 naturalisme, tu n'es pas un vain mot! Tu t'étales, triomphant, autour des boutiques du boulevard deClichy !

Tu ne dates pas d'hier, sans doute, tu as tes romanciers et tu attends ton poète. Il est né peut-être et M. Huysmans nous en annonce la venue dans une préface pittoresque : c'est M. Théodore Hannon, un peintre belge qui publie les Rimes de joie. « Poésie toute nouvelle! » dit M. Huysmans.

Originale, soit, mais nouvelle, non. Le naturalisme avait eu déjà des rimeurs. Je connais un chef-d'œuvre de poésie naturaliste qu'a signé, voilà bien des années, un homme aujourd'hui chef de bureau, décoré, grave, digne de tous les honneurs et le plus charmant garçon de la terre. Cette poésie, qui a devancé le naturalisme de M. Hannon, s'appelle Une Marchande de pommes de terre frites.

Je vais me rajeunir en la recopiant. Je me la récitais àmoi-même en quittant la fête du boulevard, poursuivi par les lointaines valses de l'orgue, pleines d'une mélancolie presque farouche : Dans un trou d'un mètre carré, Orde, fuligineux, squalide, Dont l'accès est comme barré Par un mur de brouillard solide,

Où s'élabore incessamment Une abominable cuisine Qui, de son fétide élément, Corrompt l'atmosphère voisine, Mon regard, longtemps arrêté, Découvrit un jour, chose étrange!

Une femme dont la beauté Tranchait crument sur cette fange.

C'était la prêtresse du lieu ; Elle émergeait de la souillure Et rayonnait en ce milieu Comme l'ange de la friture !

Son corps de nymphe s'esquissait Sous une robe maculée.

Un pied long et cambré glissait Hors de sa chaussure éculée.

Sa tête, d'un charmant dessin, Se profilait dans la pénombre, Et son regard diamantin Illuminait le taudis sombre,

Des cheveux noirs, drus, plantés bas, Tordus à la grecque, sans peigne, Formant un pittoresque amas Où la nuque d'ambre se baigne; Un sein qui, d'un fichu fripé, Repousse le contact immonde, Et montre à l'œil préoccupé Deux monticules de chair blonde ; Des bras qu'eût enviés Junon ; Des mains correctes, mais flétries Par quelque substance sans nom, Qui les zèbre d'horribles stries; Telle était, avec un souris, Dilatant sa narine rose, Cette Tzigane de Paris, Fleur entre les pavés éclose !

Je songeais : un savon, un bain Transformeraient cette pauvresse; Avec quelques louis, demain, On en ferait une duchesse.

Dans une loge à l'Opéra Qu'elle étale sa gorge nue, Plus d'un noble gandin payera Rien que pour jouir de la vue.

Certes elle aurait meilleur air A promener son indolence Dans une calèche d'EhrIer Que les Rigolboches qu'on lance.

Elle serait plus belle encor Avec la parure des vierges, Vue à travers les vapeurs d'or Qui flottent au-dessus des cierges.

Comme un nuage sur l'azur S'étend, se replie et frissonne, Il faudrait à ce front si pur Le voile blanc et la couronne.

Je songeais. Un pâle voyou S'approchant, d'une voix narquoise, Lui dit : « Donnez-m'en pour un sou Des frites, s'ous plaît, la bourgeoise. »

Inconscience de l'abject!

Elle prit gaîment l'écumoire, Péchant je ne sais quoi d'infect, Au fond de la mixture noire.

Je demeurais anéanti Devant ce bizarre spectacle ; Quand un drôle assez mal bâti, Peu couvert et sale à miracle,

Avec ce léger tremblement Que donne l'abus de l'absinthe, Parut, et familièrement L'enlaçant d'une ignoble étreinte.: « C'est pas ça, Fifine, dit-il, Viens-tu, ce soir à Montparnasse?

Je t'emmène. Hein! je suis gentil?

Avec toi je me décarcasse.

» Loupiat, Bachon, deux bons enfants, Y seront : on fera la noce.

Tu sais bien les Deux Éléphants: C'est là qu'on s'y flanque une bosse !

» Pour rigoler, j'ai mis en plan, Ce matin, ma dernière frusque.

Si quelqu'un vient t'embêter : vlan!

Je cogne. Faut pas qu'on me brusque! »

Ainsi, cet être en son patois Osait insulter cette reine !

Mais elle, de sa douce voix Et d'une grâce de sirène :

« Je veux bien aller avec toi ; Mais je veux que tu me promettes De ne pas te soûler; sans quoi Pas de Fifine : des mouchettes !

» On tape, on se met dans son tort Et la police vous ramasse ; Tu sais, j'aime pas ça d'abord, Et puis les pochards, ça m'agace ! »

J'ai peu d'estime pour l'argot, Mais au besoin je le tolère.

Si je rencontre une Margot Je la regarde sans colère; Cependant j'entrai cette fois Dans une rage vertueuse.

Je n'avais jamais vu, je crois, D'antithèse aussi monstrueuse.

Cet ange reniant les cieux Et tenant ce langage infâme!

Et pour comble, rêve odieux, Cet homme aimé de cette femme !

Je m'enfuis, rempli de dégoût, De regrets et de jalousie.

Il vivait, lui, dans cet égout Où fleurissait la poésie!

PHILIPPE DAURIAC.

Tout ce naturalisme nous a d'ailleurs entraîné loin des propos de l'heure présente. Maisc'est encore du naturalisme, le refrain de ces crieurs de journaux, Bachon ou Loupiat, parcourant hier les boulevards en répétant de leur voix enrouée :

— Demandez le jugement des affaires de Tunisie. Demandez la condamnatÙm de M. Roustanf C'est du naturalisme encore, et du plus tragique, la lecture de ces dépêches venues d'Autriche et où, chaque jour, le chiffre des victimes grossit, avec des détails à faire dresser les cheveux sur la tête. Vite, toute la colonie autrichienne s'est précipitée chez M. de Beust pour avoir des nouvelles, et le malheureux ambassadeur n'a plus ni le temps de manger ni le temps de dormir, ce qui lui faisait dire, avec son fin rictus : — Moi aussi, sans que cela paraisse, je suis une victime de la catastrophe du Ringtheater !

Ce qui n'est plus du naturalisme, c'est la querelle entre M. Uchard et M. Sardou à propos de la Fiammina et d'Odette. M. Uchard a crié au voleur. M. Sardou a souri. Le public est allé demander à la Librairie nouvelle quelques brochures de la Fiammina et tout a été dit. Qui délimitera jamais la propriété de cette chose insaisissable qui s'appelle une idée? Évidemment, lorsqu'il y a plagiat, copie absolue, la conscience se révolte. Mais j'entre au théâtre. Je vois, je suppose, une scène des Faux Bonshommes. Je me dis : « Tiens, tel ou tel caractère est bien curieux! Mais pourquoi Barrière ne l'a-t-il pas poussé plus loin? » Et, en rentrant chez moi, — c'est une supposition, je ne suis pas auteur dramatique, — je vais plus loin que n'a été Barrière, je pars de sa scène pour en écrire une autre. Mon idée continue la sienne. Elle commence où la sienne finit. Lui ai-je pris quelque chose, je veux dire autre que l'idée de mon idée, si je puis ainsi parler?

Et, tout justement, qu'y avait-il de saisissant dans l'œuvre de Barrière (et de Capendu, ce pauvre Capendu qu'on oublie toujours)? Le titre : les Faux Bonshommes qui caractérisait une classe, un genre. Eh bien, ce titre n'appartenait pas à Théodore Barrière ; c'était le titre d'un roman du grand-père d'Émile Augier. Oui, Pigault-Lebrun avait tout justement écrit un livre : les Faux Bonshommes. Barrière courait le risque d'être accusé de corsariat.

L'adaptation! Mais s'il n'y avait pas l'adaptation en ce

monde, que de pièces de Molière qui n'existeraient pas!

Corneille n'eût peut-être pas fait le Cid, Voltaire n'eût pas écrit Zaïre. Musset, le père de Desgenais, n'eût pas écrit certains de ses proverbes visiblement adaptés de Carmontelle. Et Barrière même, pour le citer encore, n'eût pas emprunté à Musset et à la Confession d'un enfant du slëcle le Desgenais qui a fait le succès des Filles de Marbre et des Parisiens de la Décadence.

Il paraît que Musset en était attristé. Il avait bien tort.

Tout emprunt est une constatation de succès. Il y a des gens qui crient parce qu'on leur emprunte quelque chose.

Heureux ceux-là! Malheureux seulement ceux qu'on laisse dans l'ombre et à qui on n'emprunte rien du tout!

P. D.

LI

Paris, 25 décembre.

Le luxe et la vie parisienne. — Ce qu'on dépensait autrefois. —

Un beau mariage. — M. Vautrain. — La catastrophe du RingTheater.

Il est bien évident qu'il vaudrait mieux, cette fois, pour être, comme on dit, dans Y actualité, dater cette lettre de Bruxelles que de Paris. La seule nouveauté vraiment parisienne de la semaine, c'est YHérodiade de Massenet, et cette première bruxelloise datera dans l'hisloire de l'ajt français. Ici, on s'est occupé surtout du dossier Bokhos et de la Tunisie et les préoccupations artistiques se sont tournées vers le théâtre de la Monnaie. La saison parisienne est, en effet, sinon finie au point de vue théâtral et littéraire, du moins interrompue par l'approche du jour de l'an. On remet à plus tard toute nouveauté et, avec janvier, les réceptions recommenceront ou plutôt commenceront, car ce n'est guère qu'en janvier maintenant que les femmes à la mode reprennent leur jour. On revient si tard de la campagne qu'il faut attendre l'an nouveau pour reprendre la vie mondaine et, pour peu que le courant coure plus vite, on finira par vivre l'été à la campagne, l'hiver à Nice et à ne plus considérer Paris que comme une sorte de pied à terre et à l'abandonner aux pauvres diables qui n'ont pas assez d'argent pour se payer le luxe de l'ombre pendant les chaleurs et celui du soleil pendant les gelées.

Le luxe augmente. M. H. Baudrillart a écrit de gros et très intéressants volumes sur ses développements. Mais il faut lire dans Duclos, le brave homme très franc et très simple, les étonnements qu'il éprouve à voir grandir le luxe autour de lui et combien Paris change, sous ses yeux, pendant une existence d'homme, depuis le jour où il y met le pied, en débarquant de sa province. Nous avons tous éprouvé ce même sentiment de stupéfaction, et des gens qui ne sont pas des plus vieux vous parlent encore d'une époque où, à Paris, avec trente mille livres de rentes, on avait une calèche fermée qu'on appelait une demi-fortune.

Allez donc aujourd'hui vous offrir une calèche avec trente mille livres de rentes ! — Quand on pense que ce qui était autrefois presque un maximum n'est plus rien. Ah ! nous avons marché vite !

On a conservé, comme une curiosité précieuse et un document intéressant pour l'histoire des mœurs, le projet de dépense par jour de madame de Maintenon, qui, ayant connu les jours de misère, apportait dans la richesse les principes d'économie pratiqués aux heures du rôti absent.

La marquise établit ainsi le budget d'une riche famille parisienne : pour douze personnes, monsieur et madame, trois femmes, quatre laquais, deux cochers et un valet de chambre :

4 livres de viande. 3 livres 15 sols.

2 pièces de rôti. 2 » 10 » Pour du pain. 1 » 10 » Pour du vin. 2 » 10 » Pour du bois. OL' 2 « 00 » Pour du fruit. 1 » 10 » Pour de la chandelle. 0 » 8 » Pour de la bougie. 0 » 10 » Total par jour. 14 livres 13 sols.

Quinze livres, ajoute madame de Maintenon, en donnant sept sous à l'imprévu.

Aujourd'hui, la vieille fée, la vieille créole dont parle Saint-Simon, et que Rœderer a presque amoureusement défendue depuis, passerait, avec un tel projet de dépense,

pour une sorte de portière avare. Elle manquerait de chic!

A-b ! qui éerira ce livre si moderne et si vrai : les Forçats du Chic 1 Le chic est un tyran d'autant plus redoutable qu'il est immortel. Il se renouvelle, il change dé peau toutes les semaines. Quand on lui a sacrifié un peu de sa vie, on est perdu, on est fini : il faut la lui livrer tout entière. Je me demande où peuvent donner de la tête les malheureux qui tiennent à faire du chic en toutes choses. Ils ne dorment pas, ils ne mangent pas, ils ne respirent pas, ils courent où il est chic d'aller et d'être vu. Je ne sais dans quelle fable enfantine un papillon et un grillon discutent sur la valeur de leur bonheur. Le grillon vit dans son trou, Le papillon voltige, diapré, dans la lumière. Le papillon fait du chic. Passent des enfants qui l'attrapent et lui coupent les ailes. Le grillon, silencieux, est épargné et se dit que, pour vivre heureux, il faut vivre caché. Le grillon, dans la vie parisienne, n'a pas beaucoup d'imitateurs.

Vivre caché, eh ! bon Dieu, pour qui nous prendrait-on?

Pour des bourgeois de Molinchart ! On ne vit qu'au grand jour sous l'œil et la plume des reporters, ces rois du monde. On se fiance au grand jour, on se marie au grand jour, on se bat en duel au grand jour, — pour un peu on enverrait des cartes d'invitation pour la rencontre; — on finira par mourir publiquement afin que le reportage note exactement les dernières paroles ou le dernier soupir. Le public aime ça, vous répondront les journalistes à qui l'on reproche cette fièvre d'informations personnelles.

Quand on est un personnage, un écrivain, un homme d'Etat, un financier, un artiste célèbre, sans doute on appartient à la presse. Mais un bon bourgeois dans sa maison ne devrait pas avoir cette soif de publicité qui altère la plupart des gosiers contemporains. Que de gens ont dû envier les descriptions, données par les courriéristes, du mariage de M. Ferdinand Dreyfus, le jeune et sympathique député de Seine-et-Oise, avec mademoiselle Adèle Porgès, la fille du banquier viennois qui est un des plus aimables Parisiens que je connaisse ! Il y avait, au Temple de la rue

de la Victoire, une foule compacte et une foule choisie pour voir passer le cortège des époux. A la soirée du contrat, qui comptera parmi les plus belles de l'hiver, tout Paris, et c'est bien le cas d'employer un tel cliché, se pressait dans les salons de M. Porgès, magnifiquement aménagés pour la plus cordiale et la plus somptueuse des hospitalités. Les Coquelin jouaient la comédie et un orchestre blotti dans les plantes vertes, aux larges feuillages, jouait les valses viennoises, les rêveries de Strauss ou les polkas de Fahrbach.

M. Porgès est un gourmet de bibelots précieux, un amateur délicat des choses de l'art. Il a chez lui des Henner de toute beauté, des Rubens, des Teniers et des maîtres français du dix-huitième siècle d'un charme tout particulier.

Et ce n'est point par hasard qu'il a recueilli tels bronzes ou telles tapisseries qui sont si admirablement choisis, c'est par le sentiment de l'art qu'il a à un haut degré, comme l'aînée de ses filles, aujourd'hui madame Ferdinand Dreyfus, a le goût, la passion de l'étude, et sa sœur, mademoiselle Virginie Porgès, élève d'Henner, les dons artistiques les plus rares. Je disais tout à l'heure que le chic est le souverain despotique d'une partie de la société parisienne. C'est surtout en présence de ce tact artistique sévère et sûr, de cette simplicité dans la famille unie à la puissance de la fortune, qu'on aperçoit la vanité du chic et qu'on trouve supérieur encore et plus charmant le goût, cette suprême qualité française que les Porgès, les Ephrussi, les Rothschild, ont à un degré remarquable. iM. Ferdinand Dreyfus a dû voir quelles sympathies l'accompagnaient et le saluaient, lui et sa charmante femme, et si mariage parisien a été entouré de tous les souhaits et escorté de tous les noms célèbres à l'heure où nous sommes, c'est bien celui-là.

L'antithèse parisienne met la mort de M. Vautrain, qui fut député de Paris, à côté de ces fêtes. AL Vautrain eut la gloire inattendue de battre Victor Hugo dans une élection partielle. Ce pauvre Gill envoyait alors à la Lune ou à VEclipse un dessin où il représentait une chandelle luttant

contre le soleil. La chandelle, ornée d'un éteignoir, c'était ce malheureux M. Vautrain qui, d'ailleurs, fut un honnête homme, d'un réel talent — talent de légiste expert — et qui, long et maigre, prêtait vraiment à cette idée originale de Gill le représentant sous la forme d'une chandelle. Tout homme d'ailleurs peut évoquer ainsi une idée matérielle qui serve à le caractériser, à le peindre. Je n'ai jamais vu un peuplier, élégant et élancé, sans songer à Lamartine.

Dans un vieil article d'Édouard Plouvier, publié en 1848 par VArtiste et intitulé : Job le Rêveur, je trouve des comparaisons curieuses et assez variées :

Victor Hugo est un architecte ; Lamartine - un musicien; Chateaubriand - un pontife ; George Sand - un tribun; Lamennais - un prophète : Balzac - un naturaliste ; Frédéric Soulié — un chirurgien ; Alexandre Dumas — un peintre ; Alfred de Musset — un capitan; Alfred de Vigny — un lévite ; Eugène Sue — un médecin ; Béranger * — un poète ; Scribe - un tabletier.

Vautrain, donc, fut comparé par Gill, non pas à un tabletier, comme Scribe par Plouvier, mais à une chandelle.

Il eut le tort de n'avoir pas l'accent, le battement de cœur parisien, si je puis dire, tout en étant député de Paris. Dieu sait si je trouve la Commune une sotte et féroce chose !

Mais elle avait sa cause dans bien des injustices et, à l'heure où Paris après avoir tant espéré se retrouvait, au lendemain du siège, en communication avec la France dont le blocus l'avait séparé, à l'heure où, tout ému de revoir les absents, de revivre de la vie habituelle, de respirer et

d'agir, à cette heure de renaissance, il se heurtait à des lois d'exception, à des reproches égoïstes, à des soupçons,

à des injures, le réveil était trop douloureux, en vérité, et bien fait, hélas ! pour pousser à la colère des esprits déjà si étrangement surexcités. Paris était irrité ; il s'exacerba davantage. Et de quelles catastrophes, dont gémit encore la France, ce résultat allait être le signal 1 M.Vautrain incarna à la fois, un moment, l'esprit libéral de Paris et la protestation contre les folies de la colère. Il fut un point d'intersection où se rencontrèrent bien des sentiments divers ; il ne fut pas une personnalité souveraine. L'honnête avocat a survécu à sa renommée passagère et, chose étrange, il est moins illustre que son homonyme, inventé par Balzac, personnage de roman qui vivra toujours et qui n'a jamais vécu.

Ce sont là les seuls événements parisiens, car je n'entends en aucune sorte donner ici un écho aux tapages grossissants d'une certaine presse qui met décidément les personnalités à l'ordre du jour. C'est le résultat logique de ce besoin qu'on a de vivre en public dont je parlais tout à l'heure. Le reportage se glisse partout, et jusque dans les papiers des ancêtres ou les actes de naissance.

— M. un tel?. Il ne s'appelle pas un tell Il est né de tel et telle, il a eu un grand-père pendu, ou dépendu, on ne sait pas !

Et les renseignements intimes succèdent aux révélations singulières. Le public lit en ricanant et personne n'y gagne en considération, le journalisme moins que personne.

Mais, fort heureusement, il y a fagots et fagots. La fable du Papillon et du Grillon n'en a pas moins sa morale : Pour vivre heureux, vivons caché !

Soit. Mais est-ce bien possible? Y a-t-il des retraites encore, des oasis et des coins d'ombre dans la vie moderne ?

Je vois, annoncé parmi les livres du jour de l'an, le volume d'un poète, M. André Lemoyne, Une idylle normande. Il y a peut-être des idylles encore en Normandie, sous les pommiers aux blanches fleurs. Y en a-t-il à Paris ? C'est plus douteux. Et cependant on m'a conté l'histoire d'un jeune

gommeux lassé et blasé qui, sur le point d'épouser une héritière pour son argent, a épousé, pour S'B. beauté, la petite fleuriste chez laquelle il achetait des roses blanches destinées à sa fiancée, qui, de la sorte, n'est point devenue sa femme. Voilà une idylle I Cela fait songer à la page de morale de Saint-Marc Girardin assurant aux étudiants de son temps qu'il y a encore « de l'idylle » en ce monde et que Frédéric Soulié, le chirurgien dont parlait Plouvier, était aussi un poète, lorsqu'il écrivait le Lion amoureux : « Vous vivez, disait Saint-Marc Girardin aux sceptiques de son temps, dans un monde frivole et libertin ; vous vous vantez de ne point croire à L'amour et de ne croire qu'au plaisir ; vous riez quand on parle de l'honneur des femmes, et la vertu des jeunes filles n'est pour vous « quune marchandise qui n'est point encore vendue ; » vous renvoyez dédaigneusement l'idylle à l'âge d'or, l'âge introuvable, ou aux auteurs grecs et latins. Où donc y a-t-il de l'idylle ?

dites-vous d'un air railleur. Où? Dans votre cœur même, dans un coin de ce cœur que vous vous piquez d'avoir endurci contre l'amour, et qui n'a.pu tenir contre le regard d'une jeune fille. Ce qu'il y a de plus simple déconcerte ce qu'il y a de plus raffiné ; le lion devient amoureux, parce qu'une veine de l'amour ingénu s'est retrouvée vive et jaillissante encore dans cette âme que l'usage du monde et des plaisirs semblait avoir desséchée. »

C'est peut-être en lisant cette oraison que le lion d'aujourd'hui est devenu amoureux de sa fleuriste.

Mais que vais-je parler là des menus propos de la conversation courante ! Une grande préoccupation domine, à Paris, la presse ; — et c'est le besoin instinctif qu'on a de porter secours aux familles de ces morts disparus dans l'incendie de Vienne. Le Ring-Theater ! Tout ce luxe, tout cet art, devenus un monceau de cendres avec des corps carbonisé sous les décombres. Aussitôt Paris s'est ému. Il y a une solidarité touchante entre tous les peuples modernes : la solidarité de la souffrance. Le premier article du Droit des gens actuel, c'est le Droit à la pitié ! Pauvre Vienne en deuil ! Vienne avec ses valses, ses gaîtés, son

élégance, ses rires, ses séductions, ses joies, sonPrater, ses concerts, ses théâtres! Vienne en deuil, c'est une ville deux fois en deuil. Il y a des femmes dont les lèvres ne semblent faites que pour le baiser et le sourire ; il y a des villes qui ne semblent bâties que pour le plaisir. Il en est ainsi de Vienne. Et Paris valsera pour soulager Vienne qui ne valse plus !

J. M.

LU

Paris, 30 décembre.

Lettre de fin d'année. De Pierre Desgenais à Jacques Mardoche.

Nous voici donc, mon cher voisin, arrivés au bout d'une année encore. Quel âge avez-vous? Je n'en sais rien, mais nous ne devons pas nous suivre de très loin, et, tout à l'heure, j'ai reçu un prospectus mélancolique, l'annonce de je ne sais quelle mixture à base de piiocarpine, portant un nom grec Xpiay-tz Tpixo^ueç, s'il vous plaît, et qui me fait croire, puisqu'on me l'adresse, qu'on n'ignore point, dans mon quartier, que je suis menacé de calvitie! Un an de plus, quand on peut être bombardé de prospectus aussi indiscrets, c'est en vérité quelque chose; et l'on éprouve une certaine mélancolie à voir, comme par une trappe, disparaître une année tout entière. Un an de plus, c'était si peu de chose il y a vingt ans, vous en souvenez-vous, mon cher Mardoche? Je ne vous connaissais pas alors, je ne me doutais guère que je vous adresserais, un jour, une lettre publique, en manière de Post face. Je ne savais, en fait de Mardoche qu'un Mardoche au monde, celui de Musset.

Et je m'inquiétais bien de quoi que ce fût d'ailleurs! Je faisais des vers. J'en ai plein des tiroirs, je puis bien vous confier ce secret, mon cher voisin, puisque ces chansons d'autrefois personne ne les verra jamais, pas même vous.

Une année de plus! Dansles vieilles revues de fin d'année, on voyait quelque belle fille, portant, en guise de cou-

ronne, un millésime étincelant, sortir tout à coup du plancher ouvert et chanter gaiement, après la disparition de quelque vieille figurante qui personnifiait l'année défunte : Saluez, je suis l'an nouveau!

Saluez, je suis la jeunesse !

Ils se ressemblaient tous, ces couplets, et tous nous faisaient plaisir, surtout si l'actrice était jolie. Aujourd'hui, je ne les entends plus sans une certaine mélancolie, car, si mon crâne a besoin de Krisma Trikofués, on n'en joue pas moins toujours des revues où de belles filles représentent toujours l'année nouvelle et raillent l'année qui s'en va.

Et vous êtes assez philosophe, mon cher voisin, pour savoir qu'il en sera éternellement ainsi, tant que le monde sera monde. On joue toujours des revues et j'aime à les voir jouer, quoiqu'elles m'attristent aujourd'hui au lieu de m'égayer, comme jadis. Je regarde moins l'année nouvelle, fraîche, gaie, décolletée, démaillotée, que la pauvre vieille année qu'on bafoue et qui s'en va, cahin caha, en toussant.

J'aime toujours celles qui ont des sourires, mais je plains déjà celles qui ont des asthmes, Je vieillis, ami Mardoche, voilà tout ce que cela prouve. Hélas! oui, je vieillis. Et vous?

Une de ces revues d'à présent, qui jettent sur l'an 1881 (requiescat 1) les pelletées de rire de leurs gaietés, s'appelle Point de Repaire. On la joue et on la chante dans un petit café-concert de la rue du Chàteau-d'Eau, l'ancienne rue Neuve-Saint-Jean où l'on me montrait, à moi, vieux Parisien, la maison qu'habitait le bourreau. Point de Repaire est un des succès de nos faubourgs. Il faut bien railler quelqu'un ; on raille les opportunistes, qui ne s'en portent pas plus mal. Ce mot de repaire revient d'ailleurs dans presque tous les rondeaux de ces revues de petits théàtricules. C'est le mot de l'année. Il y a peut-être de l'opportunisme-vaudevilliste à le chansonner, mais il y avait du courage à le jeter où il a été lancé, ceci soit dit en manièrede simple réflexion, très détachée des batailles

de la politique. N'est-ce pas votre avis, à vous aussi, Mardoche?

Mettez donc en rondeaux l'année 1881, ô rimeurs de revues annuelles, et faites-la reconduire par vos couplets de facture comme Molière fait donner la chasse à Pourceaugnac par ses matassins! Elle n'a plus ni bien ni mal à faire.

Elle agonise. J'ai rencontré de ces vieilles près de leur fin, à Londres, dans le brouillard, en pleine rue. Et, regardant ces haillons: « Ça a pourtant été une femme!» me disais-je.

Et ça a cependant été une année! Maintenant plus rien, un souffle. A 1882! A une autre !

Oui, c'est moi qui suis l'an nouveau!

Saluez, je suis la jeunesse!

Et les mêmes couplets seront fredonnés l'an prochain, et les mêmes oripeaux couvriront une année nouvelle. Je deviens un peu triste, Mardoche, à toujours décrocher le calendrier à la même date, à le remplacer toujours par un nouveau morceau de carton contenant, avec le même nombre de jours, la même somme d'espérances et de désillusions. Ça m'amusait autrefois, ce calendrier qui faisait rire Musette. Maintenant, ça me fatigue. Je passerais volontiers la main, comme on dit au baccara. La vie est une partie de cartes qui ne m'intéresse plus au même degré qu'autrefois. J'y ai vu la chance aller à de si grands imbéciles, et tant de niais faire (ou se faire) charlemagne! Sans compter les cartes biseautées et les dés pipés, n'est-ilpoint vrai, mon voisin? Allons, je ne broie pas du noir, mais je broie du gris, absolument, par ce jaune brouillard de décembre. Est-ce donc pour vous attrister que je vous écris, mon cher Mardoche? Non, mais remarquez bien que tous les gens qui écrivent quoi que ce soit à leurs intimes se plaignent toujours. Un recueil choisi de correspondances célèbres ne serait, par exemple, qu'une longue suite de confidences médicales. Michel de Montaigne passe son temps, dans son Voyage en Italie, qui est, en somme, une sorte de correspondance avec lui-même, à se plaindre de sa gravelle.

Rousseau, Voltaire, dans leurs lettres, informent pieusement leurs correspondants des moindres accidents de leur propre santé. Les volumes de Doudan sont pleins de détails médicaux et les opérations que subit Sainte-Beuve se traduisent par des confidences chirurgicales. Il n'y a guère que notre pauvre Musset — notre parrain, mon cher Mardoche — qui ne se plaigne que de ses peines de cœur. Mais au moins, lorsqu'il écrit à la princesse tde Belgiojoso ou à madame Jaubert, ne s'agit-il point de migraine. Les lettres de Victor Hugo auront cela de bon qu'il n'y est nullement question de sa santé, ce chêne humain s'étant toujours vigoureusement porté.

Vous avez lu Mérimée, sans nul doute, et vous avez, comme tout le monde, remarqué que dans ses lettres à sir Panizzi les indispositions qui l'accablent tiennent toujours une large place. C'est le lot éternel de tous les écriveurs de lettres. Quand Mérimée ne parle pas de l'acide phénique qu'il prend contre ses rhumes ou du chloral qu'il essaye contre ses insomnies, il s'occupe du vin de Porto qu'il boira ou des primeurs qui le mettent en goût. On m'a montré des lettres inédites de lui qui sont, en ce sens, caractéristiques. De Cannes, le samedi 13 février 1861, Mérimée, fort occupé de calissons d'Aix, écrit à un ami : « Les calissons sont partis cette nuit pour Londres. Madame Libri m'a recommandé de n'en pas payer le port d'avance pour qu'ils arrivent plus sûrement. Ce n'est pas ma faute si je vous les envoie si tard. Rien ne se fait à Cannes .comme dans d'autres pays. On promet pour le lundi et on est bien heureux quand la promesse s'accomplit le vendredi ; c'est ce qui est arrivé pour les calissons. Je les ai fait emballer par le confiseur en personne pour qu'ils souffrent moins pendantle trajetqu'ils ont à faire. Ils vont parle train express, et j'espère que vous les recevrez presque en même temps que cette lettre. En cas de retard, vous les feriez réclamera l'administration des Messageries impériales. Je crois qu'elle a un bureau dans Regent street. »

Il s'agirait du départ d'un enfant chéri que Mérimée ne serait pas plus inquiet. Il ne faut pas que les calissons souf-

frentIQuel père que ce sénateur pour les calissons d'Aix! Il n'est pas moins tendre et dévoué aux petits pois. — Il écrit à ce même ami, à la date du 29 février : « La question danoise n'a pas occasionné une correspondance plus active que la question des pois dont vous m'avez chargé. L'hiver qui a été rigoureux même ici, car nous avons eu trois jours de gelée, a fait grand tort à nos primeurs et les pois qui étaient en fleurs sont en compote à présent. J'ai écrit à des amis de Marseille ; leurs légumes n'ont pas été mieux traités. Ils me disent qu'il leur vient quelquefois des pois d'Algérie, mais que cette année l'Algérie a eu aussi mauvais temps que nous, de plus que les pois y étaient toujours horriblement durs, enfin qu'il était ordinaire quand on faisait quelque festin de faire venir les primeurs de Paris. Je suppose que vous n'aimeriez pas les pois conservés. Il y a un homme à Paris qui fait des conserves excellentes, et à mon retour, rien de plus facile que de vous en procurer. Cela s'expédie par tout le monde dans des boîtes de fer-blanc. Nous en avons mangé hier à Cannes chez un de nos amis, vraiment fort bons. Réfléchissez et décidez. »

J'avoue, mon cher Mardoche, que j'envie et envierai toujours le calme de ces hommes qui s'inquiètent plus des petits pois d'Algérie que de la question du Schleswig-Holstein et qui, lorsqu'on bombarde Diippel, se demandent si, par malheur, les primeurs ne vont pas manquer. Ils sont heureux, ces sceptiques! Ils n'ont pas, comme vous et moi, ces énervements et ces amertumes qui nous mettent trop souvent la bile en mouvement. Je parle pour moi, du moins, votre santé personnelle ne me regardant point.

Ce qui me regarde, c'est cette collaboration coude à coude qui date de près de deux années déjà et qui nous permet, comme l'an dernier, d'envoyer nos Lettres à l'éditeur. M. Dentu, qui tient à les baptiser les Parisiennes, les fera coudre par ses brocheurs et le fil de la reliure donnera encore une fois l'aspect d'un volume à ces feuillets jetés au vent.

Jetés au vent? Non, mais mis à la poste pour parler

plus vrai. Lettres écrites de Paris et adressées à Paris, notes quotidiennes de deux observateurs qui ont leurs défauts sans nul doute, mais qui sont du moins, — je parle pour moi, mon cher Mardoche, et pour vous aussi, je me hâte de le dire, — des honnêtes gens. Ni vous ni moi n'avpns vu arriver un nouveau venu sans lui souhaiter le bonjour ni partir un brave homme sans lui donner le salut d'adieu.

Cette fois, c'est Eugène Giraud qui part avec l'année moribonde, et j'ai bien peur que M. Charles Blanc, le critique éminent, ne voie point se lever le pâle soleil du ir janvier.

Eugène Giraud! Un grand bel homme, à la moustache retroussée, la barbe d'un reître, l'attitude d'un mousquetaire, un vrai type d'artiste du temps passé ! Beaucoup de talent. Aujourd'hui ses gitanas verdàtres, aux grands yeux de velours soulignés d'une touche de bistre, nous semblent, avec leurs jupes de satin jaune ou rose, des Espagnoles de romances. Regnault et Clairin nous ont torché une tout autre Espagne. Mais elles ne nous en ont pas moins semblé jadis bien séduisantes, les Castillanes et Andalouses de Giraud.

Ses majos et les majas charmèrent leur temps, comme aussi les pimpants gardes françaises. Il avait passé de mode, Giraud. Attendons les modistes d'aujourd'hui en peinture; dans quelques années nous verrons ce qu'ils sont devenus, ô Mardoche, mon ami. si nous vivons.

Giraud etDesbarrolles ! Desbarrolles et Giraud ! Le voyage en Espagne de Dumas, avec Dumas fils et Maquet dans la caravane! De Paris à Cadix, comme disait le titre du volume. C'est toute une épopée heureuse, gaie, amusante, gauloise! On chasse, on rit, on s'amuse, on fait des mots, on rencontre des brigands, on fait danser les manolas, on envoie un verre d'eau au Manzanarès, on chante des séguédilles au grelot des mules. On porte des costumes andalous.

On est heureux! On est jeune! Vrai Dieu, comme ces gens d'autrefois s'amusaient! Nous sommes plus mornes aujourd'hui! L'affreuse question d'argent nous mord aux entrailles comme le classique renard du jeune Spartiate dont on nous a tant rabâché l'histoire. Et nous n'avons rien des

Spartiates, nous qui laissons courir le bruit que nous avons quelque chose des Athéniens.

A ces escapades espagnoles, à ces aventures pyrénéennes, à ces gaietés de la Sierra-Morena et à ces souvenirs des rues de Grenade, devaient d'ailleurs, pour Eugène Giraud, succéder, après bien des journées heureuses, bien des épreuves. Son fils, ce grand beau garçon de Victor Giraud qui, en peignant le Retour du Mari, avait inventé le roman du Directoire avant la Fille de madame Angot, les Merveilleuses et les Muscadlns, Victor Giraud — Toto, disaient en riant de sa belle tête crespelée ses camarades d'atelier — devait disparaître après le siège en février 1871. Le père et le fils vivaient en camarades, s'aimant beaucoup. Deux frères, un aîné et un cadet. Depuis, Eugène Giraud avait vécu comme flotte un navire désemparé. Il n'exposait presque plus.

On m'a conté que Victor Giraud avait pris la pleurésie qui l'emporta en passant la nuit sur le balcon d'une dame qui ne tenait pas à ce qu'on trouvât le peintre dans son logis. C'est une comédienne qui m'a affirmé le fait, mais on a toujours la manie de tout dramatiser, dès qu'on touche au théâtre !Ce qui est certain, c'est que le peintre de ce Marchand d'esclaves, qu'on voit au Luxembourg et où Victor Giraud s'est peint lui-même, et avec lui la comédienne dont je parle, fut emporté brutalement, et Eugène Giraud, qui meurt aujourd'hui, ne s'en consola jamais.

Mais laissons là ces souvenirs, ami Mardoche. Dans quelques heures, le dernier coup de minuit de 1881 en emportera bien d'autres dans la fosse aux oublis.

Il est même possible que l'an 1882 emporte une vieille institution qui eut sa gloire, l'École de Rome. On fait contre elle une campagne. On la bombarde, elle aussi. Je ne suis pas un amateur forcené de l'art classique. L'enseignement officiel n'a jamais produit un homme de génie et on n'élève ni les lions ni les aigles au biberon. Mais j'aimais assez ce coin de Rome où l'on retrouvait Paris et, avec Paris, la France ! Il y a bien des lézardes au monument, oui, sans doute, mais c'est encore un monument.

L'art, la poésie, la musique y ont trouvé un asile. C'est une vieille maison nationale.

L'Allemagne ne manquera pas d'avoir son Ecole de Rome lorsque nous aurons démoli la nôtre.

On n'apprend pas à être un grand peintre ou un grand musicien à la Villa Médicis, eh! parbleu, non, mais on y peut rêver à l'aise, faire des projets et des songes. Gounod a défendu la vieille maison. Il l'a fait avec talent. Le passé n'est pas toujours à jeter à l'eau avec une -pierre au cou, n'est-ce pas, Mardoche ?

Mais ne pensons plus au passé. Songeons à demain.

Go ahead! comme disent les Américains. C'est le seul prétexte qu'on ait pour vivre : — Marcher, agir! Et continuons à étudier le temps qu'il fait, en le prenant philosophiquement comme il est, mais en le jugeant aussi comme il le mérite. Et, ce volume fraternel où vous mettez vos impressions courantes — ou cursives — et moi les miennes, appelons-le, mon camarade, les Parisiennes, puisque notre éditeur le veut, et prenez comme une Préface, cette lettre à vous, mon cher Mardoche, ces confidences de voisin à voisin et ces doléances de misanthrope à satirique. Bonjour et bon an!

Et, là-dessus, je vous salue comme je saluerais nos lecteurs.

P. D.

FIN

TABLE

L — L'an nouveau. — A. Blanqui. — La vérité sur ses funéraitles. La Minerve de Phidias. — Les Grecs. — Un panorama.. 1 II. — Élections partout. — Peintres, conseillers municipaux, professeurs au Collège de France — Jack. — Victor Hugo sur la scèue. — Une revue à Asnières. — Un financier 9 III. - George Sand, Sarah Bernhardt, Marie Colombier et qllilJllsdam aliis 17

IV. — A propos de Sana. — La fille. — Le roman et la vie. Blanche d'Antigny et Anna Coupeau. 25 V. - Le Monde et l'auteur du Demi-Monde 3 3

VI. — Plus de divorce ! — Le Droit des femmes et le Droit des eiifants. — La tribune des femmes. — VŒuvre de mademoiselle

Elluini. — Les marins. — La princesse de la Moskowa. — Le sculpteur Gatteaux. 41 VII. — M. Ménier et M. Double. — Deux collectionneurs. — Charlemagnc et M. Lucien Double. — Le procès de Bordeaux. — La fête de Victor Hugo. - Vieux et nouveaux amis. 48 VIII. - Voltaire et Victor Hugo. 5G IX. — La fête d'un poète, la mort d'un ministre et les débris d'une maison 64 X. Un incendie. - Les Aquarellistes 71 XI. - Souvenirs du 18 Mars. — Lithographies inédites de Gill. 79 XII. - La manie de la noblesse et des Italiens. — A propos d'Hector Berlioz. 87 XIII. — Gounod et Meyerbeer.— Pierrot et Jules Janin. — Scaramouche et Deburau. — Un poète qu'on dépouille 95 XIV. Les Kroumirs..— Mort de Jules Favre. — Un livre de M. Jules Simon. 103

XV. — Les comédiens en vacances. — Comment on écoute un opéra.

— Longchamps autrefois et aujourd'hui 111 XVI. — L'auteur du Monde où l'on s'ennuie. — M. Disraeli. — Phrjiné. — Les courtisanes de Lucien et les Parisiennes de Meilhac. 119 XVII. Ilavel et M. Emile de Girardin.. 127

XVIII. - A propos d'une publication nouvelle sur M. de Talleyrand. 135

XIX. — Jules Lafrance, le sculpteur. — Le Christ de Munkaczy. 143 XX. — Philosophie du scrutin de liste. — La statue de le Monde où l'on s'ennnie. — Musset. — M. de Tocqueville. — Le retour de Sarali Bernhard t. 152 XXI. — Un dictionnaire. Les Banalités. — Un livre posthume du poète Autran. Encore le scrutin de liste. 160 XXII. — Mort de Littré. —Un grand travailleur. — Les coins de Par~,parM.LéonChapron. : 168

XXIII. — Feu le scrutin de liste. — Une statue à Victor Hugo. — La statue de Voltaire vivant 176 XXIV. — Paris l'été. — Tarte à la crème! — Un procès à propos d'un nom. — Monsieur le ministre. — Le propriétaire de Ponson du Terrail. — M. Emile Augier et M. Féline. — La Fausta ou la Faustin. Echo des dernières fêtes. , 184

XXV. — Paris à la campagne. — Les statues. — Les Mexicains.

Un discours de M. Edouard Lockroy. 192 XXYJ. — Une comète. — La science et les lettres. — M. Renan et M. Berthelot. M. Dufaure. Un vaincu : J.-M. Cournier 200 XXVII. — Les prix académiques. — M. Nisard. — M. Paul Déroulède. — Béranger 208 XXVIII. — De la pluie, du beau temps, de la campagne et de la Bastille. 216 XXIX. — Les Semaines de deux Parisiens. 224

XXX. — Les concours du Conservatoire, étude d'après nature.

Paul de Saint-Victor 232 XXXI. — M. Got décoré. — Souvenirs de la Commune. — Le musicien Cabaner. — La fin d'un excentrique. 240 XXXII. — L'exposition d'électricité. — M. Edison. — Professions de foi.,. 248

XXXIII. — Hogarth et les élections. — Voyage d'un Persan en France. — La politesse française. - Candidats! Candidats! Tous Candidats !. 256 XXXIV. — Mon candidat 264

XXXV. — Les Commandements du Chasseur. — Les Quarante de l'Académie féminine. 271 XXXVI. — Lettres et livres lus un jour de pluie. — Le Plan d'Hélène de M. A. Racot. —Un récit de M. Desmaze. — Lettre d'une femme à M. Alexandre Dumas fils. — A Yvonne!. 279 XXXVII. — La rentrée. — Une idée originale. — Comment on se fait un album. Un album d'autrefois. — Pensées diverses 288

XXXVIII. — La Chasse. — Souvenirs d'enfance. — M. Thiers chasseur. — Le garde chasse de M. Casimir Périer. — Tunis.

Malletille et M. Eugène Delattre. — Madame Delilles du PalaisRoyal. — Madame Capitaine. , 296 XXXIX. — Un vieil acteur. — Williams. — Souvenirs de Lebel roi de féerie. — Autrefois et aujourd'hui. — Le théâtre au temps jadis., 304 XL. — A la campagne. — Les théâtres : l'Œil crevé et les Premières armes de Richelieu. — Indiana, de George Sand, jugée par Félix Pyat 312 XLI. — Le Grand Ministère. — Une lettre de femme à propos de la Princesse de Bagdad. — M. Émile Villemot et M. Armand Sylvestre. — L'Album d'un moine 320 XLII. — La semaine d'un Parisien. 328 XLIII. — Les journaux nouveaux. — M. de Montlosier et M. Bardoux. — Randane et Paris. — Étoffes et figures de cire.. 336 XLIV. — Une soirée dans la salle du Téléphone. 344 XLV. — Les Lettres de Benjamin Constant à madame Récamier.

M. Tirard et la charcuterie. — Une vieille pièce toujours nouv elle : Changement de ministère. —Ce qu'est devenu l'Apothéose de M. Thiers 351

XLVI. — Odette et mademoiselle Valtesse. — L'Album de M. Lelio Neve 359

XLVII. — Les Panoramas. - Amédée Le Faure et madame de Nerville. — Livres à lire : M. Saint-Juirs, M. Louis Dépret et M. Pierre Yéron. 365 XLVIII. — Les autographes d'Alfred de Musset et la mort de madame Paul de Musset. 372

XLIX. — La chanson à la mode : Tant mieux pour elle, tant pis pour nous! — Les poésies de M. Rochard 381 L. — Une fête populaire à Paris. — La poésie naturaliste : Odette et la Fiammina 388

LI. — Le luxe et la vie parisienne. — Ce qu'on dépensait autrefois. — Un beau mariage. — M. Vautrain. — La catastrophe du Ring-Teater. 397 LI1. — Lettre de fin d'année. De Pierre Desgenais à Jacques Mardoche 405

FIN DE LA TABLE

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ImMTSJSZ. 2 Le V dJ Roi! ! ! ! ! ! I La Sultane parisienne. 3 ti^nolles 1 TONY RÉVILLON cF. mDU np»* 2 L'Xnt dês'âût^::: 2 L^° -r■ -'■ ;■'-■ } Les Er fXBOISVDGipaBbElV e.. 2 DOiSOnneuse ■ 1 F. DU BOISGOBET 2 Les Amours «l'une Em- MARIUS ROUX' -on~use 1 E u g é n ie l'Amour. 1 L'a flaire Matapan M d" r/nu'cno Eugénie l'Amour. i L'Epingle rose. 3 Les Crimes l'Amour. 1 La Proie et l'Ombre 1 GONTRAN BORjfS 2 Un Chevalier de Sacris- ÉNIILE RICHEBOURG 2 Le Cousin du Diable. 2 iie. 1 Andréa la Charmeuse.. t Deux Mères 2 Le Beau Roland. 2 Le3 viVrges Russes! ! !! 1 Deu* Mères 2 ALEXIS BOUVIER ., ALEXIS BOUV.IER EMMANUEL GOr¡ZALÈs LIdlOte. 3 Le .lub des Coqum. 1 L S. t d D. bl 1 PAUL SAUNIÈRE a cEnDnOiUiAAoRn D rCAunDnOi L 1 La Servante du Diable. 1 La Meunière de Moulin tJ EDOUARD CADOL La Vierge de l'Opéra. 1 La Meunière de Mot.lin îtajiivïtoiâ::::: ■ .««BiMEga»'. »

2 CHAMPFLEURY UHomme aux deux Madame Ra t1 CHAMPFLEURY omme aux eux N SCHOLL reau 1 CONSTANT GUÉROULT Fl, eurs d'Adultéré. 1 La petite Rosé.::::. 1 L'Héritage tragique. 2 Les Amours de cinq MiLa peite Rose. l erltage tragllue. 2 L nutes. 1 N'oublie pas ton Para- Les Tragédies u Ma- A. SIRVEN ET LE VERDIER 1 rriiaa~~e 2 La SIRVEN ET LE 1 C. DERANS ° ROBERT HÂLT La Fille de Nana. 1 A.A Peau du Mort. 1 Le Dieu Octave. 1 LÉOPOLD STAPLEAUX Le Baron Jean 2 Brave Garçon. 2 Les Compagnons da ARSÈNE HOUSSAYE CH. JOLIET lve'j: IV" L'Eventail brisé 2 Roche-d'Or 1 „ Boul,evardiers et bel,l,e» Les Princesses de la Vipère. 1 Petites. 1 Ruine 1 ARMAND LAPOINTE PIERRE VÉRON EUGÈNE CHAVETTE Les sept Hommes rouges l Le nouvel Art d aimer. 1 Aimé de son Concierge. 1 Reine Coquette 1 LesMangeusesd'honime 1 Le Comte Omnibus. 2 JULES LERMINA VICTOR TISSOT ET AMERO Le Roi des Limiers. 1 Les Mille et une Femmes 2 La Comtesse de Mon» JULES-CLARETIE La Criminelle. 1 tretout. 1 La Maltresse 1 M. DE LESCURE Aventures de trois FuLes Amours d'un Interne 1 La Dragonne 1 gitifs. 1 Monsieur le Ministre. 1 Mademoiselle de Ca- PIERRE ZACCONE ERNEST DAUDET gliostro. 1 La Vertu de CharbonLa Petite Sœur 1 LE PRINCE LUB0MIR5KI nette. 1 Le Lendemain du 1 LE PRINCE LUBOMIRSKI nette

Le Lendemain du péché. 1 Par ordre de l'Empereur 2 Maman Rocambole 1 L'Aventure de Jeanne.. 1 Les Viveurs d'hier. 1 Le Fer rouge. 1 Paris — NoiziiTTiî

Les parisiennes / par Mardoche et Desgenais (2024)

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